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Femmes du Pacifique : les Pacific Sisters

Le 17 mars, le musée Te Papa Tongarewa a inauguré sa nouvelle galerie Toi Art consacrée aux arts du Pacifique par une exposition intitulée « Pacific Sisters : Fashion Activists ». Consacrée au collectif des Pacific Sisters, cette exposition entend offrir une vue rétrospective de leur travail, l’occasion pour Casoar de vous faire découvrir cette entité majeure de l’art contemporain du Pacifique.

Historiquement parlant, les sciences sociales ont longtemps boudé les femmes qui ne semblaient pas constituer des sujets d’étude dignes d’intérêt dans un milieu universitaire majoritairement masculin. A quelques exceptions près, il aura fallu attendre les années 70 et le courant des Women Studies pour que les femmes puissent commencer à reprendre la place qui leur revenait en histoire et en anthropologie.

Avec la colonisation et l’évangélisation, les femmes du Pacifique se sont vu imposer de nouveaux stéréotypes sexistes et racistes. Souvent confinées par les églises dans un rôle de femmes au foyer victoriennes, elles ont parallèlement été représentées d’une façon exotique et sexualisée par les artistes occidentaux comme Paul Gauguin. Loin des clichés, les femmes du Pacifique présentes et passées offrent pourtant des visages forts et variés. Dirigeantes, activistes, personnages mythologiques, artistes, les femmes ont marqué et continuent de façonner l’histoire du Pacifique. C’est la raison pour laquelle Casoar a décidé de consacrer une série d’articles à ces femmes, à leur histoire, à leurs réalisations ainsi qu’à leurs représentations. « Femmes du Pacifique » vous entraînera ainsi à la découverte de figures historiques fortes, d’artistes, de l’histoire des stéréotypes de genre et de travaux anthropologiques consacrés à la place des femmes dans les sociétés du Pacifique. Et quelle meilleure façon d’inaugurer cette série que de vous présenter les Pacific Sisters ?

Ce collectif majoritairement, mais pas exclusivement, féminin s’attaque en effet avec énergie aux clichés entourant la représentation des femmes du Pacifique à travers la composition de costumes mis en scènes lors de photo-shoot, de défilés ou de performances mêlant danse, musique et films. Parfois comparé par ses membres à la Factory d’Andy Warhol, le collectif rassemble des personnalités d’origines et de formations diverses, tou.te.s né.e.s en Nouvelle-Zélande/ Aotearoa, dont certaines se sont imposées dans leur carrière personnelle comme des figures majeures de l’art contemporain du Pacifique. L’artiste māori Lisa Reihana qui représentait en septembre 2017 la Nouvelle-Zélande/ Aotearoa à la prestigieuse biennale d’art contemporain de Venise est ainsi membre de longue date du collectif qui accueille aussi des artistes telles que Suzanne Tamaki, Ani O’Neill ou encore Rosanna Raymond.

Fondées en 1992, les Pacific Sisters apparaissent à un moment clef de l’histoire de l’art contemporain du Pacifique. Dans les années 80-90 émerge en effet en Nouvelle-Zélande/ Aotearoa une nouvelle génération de « Polynésiens urbains », élevé.e.s dans des villes cosmopolites comme Auckland qui accueille des communautés originaires de toute de la  Polynésie.  Cette  position  particulière  est   alors  revendiquée  à  travers  le  qualificatif « Pasifika ». Comme l’explique Karen Stevenson « Pasifika combinait la mode, la musique, le journalisme, la photographie, la danse, le théâtre, le film, la littérature et les arts visuels, assurant par là non seulement une présence mais aussi une voix qui pouvait affirmer une identité Pacifique ».1 Ce mouvement passe notamment par l’appropriation de nouvelles formes d’art perçues à l’époque comme ne relevant pas des cultures du Pacifique et par l’affirmation d’une culture urbaine nourrie par la musique rap et hip- hop. Il reflète ainsi les interrogations d’une génération « prise entre les cultures », selon les mots de Jemaina Tiata2, mais également son rejet des clichés et des stéréotypes associés aux cultures du Pacifique ainsi que des discriminations racistes que subissent encore ces populations.

