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De la France d’Outre-mer au quai Branly : histoire d’une collection de « Peintures des lointains »

    Pour son exposition actuelle sur la mezzanine ouest, dédiée à des présentations longues de douze à dix-huit mois sur des sujets généralement thématiques et invitant à croiser les disciplines, le musée du quai Branly – Jacques Chirac s’est cette fois attaché à une partie de ses œuvres moins connues du public. Peintures des lointains vise à mettre en valeur la collection de peintures conservées par l’unité patrimoniale « Mondialisation historique et contemporaine » dont Sarah Lignier est la responsable, ainsi que commissaire de l’exposition. Discrète et souvent méconnue des chercheurs comme du grand  public,  cette  unité  patrimoniale existe pourtant depuis 2005 sous le simple nom « Histoire ». Il a d’abord été dirigé par Nanette Snoep, avant de changer de nom en 2015 à l’arrivée de Sarah Lignier.

     Héritée des institutions muséales ayant précédé le musée du quai Branly – Jacques Chirac, cette collection de peintures a été initiée à la suite de l’Exposition coloniale de 1931 organisée dans le bois de Vincennes et dont le Palais de la Porte Dorée témoigne encore aujourd’hui. Les œuvres ayant été acquises relèvent de ce qui a pu être défini en tant qu’« art colonial », productions assez hétéroclites réalisées tantôt par des peintres de la Marine au cours de leurs escales, tantôt sur commandes afin de promouvoir l’entreprise coloniale, manifestant néanmoins toutes d’un contact avec des régions extra-occidentales, qu’elles soient ou non des colonies. Cette collection s’est développée au sein du musée des Colonies, ouvert dans le Palais de la Porte Dorée laissé vacant à la fin de l’Exposition coloniale, puis au musée de la France d’Outre-mer qui lui succède. Son âge d’or, tant en productions qu’en acquisitions, se situe entre 1931 et 1960, avant que ne débute le mouvement de décolonisation et de remise en cause des empires coloniaux. Les œuvres restent toutefois au Palais de la Porte Dorée et rejoignent les collections du musée des Arts d’Afrique et d’Océanie décidé par André Malraux en 1960. Elles restent en réserves mais font l’objet d’un récolement dans les années 1980 en parallèle d’une étude des archives et d’une réorganisation de leur stockage. À la suite des mouvements de collections occasionnés par le projet du musée du quai Branly – Jacques Chirac à la fin des années 1990, l’ensemble de ces œuvres a été versé à la nouvelle institution.

        Cette exposition relève donc un grand défi, celui de sortir des réserves une collection d’œuvres entièrement remisée et d’en proposer une lecture nouvelle, à la lumière de leur contexte de production et de diffusion. C’est la première fois qu’elle est présentée dans une telle ampleur, près de deux cent vingt toiles et œuvres graphiques étant actuellement visibles sur les quelques cinq cents items au total. Une grande campagne de restauration a été menée au préalable, faisant de cette exposition une vaste entreprise de valorisation et d’étude. Cent trente toiles et cent vingt-quatre œuvres graphiques sont ainsi passées entre les mains de restaurateurs.1 Aucun prêt d’autres institutions n’a été effectué pour cette présentation, détail peut-être anecdotique mais suffisamment rare concernant les expositions de grande envergure pour être souligné. Si l’on croise quelques grands noms, tel qu’Henri Matisse (1869-1954) ou Maurice Denis (1870-1943), sans oublier Paul Gauguin (1848-1903), la plupart des artistes ne sont pas passés à la postérité.

    « Entre onirisme et naturalisme, fantasme et documentaire, romantisme et propagande coloniale, un miroir de l’histoire artistique et politique », annonce la page dédiée à cette manifestation sur le site Internet du musée du quai Branly – Jacques Chirac.2 Sarah Lignier, avec qui nous avons la grande chance de pouvoir visiter l’exposition dans le cadre d’un atelier doctoral, se défend toutefois d’une ambition globalisante. Le point de départ et le cœur de l’exposition restent la collection, dans ses atouts et ses lacunes. Le regard posé sur l’Autre et la notion d’exotisme constituent également des enjeux centraux à cette présentation. L’exposition est organisée en trois parties thématiques qui marquent une progression de la fascination vers la remise en question.

        La première, « Séduction des lointains », est consacrée à l’attrait pour l’exotique des voyageurs. La lumière, la nature, la découverte d’une nouvelle population et de ses mœurs sont des éléments de fascination et de représentations. Les œuvres présentées dans cette section manifestent le regard européen sur l’ailleurs et sont le témoignage d’une forme de réinvention orientaliste. L’Océanie est présente dans cette section à travers les « Quêtes paradisiaques » qui accompagnaient les découvertes européennes d’îles et d’archipels. Certaines œuvres, tel que l’ensemble de laques de Jean Dunand (1877-1942), ont été réalisées en Europe sans aucun passage par un pays étranger et relève donc d’une véritable reconstruction intellectuelle et artistique du monde. Des grands poncifs orientalistes, tels que « Fuir l’Occident » et « Retrouver l’âge d’or », incluent également cette première partie.

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Quelques œuvres représentant des régions d’Océanie
dans la section « Le Rêve insulaire ». © Marion Bertin

    Le second temps de l’exposition est une vaste galerie de portraits des différentes régions du monde. « Altérité plurielle » mêle représentations de visiteurs lointains en Europe, de « types humains » et autres archétypes de populations chers au xixe siècle, ou encore figurations plus intimistes et identifiées. Rêve et réalité se rencontrent donc à travers portraits et allégories. Certains titres d’œuvres ont été modifiés, notamment dans cette partie, en raison de termes racistes ou offensants qu’ils comportaient. Si la démarche est appréciable, et s’insère dans une tendance de relecture des collections qui a débuté avec grand bruit au Rijksmuseum d’Amsterdam en 20153, elle manque ici de clarté : quelques œuvres ont déjà plusieurs titres et ceux-ci ont pu être employés à diverses époques, il est donc confus de déceler qui a choisi de l’appellation – commissaires, artistes, commanditaires ou propriétaires de l’œuvre – ni à quel moment. Enfin, aucun texte de salle général n’indique au visiteur lorsque les titres ont été modifiés pour l’exposition, seuls les cartels en portent mention individuellement.

