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Le poteau Bisj, maintien de l’équilibre du groupe

        Si vous avez déjà eu l’occasion de fréquenter la section Océanie des collections du musée du Quai Branly-Jacques Chirac, vous avez certainement levé la tête vers ces poteaux se distinguant par leur grande taille, qui vous surplombent sculptés de nombreux motifs relativement « abstraits » pour l’œil européen. Ces objets, produits par le peuple Asmat vivant dans la partie sud de la Papouasie Occidentale, sur l’île de Nouvelle-Guinée, vous ont peut-être même impressionné, peut-être vous êtes-vous interrogé sur les moyens utilisés pour produire des œuvres d’une taille pareille ? Sur ce à quoi pouvaient renvoyer ces motifs ? Mais vous êtes-vous demandé la fonction que pouvaient avoir ces objets dans la société les ayant produits ?

Carte Asmat

Carte de la région Asmat, Nouvelle-Guinée. © CASOAR

        Pour comprendre l’objet dans sa totalité, il ne faut pas omettre le fait que celui-ci fut « utilisé » dans un contexte rituel, avant d’être admiré par vous au sein du musée. Ceci est d’autant plus vrai concernant le poteau bisj, qui n’est pas un objet réalisé pour être pérenne. Avant d’être collecté par les Européens, il était destiné à être rapporté dans la mangrove après la cérémonie et à y pourrir. Sa présence devant la maison des hommes1 évoquait au village Asmat ses défunts récents, et la nécessité de les venger par des chasses aux têtes. Ces assauts étaient menés dans les villages ennemis afin de préserver un équilibre dans la communauté.

           Mais pour comprendre tout ceci depuis notre musée, il faut dans un premier temps se pencher sur les conceptions du décès et du défunt chez les Asmat, ainsi que sur le cycle de vie dans lequel elles s’inscrivent. Intéressons-nous donc à quelques principes cosmogoniques.

Les défunts et la chasse aux têtes

          D’après les mythes, le Safan, le monde des ancêtres, se trouverait loin du monde des humains, quelque part vers l’est. C’est là que les âmes des défunts trouvent la paix. Cependant, entre le Safan et le monde des hommes se trouve un domaine intermédiaire où les âmes de membres du village récemment décédés errent et ne peuvent trouver le repos. Ces âmes errantes peuvent venir causer des ennuis aux vivants tant qu’elles ne seront pas passées dans le Safan, et donc troubler l’équilibre du groupe.

           La chasse aux têtes est un élément de la vie Asmat dont la pratique est primordiale pour garder cet équilibre. En effet, celle-ci permet de restaurer l’harmonie qui a été perturbée par le décès, et d’assurer fertilité et sécurité au groupe. Ce qu’il faut comprendre ici, pour saisir l’importance du poteau bisj, est que pour les Asmat, la mort n’arrive jamais de façon naturelle. Elle est soit due à un acte violent et meurtrier, soit à une magie lancée par un ennemi. Le seul moyen de restaurer l’équilibre est une expédition de chasse aux têtes afin de venger la personne tuée. C’est dans cette notion de restitution d’un ordre social que se place la finalité des poteaux bisj.

            Un autre aspect de la pensée Asmat, qui peut nous intéresser présentement réside dans les capacités et les pouvoirs que ce peuple prête à certaines espèces animales et végétales qui l’entourent. Des animaux comme le calao, le cacatoès noir et le couscous sont considérés comme des symboles de la chasse aux têtes, car ils mangent les fruits de l’arbre, comme le guerrier s’empare de la tête de son ennemi. Ce sont parfois ces animaux que l’on retrouve dans les motifs curvilignes du bisj, difficiles à identifier pour un œil non initié. Leur présence sculptée sur l’objet prend tout son sens dès lors que nous connaissons leur lien, ainsi que celui des bisj, à la chasse aux têtes.

Le poteau Bisj, incitation à venger ses morts, invitation à se rendre dans le Safan

            Lorsqu’on constate que la force de vie de la communauté a baissé à cause de trop nombreux décès, il est temps de réaliser des poteaux. Ceux-ci sont fait à partir d’un tronc et d’une racine aérienne d’un palmier sagoutier. Lorsque la sculpture est érigée, l’arbre est planté à l’envers dans le sol, la racine aérienne se trouve donc au sommet. Durant plusieurs étapes de la réalisation dont certaines sont tenues secrètes à l’intérieur d’un enclos, des hommes récitent le nom de leurs victimes de chasse aux têtes. Beaucoup d’autres éléments de la réalisation du poteau se rapportent à cette pratique : on coupe l’arbre, comme si l’on décapitait son ennemi. Lorsqu’on dépouille l’arbre de son écorce, une sorte de sève rouge s’écoule, assimilée au sang versé lors d’une chasse aux têtes. Les arbres sont ensuite sculptés par des spécialistes2, et la racine aérienne est transformée en un ajour de motifs. Elle est alors appelée tsjemen, le pénis de la statue ; pour les Asmat une forte concentration de force de vie est contenue dans les parties saillantes du corps3. Le parallèle réalisé entre l’homme et l’arbre est récurrent dans la culture Asmat : dans l’un des mythes de création, un héros fondateur donne vie à l’Homme à partir du bois sculpté de l’arbre.