Comme l’explique Rosanna Raymond, les Sisters ne cherchent pas nécessairement à coller à l’étiquette Pasifika mais se définissent plutôt comme des citadin.e.s cherchant leur identité en tant que membres d’une communauté marginalisée au sein d’une société majoritairement blanche, produit de la colonisation. L’art devient ainsi pour elleux une façon d’articuler leurs histoires.3

Ce sont ces histoires diverses qui sont parfois mises en scènes par les Sisters dans leurs performances. Un de leur show les plus célèbres est « Ina and Tuna », une performance mise en scène pour le vernissage de l’exposition Bottled Ocean4 en 1994 à la Auckland City Art Gallery. Ces deux personnages, la belle jeune femme Ina et Tuna le roi-anguille, sont présents dans de nombreuses mythologies du Pacifique mais il existe différentes versions de leur histoire. La mise en scène de cette légende à travers deux costumes représentant les deux personnages constituait ainsi une façon d’évoquer une histoire à la fois pan-Pacifique et spécifique à chaque île, une dualité que l’on retrouve au sein même des Pacific Sisters qui sont issues de différentes cultures de la région.

Ces costumes s’inspirent à la fois de formes et de matériaux « traditionnels » mais intègrent également des éléments de la culture urbaine comme des jeans et des matériaux synthétiques ou issus de la récupération. Ils sont fréquemment composés d’un grand nombre de pièces. Leur œuvre la plus connue, le costume 21st Sentry Cyber Sister (à voir ici) conservée au Te Papa Tongarewa de Wellington, compte ainsi pas moins de 27 éléments. Ce procédé d’accumulation, les Sisters le nomment « accessification ». Rosanna Raymond  décrit  ainsi  les  costumes  créés par le collectif comme des « couches d’histoire »et les éléments utilisés comme des parties des artistes. On retrouve ici une question qui traversent les arts contemporains du Pacifique, celle des identités mixtes, issues des métissages et des migrations. Comme le fait remarquer Karen Stevenson, de nombreuses personnes rejettent dans le Pacifique le terme d’hybridité considéré comme renvoyant l’image d’identités disloquées plutôt que celle d’une identité doublée6, les fameuses « couches d’histoire » mises en avant par les Pacific Sisters. Mises bout à bout, les pièces qui composent les œuvres des Sisters se renforcent les unes les autres de la même façon que le travail collectif renforce les membres du groupe.7

Ces costumes constituent ainsi un moyen pour elles de mettre en avant leurs identités complexes et de remettre en question les clichés associés à la représentation des populations du Pacifique, en particulier des femmes. L’exposition qui leur est consacrée au Te Papa les désigne ainsi comme des « activistes » agissant par le biais de la mode, une façon de faire référence à leur engagement contre les stéréotypes racistes et sexistes. Comme l’explique Rosanna Raymond, les membres du collectifs ont elleux mêmes du faire face à ces stéréotypes au cours de leur carrière. A l’époque de la création du collectif, ses membres étaient globalement marginalisé.e.s en raison de leurs origines métisses et les Pacific Sisters constituaient pour elleux un moyen de se ménager un espace, d’exister.8 Elle même mannequin et styliste d’origine samoane, Rosanna Raymond témoigne du racisme imprégnant le milieu de la mode qui l’a poussée à mettre en avant des modèles à la peau sombre et aux physiques variés dans son travail avec les Sisters. Des photographies de Vivienne Haldane réalisées en 1993 et mettant en scène les créations du collectif (voir ici) sont aujourd’hui présentées à l’exposition du Te Papa mais comme l’explique Rosanna Raymond à l’époque de leur réalisation aucun magazine n’avait voulu les imprimer : « they were too strong and the models too brown »9 (« elles étaient trop fortes, les modèles trop bruns »).

En plus de mettre en avant des modèles reflétant les populations du Pacifique, les Pacific Sisters proposent d’autres représentations des femmes de ces communautés. « Le corps féminin du Pacifique a été modelé par des idéaux occidentaux. Nous avons été réduites l’impuissance politiquement et culturellement par le cadre victorien classique : la femme reste à la maison et s’occupe de l’homme. Nous avons été effacées ; les femmes du Pacifique que nous connaissions ont disparu et sont devenues des danseuses en jupes de fibres, vendant des vacances aux touristes ».10 Rosanna Raymond met ainsi en avant la volonté des Pacific Sisters de valoriser le mana wahine11, la puissance des femmes : « Nous sommes des femmes fortes, nous sommes des leaders, nous sommes actives et généreuses dans nos communautés et nous transmettons un savoir de valeur à nos jeunes ».12 Avec son costume flamboyant de plumes et sa jupe en bandes vidéo, 21st Sentry Cyber Sister, semble incarner cette femme forte aux visages multiples. Veillant sur l’exposition du Te Papa, elle en est la kaitiaki, la gardienne, et ne laisse aucune place au racisme sur son territoire.