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Exemple d’un cartel d’œuvre dont le titre a été modifié. © Marion Bertin

        La dernière partie s’intitule « Appropriations des lointains » et interroge le contexte de productions des œuvres d’art coloniales. Elle donne à réfléchir sur l’importation et la diffusion du système artistique européen à travers les colonies. Les jeux de mises en scène de soi et des autres ouvrent ce dernier chapitre. Les images délivrées par le pouvoir colonial afin d’en promouvoir l’entreprise, ainsi que le dénigrement des populations colonisées sont donnés à voir dans différentes sections. L’exposition est close par une attention à l’importation du modèle artistique français dans ces colonies, à l’exemple des écoles de Beaux-Arts qui sont créées localement.  Si cet effort réflexif était nécessaire, on regrette toutefois que les œuvres présentées n’aient que peu de différences avec celles exposées dans les parties précédentes. On aurait également apprécié que cette partie soit plus étoffée mais, faute d’espace, c’est le catalogue qui prend le relais de l’exposition. Ce dernier se présente comme une anthologie de discours et de contre-discours autour de la colonisation, et confronte ainsi différents regards et témoignages d’époque. Il inclut également des essais critiques qui permettent de mieux questionner la notion même d’« art colonial » et le contexte de productions de ces œuvres. La culture visuelle contemporaine – cartes postales, affiches etc. -, peu présente dans l’exposition, ajoute une dimension plus globale de cette période. Un colloque international est également prévu les 11 et 12 octobre 2018 afin de mieux interroger ce champ d’études longtemps dénigré des chercheurs.

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Vue de la salle « Dénigrer l’Autre » avec les œuvres d’André Herviault. © Marion Bertin

      Cette mise en parallèle du catalogue et d’autres manifestations scientifiques avec l’exposition elle-même fonde le principal reproche que nous pouvons faire à cette exposition. Si ces outils sont des sources précieuses pour les chercheurs qui viendront aisément compléter leur visite, quid du grand public ? L’ensemble d’œuvres mêle colonialisme et orientalisme, de manière parfois imprécise. La production s’étale sur un temps long qu’il est parfois difficile de cerner en l’absence d’une chronologie récapitulative. Histoire des collections et histoire politique s’entrecroisent et s’entrechoquent avec confusion. Si chaque œuvre bénéficie d’un cartel très détaillé, rappelant moment précis de réalisation et note biographique de l’artiste, les textes de salles sont très généraux et ne permettent pas vraiment de lier l’ensemble. La part de reconstruction, en atelier et en imaginaire, des productions mériterait une plus grande précision. À la question du titre, qui paraît perpétuer une logique exotisante, Sarah Lignier souligne qu’il est rarement du fait des commissaires d’exposition, mais plutôt une décision du département de communication du musée. Ses propositions, comportant l’idée de colonialisme inhérent à ce type de production, n’ont pas été retenues car pas assez aguichant pour le public. Cette dernière remarque révèle un problème de fond concernant les grandes expositions muséales et l’entrelacement de différents services, ce qui rend rarement le·la commissaire décisionnaire. Des études de publics vont être réalisées pendant la tenue de l’exposition et sa longue durée, presqu’un an, ouvrira la possibilité de modifier ou d’ajouter des choses au besoin.

       Cette exposition a donc le mérite de mettre en valeur une collection d’œuvres inédites en faisant la part belle à un ensemble de production longtemps décrié. La grande hétérogénéité de ce fonds constitue une contrainte difficile à dépasser. Il est enfin à souhaiter que le public moins alerte à l’histoire coloniale ne tombe pas dans les travers orientalistes et parvienne à y poser un œil critique.

Marion Bertin

    Exposition Peinture des lointains au musée du quai Branly – Jacques Chirac : visible jusqu’au 6 janvier 2019.
Nous tenons à remercier vivement Sarah Lignier pour sa disponibilité et ses réponses à nos questions lors de la séance de l’atelier doctoral « Le musée comme terrain : stratifications des héritages coloniaux » du mardi 13 février 2018.

Image à la une : Portrait de Santiago, Yap, Îles Carolines, Paul Jacoulet, 1935. © Alice Bernadac

Espace presse, Musée du quai Branly – Jacques Chirac : http://www.quaibranly.fr/fileadmin/user_upload/1-Edito/6-Footer/1-Espace-presse/MQB-DP-Peintures-des-lointains-V13-23.01.2018-BD.pdf, dernière consultation le dimanche 4 mars 2017.

2 Musée du quai Branly – Jacques Chirac : http://www.quaibranly.fr/fr/expositions-evenements/au-musee/expositions/details-de-levenement/e/peintures-des-lointains-37627/, dernière consultation le lundi 5 mars 2018.

3 Lautréamont, Agathe, « Le Rijksmuseum ôte de ses titres et cartels des termes racistes et sexistes », in Exponaute, 2015 [En ligne]. Disponible à l’URL :<http://www.exponaute.com/magazine/2015/12/14/le-rijksmuseum-ote-de-ses-titres-et-encarts-des-termes-racistes-et-sexistes/>, dernière consultation le lundi 5 mars 2018.

Bibliographie :

 

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