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La kula : à la recherche de la renommée

       La Mélanésie est traversée par de nombreux systèmes d’échanges. Mais le système kula, incontournable de tout étudiant en anthropologie, a cela de très particulier qu’il ne constitue pas un échange de biens utilitaires, mais d’objets de valeur, dont l’acquisition est entourée de nombreuses règles. Ces objets, difficiles à obtenir ne restent pourtant pas longtemps en la possession du receveur. Tant d’efforts pour au final ne pas accéder à la propriété peuvent paraître vains et étonnants. En réalité, ce n’est pas tant l’objet dans sa matérialité que l’on cherche à acquérir. L’enjeu est plutôt d’associer sa propre personne au prestige et à la renommée des objets les plus valorisés qui circulent lors de ces échanges. Afin de bien différencier l’échange kula de tout échange commercial, ou de toute forme de troc, il faut comprendre que cette notion de propriété relative dans le temps est nécessaire au maintien des échanges entre les partenaires. L’échange réciproque cherche à instituer ou renforcer les liens entre les personnes qui le pratiquent. C’est d’ailleurs ce que souligne Bronislaw Malinowski, l’un des premiers à avoir observé ce système d’échanges inter-insulaire, en rapportant que lorsqu’on entre dans le système on y reste pour de bon.

Les objets de l’échange : les mwali et les soulava

       La kula consiste en un échange ritualisé de bracelets et de colliers entre des partenaires vivant en général sur des archipels différents. Les colliers circulent dans le sens des aiguilles d’une montre et les bracelets dans le sens inverse par rapport au cercle formé par les îles de l’aire Massim.

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Schéma de la circulation des Mwali et Soulava dans le circuit de la Kula.
© Bronislaw Malinowski

       Bien qu’ils puissent parfois être utilisés comme ornements corporels, leur fonction première reste l’échange. Le mwali est constitué d’une tranche de coquillage conus à laquelle est attachée une corde et autour de laquelle sont assemblés plusieurs ovula ovum. Le soulava est constitué d’une fine ficelle sur laquelle sont enfilés de petites perles de spondyle.1 C’est cette partie qui donne sa valeur à l’objet, bien que d’autres coquillages puissent être accrochés de part et d’autre, en guise de décoration. Cette valeur a pour conséquence l’attribution d’un rang et peut évoluer au cours du temps. Plusieurs critères vont être utilisés pour définir le rang des objets. En ce qui concerne les mwali, on se concentre d’abord sur leur taille lorsqu’ils entrent dans le circuit, mais pour qu’ils parviennent ensuite à un rang supérieur, on discutera de leur âge. En effet, le coquillage acquiert du prestige avec le temps et au travers de nombreux échanges. Cela se voit par la patine qui se crée à sa surface, due aux nombreuses manipulations dont il a été l’objet. Pour déterminer la valeur d’un soulava, il faut se concentrer sur la couleur, l’âge et l’histoire du collier. La ficelle sur laquelle sont enfilés les coquillages doit être usée par le le temps et par des manipulations répétées pour être valorisée.2

mwali et soulava

Soulava et mwali, conus, ficelle en fibres, spondyle, nacre, cauris, graines noires, Province de la Baie de Milne, Papouasie-Nouvelle-Guinée, British Museum, Londres.
© 2017 Trustees of the British Museum

       Les objets des rangs les plus élevés seront les plus sollicités lors des échanges. Ces objets ont une histoire, on sait qu’ils sont passés entre les mains de tel et tel acteurs renommés de la kula, et on possède parfois la mémoire de leur brillante acquisition. Les coquillages les plus prestigieux ont aussi un nom propre, qui permet de les identifier. Alors que des objets d’un rang moindre ne portent qu’un nom générique, associé à leur rang, ceux-ci doivent être nommés précisément pour être acheminés le long des chemins d’échange (keda) et ne pas être perdus. Certains objets de grande valeur peuvent même parfois être considérés comme dangereux, car pour entrer en leur possession on a fait usage de la sorcellerie contre des membres de la kula. C’est en quelque sorte le « jeu » de ne pas garder un coquillage trop longtemps afin de maintenir « vivant » le chemin mis en place entre différents partenaires. Ainsi, garder un coquillage trop longtemps affaiblirait ce chemin, car un chemin est considéré comme puissant lorsque de nombreux objets circulent sur celui-ci.

Les étapes d’une expédition kula

     Ces voyages n’ont d’ordinaire pas lieu individuellement mais sont le fruit d’expéditions préparées et groupées. Ce sont les membres de l’échange se déplaçant qui reçoivent les objets, et le contre-don n’a pas lieu au cours du même voyage, mais ultérieurement. Il peut être espacé de plusieurs mois voire plusieurs années.