Sa présence dans ces salles comme celle des multiples autres œuvres des Sisters n’est sans doute pas un hasard. En effet, la nomination à la position de conservatrice dédiée aux arts du Pacifique d’une femme d’origine Pacifique, Nina Tonga, a certainement joué un grand rôle dans la célébration de ce collectif majeur sur lequel paradoxalement peu de choses ont été écrites. Inclassables, les Pacific Sisters offrent par leur œuvres fortes et leurs performances endiablées une autre image, jouissive et enthousiasmante, des femmes du Pacifique. Face à leurs créations, comme l’affirme avec raison Karen Stevenson « l’énergie créée est contagieuse : le grand public est ébloui ».13

 Alice Bernadac 

Image à la une : Affiche de l’exposition « Pacific Sisters : Fashion Activists » du Te Papa Tongarewa

1 Stevenson, Karen. 2008. The Frangipani is Dead : contemporary Pacific arts in New Zealand, 1985-2000. Wellington : Huia Publishers. p. 160 : « reflecting a Pacific place in New Zealand society , Pasifika combined fashion, music, journalism, photography, dance, theatre, film, literature and the visuel arts, thereby ensuring not only a presence but also a voice that could assert a Pacific identity » (traduction personnelle).

2 Tiata, Jemaina. 1998. Caught between Cultures.

3 Fisher, Ginny. 2018. « Shining a Light on the Pacific Sisters’ Artistic Legacy » in Viva http://www.viva.co.nz/article/culture-travel/shining-a-light-on-the-pacific-sisters-legacy/#.Wp9Birefqw8.facebook
« We aren’t trying to be Pasifika necessarily, we are urbanites trying to find our identity within a white settler, marginalised Pacific Island community. Art is a way we can articulate our stories. »

4 Cette exposition itinérante organisée par Jim Vivieaere en 1994-1995 était consacrée à l’art contemporain polynésien. Elle avait la particularité de changer de configuration d’un lieu à un autre, certains artistes furent même ajoutés à l’exposition en cours de route. Elle a constitué un jalon très important dans la reconnaissance institutionnelle des artistes polynésiens contemporains.

5 Fisher, Ginny. 2018. « Shining a Light on the Pacific Sisters’ Artistic Legacy » in Viva http://www.viva.co.nz/article/culture-travel/shining-a-light-on-the-pacific-sisters-legacy/#.Wp9Birefqw8.facebook

6 Stevenson, Karen. 2008. The Frangipani is Dead : contemporary Pacific arts in New Zealand, 1985-2000. Wellington : Huia Publishers. p. 158-160.

7 https://collections.tepapa.govt.nz/object/301427
« We gave not only costume pieces, but parts of ourselves. Each individual piece gains strength from coming together with the others, like us working together as a group.» (Rosanna Raymond) («Nous ne donnons pas uniquement des pièces de costume mais des parties de nous-mêmes. Chaque pièce individuelle gagne de la force de se trouver avec les autres, comme nous travaillant ensemble en tant que groupe» traduction personnelle)

8 Rosanna Raymond entre 1:37 et 2:00 dans cette vidéo

9 Fisher, Ginny. 2018. « Shining a Light on the Pacific Sisters’ Artistic Legacy » in Viva
http://www.viva.co.nz/article/culture-travel/shining-a-light-on-the-pacific-sisters-legacy/#.Wp9Birefqw8.facebook

10 Fisher, Ginny. 2018. « Shining a Light on the Pacific Sisters’ Artistic Legacy » in Viva http://www.viva.co.nz/article/culture-travel/shining-a-light-on-the-pacific-sisters-legacy/#.Wp9Birefqw8.facebook
« The Pacific female body had been framed by Western ideals. We had been disempowered politically and culturally by the classic Victorian framework: the woman stays at home and looks after the man. We had been written out; the Pacific women we knew had disappeared and become dancing girls in grass skirts, selling holidays to tourists. » (traduction personnelle)

11 Le mana wahine est un concept māori qui renvoie à la valeur personnelle des femmes, à leur puissance conçue comme complémentaire du mana tane des hommes.

12 Fisher, Ginny. 2018. « Shining a Light on the Pacific Sisters’ Artistic Legacy » in Viva http://www.viva.co.nz/article/culture-travel/shining-a-light-on-the-pacific-sisters-legacy/#.Wp9Birefqw8.facebook
« We are strong women, we are leaders, we are active and generous in our community and we pass valuable knowledge to our youth » (traduction personnelle)

13 Stevenson, Karen. 2008. The Frangipani is Dead : contemporary Pacific arts in New Zealand, 1985-2000. Wellington : Huia Publishers. p. 172.
« The energy created was contagious : the mainstream was dazzled.» (traduction personnelle, dans un soucis de cohérence stylistique le temps a été modifié)

Bibliographie :

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