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Une excursion atypique : le Muséum Emmanuel Liais de Cherbourg-en-Cotentin

      Cette semaine, CASOAR vous emmène sur les côtes normandes à la découverte de la collection océanienne du Muséum d’Histoire naturelle, d’archéologie et d’ethnologie Emmanuel Liais de Cherbourg-en-Cotentin1, ville portuaire située tout au nord de la presqu’île bas-normande. Cette position stratégique sur la mer de la Manche lui a permis de jouer un rôle important au fil de l’histoire maritime militaire, commerciale et coloniale française. Si c’est, dans un premier temps, un port fortifié au sein des relations conflictuelles avec l’Angleterre, la ville va s’ouvrir sur le monde à partir du XIXè siècle en devenant un point de départ pour l’Amérique et les colonies françaises, notamment pour les garnisons de troupes coloniales qu’elle abrite. C’est dans cette caractéristique qu’il faut voir l’une des principales voies d’enrichissement du Muséum, grâce aux dons de souvenirs rapportés par les marins, voyageurs ou encore administrateurs coloniaux.
Mais son histoire commence véritablement avec l’achat par la ville en 1831 de la collection d’Henri Duchevreuil, magistrat d’Equeurdreville et passionné d’antiquités, de numismatique, d’ouvrages rares et de spécimens naturels, collectionnant dans une logique typique des cabinets de curiosités. L’ouverture de ce premier musée, situé dans une salle de la mairie, a lieu en 1832. Il est enrichi tout au long du XIXè siècle par quelques découvertes archéologiques régionales et différents donateurs parmi lesquels on peut citer la famille Troude pour la collection égyptienne et Eugène-Auguste d’Aboville pour la collection chinoise et le boomerang australien. Mais pour ce qui est de la collection océanienne, il faut attendre 1885 et l’arrivée d’un personnage clé, Henri Jouan, pour qu’elle se développe dans des proportions significatives.

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Vue du bâtiment de la Société des Sciences au sein du parc Emmanuel Liais, Cherbourg.

    Henri Jouan2 est d’abord officier de marine. Sa carrière l’a conduit dans tous les arsenaux de France mais surtout sur toutes les mers et océans du globe, dont le Pacifique. Il est lieutenant de vaisseau dès 1847, puis embarque le 14 décembre 1851 à Cherbourg sur l’Artémise pour un voyage de six ans en Océanie au cours duquel il est commandant particulier à la charge des Marquises (entre avril 1855 et novembre 1856). Après quelques années en France, il va repartir dans les Mers du Sud entre 1860 et 1863 aux commandes de La Bonite. Il y fait notamment du transport de troupes en Nouvelle-Calédonie/Kanaky dans le cadre d’expéditions punitives de représailles kanak envers la colonisation foncière forcée. Figure intellectuelle importante de la ville, membre de plusieurs sociétés scientifiques et auteur de quelques 163 publications diverses, il accepte à sa retraite en 1885 de prendre la direction du Muséum de Cherbourg, qu’il enrichit de ses collections personnelles. Il va alors organiser le Muséum et mener une politique d’achat qui va profiter à la collection océanienne.
Après sa mort en 1910, les collections sont transférées dans l’ancienne résidence d’Emmanuel Liais, récemment léguée par ce dernier à la ville. Cette homme qui donne son nom au Muséum était un astronome aux intérêts diversifiés (géologie, botanique, …) qui fut, entre autre, directeur de l’observatoire de Rio puis maire de Cherbourg pendant deux mandats à la fin du XIXè siècle.