       Le départ d’une expédition kula est annoncé par le chef d’une pirogue. Avant l’expédition, les pirogues ont été repeintes et on a prononcé des formules pour améliorer leur efficacité. Les femmes restent en général au village, et c’est en partie de leur bon comportement que dépendra le succès des hommes dans leur expédition. Plusieurs pirogues partent en même temps. Bien que ce soit ceux qui effectuent le déplacement qui reçoivent les objets, il n’est pas rare qu’ils emmènent des biens à commercer avec des hommes de l’île sur laquelle ils se rendent car les îles ne disposent pas toutes des mêmes ressources. Cependant, cet échange appelé gimwali3 est totalement différent de la kula, puisqu’il s’agit d’un troc et qu’il peut être marchandé. Il ne peut pas avoir lieu avec un partenaire kula et doit se faire avec un autre membre du village.  Ainsi, les échanges kula sont d’un type très particulier en cela qu’ils sont la « transaction » d’objets dont la nature est prédéfinie, entre des partenaires formant un chemin (keda) qui les relie depuis leurs différentes îles. D’après Shirley Campbell, ce chemin peut être vu comme « une alliance entre des hommes de différents environnements sociaux qui travaillent ensemble pour que chaque membre puisse acquérir du pouvoir et de l’influence au sein de son propre environnement social ».4

Copyright Frederick Damon (1)

Pirogue de type masawa ou tadob. Kitava, partie ouest du Kula ring,
Papouasie-Nouvelle-Guinée, 1996. © Frederick Damon.

       Deux haltes principales ont lieu lors d’une expédition. La première s’effectue sur une plage, près du lieu de départ, durant laquelle sont effectuées les magies en rapport avec la beauté et l’efficacité de la pirogue. La seconde halte prend place cette fois-ci près du lieu d’arrivée et concerne la magie corporelle, elle est faite par chaque membre pour lui-même. Cette magie est appelée mwasila. Le but est de se rendre attirant pour envoûter le partenaire et l’inciter à l’échange. Chaque participant se lave, se peint le corps et utilise des ornements qui serviront à charmer le destinataire de sa magie. Bien que les expéditions soient organisées par le lignage et groupées, elles ont en réalité un caractère très personnel. Ce sont des compétitions entre les membres d’un même lignage à celui qui se procure les plus beaux coquillages. D’après Jerry. W. Leach5, c’est parce qu’une compétition en face à face entre différents lignages mènerait à des tensions et violences que les hommes partent à la recherche du prestige afin d’avoir un champ d’action hors de leur propre clan. Ainsi, la kula a souvent été considérée comme un système pacificateur, dans le sens où ces nombreux échanges évitaient le conflit. Le fait de transposer la rivalité en une action compétitive sur un terrain extérieur au groupe permet de limiter les querelles internes. D’autre part, « l’association qu’on tend à créer établit une sorte de clan entre des partenaires ».6 De ce fait, la régularisation des rapports par un échange ritualisé permet un équilibre entre les membres de celui-ci, qui entrent dans une relation contractuelle.

      Le don d’un objet kula suit un certain nombre de règles. Dans certains cas, le donataire jette l’objet au sol, comme s’il s’agissait d’un objet de moindre valeur, et le receveur ne le ramasse pas directement. Parfois il le fait même ramasser par un tiers, qui le lui remettra par la suite. Les deux partis ne montrent pas leur intérêt dans l’échange, ni leur dépendance envers l’autre. Ils indiquent ainsi leur liberté et leur autonomie d’action. Le dédain que le receveur montre envers l’objet souligne le « peu de valeur » qu’il lui attribue. Au contraire, la colère du donneur lorsqu’il se défait de l’objet montre la valeur de celui-ci, c’est un vrai déchirement de s’en séparer. Tous ces éléments ne sont pas ouvertement dits, mais compris par les partenaires et les spectateurs car codifiés.

Stratégie et magie pour atteindre ses fins

       Différents types de magies sont utilisés pour mener à bien une expédition kula. Par exemple, certains motifs sont réalisés sur les proues de pirogues, dont des motifs renvoyant à la frégate et au balbuzard pêcheur. En représentant ces deux animaux, les hommes en expédition kula cherchent à s’approprier leurs capacités. D’une part la capacité de voler, associée à la rapidité de la pirogue, mais aussi celle de fondre sur sa proie, comme le marin finit par obtenir le coquillage souhaité.

       Cependant, pour devenir un membre éminent des échanges kula, il faut être capable d’élaborer de complexes stratagèmes et d’anticiper. La kula formant un circuit, il faut savoir non seulement anticiper les actions de ses partenaires directs mais aussi celles de ses partenaires indirects, car c’est d’eux que dépend l’obtention ou non d’un objet prestigieux. Il faut aussi pouvoir mémoriser les échanges passés, dont dépend la valeur d’un mwali ou d’un soulava. Afin de se tenir au courant de tous ces mouvements ont lieu de longues discussions lors des haltes, concernant les propriétaires des objets les plus éminents et on échange sur les stratégies d’acquisition. Un autre critère déterminant dans le circuit d’échanges est le décès d’un partenaire. La mort survient souvent de façon brutale, et ne peut pas être anticipée par les acteurs. La disparition de l’un des nœuds du circuit peut mettre celui-ci en grand danger.