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Because of its expansive plank roots, a framework platform was built about three-and-a-half meters above the ground so that this mangrove tree could be cut down. Brazza River, 1971 © Gunter & Ursula Konrad

         Lorsque leur réalisation est achevée, les poteaux sont placés devant la maison des hommes, parfois sur une sorte d’échafaudage, tournés en direction de la rivière, pour inciter les esprits à prendre leur départ. Ils sont alors comme la pirogue menant les esprits vers « l’autre rive », vers le Safan.

            Leur présence au sein du village rappelle le décès de personnes proches, et incite à lancer une chasse aux têtes vers un village ennemi. Lorsque le poteau est sculpté, on l’associe à l’esprit d’un défunt prestigieux4 en lui donnant son nom, afin qu’il y ait le plus de personnes possibles prêtes à le venger. Une fois la cérémonie terminée, les poteaux sont ramenés dans la mangrove, ils vont y pourrir et permettre la fertilité, puisqu’ils transmettent leur force de vie aux sagoutiers, source d’alimentation principale.

            Ainsi, pour les Asmat, vivre et tuer sont deux éléments inséparables, qui participent d’un principe commun, et remontent aux temps mythiques. En effet, comme l’ancêtre mythique doit tuer l’arbre pour donner vie à l’homme, l’homme, parce qu’il a besoin de se nourrir, et de maintenir la force de son village, doit détruire une vie. On a donc besoin de ré-acter cette histoire de création afin de perpétuer la force de vie de la communauté5. Le poteau bisj, en incitant à venger le défunt qu’il représente, invite les membres du village à participer à la restauration de l’équilibre du groupe. Outre sa qualité esthétique évidente, cet objet nous donne une ouverture vers la pensée Asmat. Il ne prend toute son ampleur que si l’on s’attarde sur les motivations et les étapes de la création de telles sculptures.

Margaux Chataigner

Image à la une : Bisj Poles, Buepis village, Fajit River, Casuatina Coast © Tobias Schneebaum

1 La maison des hommes (Yeu chez les Asmat), est un lieu de réunion pour les hommes initiés, où l’on se prépare aux évènements importants, où ont lieu certains enseignements initiatiques, et où sont parfois gardés les objets rituels. On la retrouve fréquemment dans le monde Océanien.

2 Les bisj sont sculptés par des spécialistes, appelés Wow-Ipits. Ces personnes occupent une place particulière dans la fabrication des objets. Adrian Gerbrands (1967) s’est intéressé à huit d’entre eux.

3 ZEE, P. (van der), 1996. Etsjopok, avenging the ancestors : the bisj poles of the Asmat and a proposal for a morphological method. Gent, Belgique, SEA, Department ethnic art, p 22.

4 Par « prestigieux », nous entendons ici un défunt qui eut beaucoup de relations, de contacts, de personnes lui étant redevables, et donc qui porte une grande force de vie qui pourra être réinstaurée dans la société.

5 KONRAD, G., KONRAD, U., 1996. Asmat : Myth and ritual the inspiration of art. Venezia, Erizzo.

Bibliographie :

  • GERBRANDS, A., 1967. Wow-Ipits, eight Asmat woodcarvers of New Guinea. The Hague, Mouton.
  • KONRAD, G., KONRAD U., 1996. Asmat : Myth and ritual the inspiration of art. Venezia, Erizzo.
  • KONRAD, G., KONRAD, U., SOWADA, A., 2002. Asmat : perception of life in art the collection of the Asmat Museum of Culture and Progress. Mönchengladbach, B. Kühlen.
  • PELTIER P., MORIN, F., 2006. Ombres de Nouvelle-Guinée : Arts de la grande île d’Océanie dans les collections Barbier-Mueller. Paris Genève, Somogy éd. d’art et Musée Barbier-Mueller.
  • SMIDT, D., with contribution by GERBRANDS, A., ZEGWAARD, G., KONRAD, G., KONRAD, U. [et al.], 1993. Asmat Art. New York et Leiden, G. Braziller et Rijksmuseum voor Volkenkunde.
  • ZEE, P. (van der), 1996. Etsjopok, avenging the ancestors : the bisj poles of the Asmat and a proposal for a morphological method. Gent, Belgium, SEA, Department ethnic art.

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