    Son ancienne résidence était entourée d’un beau jardin planté d’espèces variées plus ou moins exotiques (aujourd’hui devenu le parc municipal Emmanuel Liais). Il s’y trouve également une serre botanique tropicale, une tour-observatoire et le bâtiment de la Société des Sciences, reflets des centres d’intérêts de son ancien possesseur, dont le buste sculpté veille toujours sur les lieux. C’est toujours dans ce cadre charmant que se dresse la maison bourgeoise devenue Muséum. Si la signalétique ne permet pas de s’y tromper, l’édifice reste formellement lié à ses anciennes fonctions résidentielles et c’est par ce qui a sans doute été la porte de l’arrière cour que l’on pénètre dans le bâtiment. Dès le seuil franchi, le visiteur se trouve en fait déjà dans l’une des salles d’exposition qu’il lui faut traverser afin de pouvoir s’acquitter du très modeste droit d’entrée3 au comptoir d’accueil, intégré ici de façon non conventionnelle dans l’espace muséographique. Cette particularité introduit bien le « charme délicieusement suranné »4 que dégage le Muséum, le temps semble en effet figé à l’intérieur de l’édifice dont la collection se parcourt aujourd’hui selon les mêmes dispositions qu’à son ouverture, c’est-à-dire divisée en deux parties bien distinctes. Au rez-de-chaussée sont exposées les naturalia5 (c’est-à-dire les objets d’origine naturelle issus des règnes végétal, animal et géologique) tandis qu’au premier étage est présenté la collection d’artificialia (c’est-à-dire les objets fabriqués par l’Homme) qui comprend des éléments d’origines et de genres hétérogènes allant du matériel lithique préhistorique au mobilier chinois, en passant par une authentique momie égyptienne. L’étage est divisé en 6 salles où sont rassemblées les collections par origine géographique. Pour accéder à celle dédiée à l’Océanie, il faut continuer tout droit après avoir monté l’escalier de bois grinçant puis traverser la salle-couloir « Amérique », où se côtoient dans une grande promiscuité un canoë inuit et du matériel sud-américain pré-colombien. L’on débouche alors sur la collection Pacifique, présentée dans des vitrines murales sur les quatre côtés de la pièce et dans une table-vitrine au centre. A l’intérieur de celles-ci, des objets originaires des quatre coins des Mers du Sud dont voici un petit aperçu loin d’être exhaustif parmi les 198 numéros à l’inventaire6: tambour de Nouvelle-Guinée, peigne de l’Amirauté, masque ges de cérémonie malangan de Nouvelle-Irlande, crâne surmodelé et têtes de lance du Vanuatu, flèche-faîtière et masques complets Kanak, massues samoanes ou tongiennes, célèbres pagaies gravées des îles Australes, herminettes cérémonielles des Îles Cook, appui-tête des îles Fidji, bols des îles Kiribati, hameçons des Tuamotu …

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Vitrine de coquillages du muséum Emmanuel Liais, Cherbourg.
© Photographie : Morgane Martin

    Mais parmi les différentes provenances représentées, c’est l’archipel polynésien des Marquises qui occupe le devant de la scène, par la qualité des objets tout autant que par leur quantité. Car au milieu de typologies assez récurrentes dans les collections marquisiennes telles que les pédales d’échasse, les pilons, les massues ou encore les éventails se trouve une tête de cochon sculptée en lave basaltique, objet sans équivalent conservé à travers le monde. Il est issu de la collection d’Henri Jouan, c’est même lui qui le collecte en 1854 sur l’île de Nuku-Iva, plus précisément dans la baie de Taiohae, en haut de la vallée de Havao. De couleur un peu rosâtre, elle représente de façon plutôt naturaliste l’animal, avec le museau et les dents précisément détaillés. Peu de choses sont connues sur le contexte de création et d’utilisation de cet objet mais la description de sa découverte que fait Jouan dans son journal permet d’ébaucher quelques pistes de réflexion. La tête fut retrouvée dans les racines d’un grand arbre tropical, un takamata, sur lequel les marins étaient venus couper une branche pour faire des réparations sur leur bateau. Ce type d’arbre est souvent planté dans le Pacifique pour marquer la sacralité d’un lieu et, de fait, cet endroit était un ancien lieu de sépulture important pour les habitants et son sacrilège fut reproché aux marins. Associés à la tête, Jouan signale également la présence d’ossements humains et porcins ainsi que plusieurs tiki de pierre, dont au moins un est collecté et est actuellement conservé à Cherbourg. Jouan lui-même s’étonne de sa découverte et de la singularité de cet objet par rapport aux représentations anthropomorphes qui composent la majorité du corpus des sculptures sur pierre. Cette iconographie particulière reste encore énigmatique ; dans l’inventaire qu’elle fait au musée dans les années 70, Anne Lavondès propose un hypothétique rapprochement avec la légende, répandue dans tout l’archipel, du cochon mythique Makaia’anui qui traverse la mer de Hivaoa à Uapou.