En quête de renommée

       Pour Nancy Munn7, la célébrité ou le prestige (butu) peuvent être vus comme la circulation d’une personne au-delà de sa présence physique. Ainsi, le nom voyage dans les esprits et dans les discours, en dehors de la personne et de son village. On dit que le nom de quelqu’un voyage avec les coquillages. En effet, lorsque des gens mentionneront le nom d’un des acteurs, ce sera dû au fait qu’il a réalisé une transaction prestigieuse et acquis ou échangé un objet.

       Par leurs chants, les femmes peuvent aussi louer les exploits des hommes en nommant les objets qui leur sont associés. Ainsi, elles convertissent les actes et la dimension matérielle des hommes, projetée dans les objets, en des discours qui circulent par voie orale, tout comme les coquillages circulent en propageant le prestige. Alfred Gell relève la part d’agentivité8 de l’acteur d’un échange kula. Le nom des propriétaires d’un objet voyage d’île en île. L’objectif de tout acteur de la kula est de s’approprier momentanément  un  certain  nombre  de  ces  objets  célèbres  afin  que  son  nom  soit  « propagé le plus loin possible ».9 De cette manière sa personne s’étend au-delà de son corps. Alfred Gell utilise la notion de « personne disséminée » dans le sens où il est présent là où se trouvent les objets qui lui ont été associés. Nancy Munn dresse un parallèle entre la valeur acquise par l’homme et celle acquise par les objets, qui sont interdépendantes. Ce sont les hommes qui définissent la valeur des objets, mais sans ces coquillages, ils seraient incapables de définir leur propre valeur.

      Les échanges d’objets lors d’une expédition kula sont très éloignés d’un simple troc. Ils impliquent l’usage de magies, la mise en place de stratégies complexes et les dangers d’une expédition maritime. L’objet de l’échange va au-delà du mwali ou du soulava. C’est la gloire et la postérité que cherchent les acteurs de l’échange et non une quelconque possession matérielle.

Margaux Chataigner

Image à la une : Un waga en route lors d’une expédition kula. Fig XL. BRONISLAW, M., 1963. Les Argonautes du Pacifique Occidental. Paris, Gallimard. Crédits Bronislaw Malinowski.

1 Le conus, l’ovula ovum et le spondyle sont des coquillages.

2 CAMPBELL, S., 1983. « Attaining rank : a classification of kula shell valuables ». In  LEACH, J. W. et LEACH, E., (dir.), 1983. The Kula : new perspectives on Massim exchange.  Cambridge, Cambridge University Press, pp. 229-248.

3 MALINOWSKI, B., 1963. Les argonautes du Pacifique Occidental. Paris, Gallimard, p. 154.

4 CAMPBELL, S., 1983. « Attaining rank : a classification of kula shell valuables » In LEACH, J. W. et LEACH, E., (dir.), 1983. The Kula : New perspectives on Massim exchange.  Cambridge, Cambridge University Press, p. 203.

5 LEACH, J. W., 1983. « Introduction ». In LEACH, J. W. et LEACH, E., (dir.), 1983. The Kula : New perspectives on Massim exchange. Cambridge, Cambridge University Press, p. 6.

6 MAUSS, M., 2007. Essai sur le don. Formes et raisons de l’échange dans les sociétés archaïques. Paris, Presses universitaires de France, p. 117.

7 MUNN, N., 1986. « The fame of Gawa : a symbolic study of value transformation ». In MUNN, N., A Massim (Papua New Guinea) society. Cambridge, Cambridge University Press, p. 105.

8 L’agentivité ou « Agency », est un terme utilisé par Alfred Gell pour désigner la capacité d’action d’une chose ou d’un être vivant.

9 GELL, A., 2009. L’Art et ses agents : une théorie anthropologique. Dijon, les Presses du Réel, p. 275.

Bibliographie :

  • CAMPBELL, S., 2002. The art of Kula. Oxford, Berg.
  • GELL, A., 2009. L’Art et ses agents : une théorie anthropologique. Dijon, les Presses du Réel.
  • LEACH, J. W., et LEACH, E., (dir.), 1983. The Kula : New perspectives on Massim exhange. Cambridge, Cambridge University Press.
  • MALINOWSKI, B., 1963. Les argonautes du Pacifique Occidental. Paris, Gallimard.
  • MAUSS, M., 2007. Essai sur le don. Formes et raisons de l’échange dans les sociétés archaïques. Paris, Presses universitaires de France.
  • MUNN, N., 1986. « The Fame of Gawa : a symbolic study of value transformation ». In MUNN, N., 1986. A Massim (Papua New Guinea) society. Cambridge, Cambridge University Press.
  • MUNN, N., 1977. « The Spatiotemporal Transformations of Gawa Canoes ». In Journal de la Société des Océanistes, n 54-55, tome 33, pp. 39-53.
  • NEWTON, D., 1975. Massim : art of the Massim area, New Guinea. New York, The Museum of Primitive Art.

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