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Tête de cochon en lave basaltique, Nuku Hiva, Îles Marquises,
collecté par Henri Jouan en 1854, Muséum Emmanuel Liais. © Photographie : Morgane Martin

    Ce rapide focus est un échantillon de la richesse de la collection océanienne du Museum Emmanuel Liais, qui, comme de nombreuses collections « provinciales » a été mise en valeur grâce au travail pour l’inventaire des collections océanienne en France mené d’abord par Marie-Charlotte Laroche au sein du Musée de l’Homme, puis par Anne Lavondès pour l’ORSTOM (Office de la recherche scientifique et technique outre-mer) et enfin par Sylviane Jacquemin et Roger Boulay pour le compte du Musée des Arts d’Afrique et d’Océanie de Paris et de l’Agence de Développement de la culture Kanak. Leurs investigations ont permis de redécouvrir et répertorier ces objets souffrants d’un manque de visibilité généralement dû à leur isolement dans des musées aux collections variées. Car il serait effectivement dommage de passer à côté du Muséum ; au-delà de ses intéressants objets océaniens, le parcourir en soi est une balade pittoresque à travers des collections dont la mise en scène un peu dépassée dégage une ambiance à la fois mélancolique et romanesque, où les néons blafards des vitrines cohabitent avec de chaleureuses suspensions luminaires en verre opaque, de même que l’étonnante peinture  murale  couleur  vert-d’eau  austère contraste  avec la tenture rouge satinée de la salle qui contient la momie. En espérant que cette rapide découverte ait réussi à susciter de la curiosité parmi les lecteurs, le CASOAR vous conseille définitivement de ne pas passer à Cherbourg sans y faire un tour.

Morgane Martin

Image à la une : Salle Océanie du muséum Emmanuel Liais, Cherbourg. © Photographie : Morgane Martin

Nom actuellement en vigueur depuis la fusion de Cherbourg-Octeville en janvier 2016 avec les communes d’Equeurdreville-Haineville, La Glacerie, Querqueville et Tourlaville.

Henri Jouan est né le 25 janvier 1821 à Téauville et mort le 17 juin 1907 à Cherbourg.

3 Le droit d’entrée est de 2€ en plein tarif, 1€ en tarif réduit. L’entrée est gratuite tous les mercredi.

Comme la ville le promeut elle-même sur le site www.cherbourgtourisme.com

Dont les océanistes apprécieront une roussette, quelques oiseaux de paradis et surtout un casoar.

Nombre fourni par l’annuaire des collections océaniennes en France.

Infos :

Muséum Emmanuel Liais
Rue de l’Abbaye – 50100 Cherbourg-en-Cotentin
Contact : 02 33 53 51 61 – musees@ville-cherbourg.fr

Bibliographie :

  • BOULAY, R., 2017. Cherbourg et l’au-delà des mers. Voyages dans les collections océaniennes de Muséum Emmanuel Liais. Igé : éditions de l’Étrave.

  • HAMY, E., 1887. « Les collections ethnographiques du cabinet d’histoire naturelle de Cherbourg », In Revue d’Ethnographie, vol.6, pp. 255-258.
  • JACQUEMIN, S., 1998. « L’exploration des collections d’objets d’Océanie », Lettre de l’OCIM, n°60.
  • LAROCHE, M-C., 1945. « Pour un inventaire des collections océaniennes en France»,  Journal de la Société des Océanistes, tome 1, pp. 51-57.
  • LAVONDÈS, A., 1976. « Collections polynésiennes de Musée d’Histoire naturelle de Cherbourg », Journal de la Société des Océanistes, tome 32, n°51-52, pp.185-205.
  • PAYSAN, E., 2017, « Présentation », In Cherbourg et l’au-delà des mers, pp. 3-8.
  • Annuaire des collections publiques océaniennes en France : http://www.culture.gouv.fr/documentation/joconde/fr/decouvrir/expositions/oceanie/oceanie_frames.htm

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