commentaires

Biographie d’objet : la pierre d’Ambum

      Si vous visitez la National Gallery of Australia de Canberra, vous vous devez d’aller découvrir la pierre d’Ambum. Elle trône seule, sur un socle blanc dans une salle consacrée aux arts mélanésiens à l’étage du musée. Si l’objet est mystérieux par sa forme, son histoire ne l’est pas moins.

40724

Artiste inconnu, Papouasie-Nouvelle-Guinée,
« la Pierre d’ambum, c. 1500 av. J.-C.,
pierre growacke.
© National Gallery of Australia

     Tandis que nombre d’historiens de l’art étudiaient traditionnellement les artefacts des musées sous le seul angle esthétique, d’autres ont estimé que ces objets ont une vie par-delà leurs qualités artistiques. C’est le cas de l’ethnologue Igor Kopytoff dont l’essai The Cultural Biography of Things : Commoditization as Process a fait date. Kopytoff considère en effet qu’au même titre qu’une personne, un objet a une vie et qu’on peut donc en écrire sa biographie : « la biographie d’une chose devient l’histoire de ses modes de singularisation, de classification et de reclassification dans un monde incertain de catégories dont l’importance évolue avec chaque petit changement du contexte ».1 Cela implique que la biographie d’un objet doit englober et tenir compte de son identité mouvante et des changements de statut qui peuvent se produire tout au long de sa vie. En d’autres termes, il s’agit de tracer les différents événements et étapes qui jalonnent la vie d’un artefact afin d’en rendre son histoire. Comme pour la biographie d’une personne, des questions s’imposent : d’où vient l’objet ? comment a t-il été mis à jour ? qui l’a fabriqué ? a-t-il voyagé ? comment est-il arrivé jusqu’à nous ? son statut a-t-il changé avec le temps ? C’est en tentant de répondre à ces questions que je vais écrire une brève biographie de la pierre d’Ambum.

          Au début des années 1960, on raconte qu’ « un mystère absolu sculpté dans la pierre »2 a été trouvé dans une grotte de Papouasie-Nouvelle-Guinée dans les Hautes Terres de la vallée d’Ambum qui fait partie du territoire Yambu. Peu de chose était connu sur celui qui avait recueilli la pierre d’Ambum, si ce n’est qu’il n’avait aucune connaissance archéologique ou anthropologique. L’objet et sa provenance étaient tout aussi mystérieux. C’est pourquoi, en 1965, un certain Mr. Goldman demanda de l’aide aux « lecteurs susceptibles de faire la lumière sur l’objet » dans le Journal of the Polynesian Society.3

Carte Ambum

© CASOAR

     Au début des années 1960, Philippe Goldman était en Papouasie-Nouvelle-Guinée pour collecter des objets lorsque la pierre fut découverte. On lui envoya des photos mais, à l’époque, l’objet n’était pas à vendre. En 1963-1965, après que l’objet eut été mystérieusement « exporté », Goldman en fit l’acquisition. On lui fournit une carte avec l’emplacement où l’objet aurait été trouvé.4  Ainsi, de façon surprenante, moins de deux ans après sa découverte, l’objet avait déjà quitté son pays d’origine pour être vendu à un homme riche qui vivait en Angleterre. Le mystère de cette exportation au Royaume-Uni fut déterminant dans la décision de Brian Egloff  de mener une enquête sur la vie de la pierre  d’Ambum et d’en écrire une biographie : Bones of the Ancestors : the Ambum Stone : from the New Guinea Highlands to the Antiquities Market to Australia. Egloff s’interroge sur la découverte de la pierre et remet en question le cliché romantique d’un Indiana Jones découvrant l’objet archéologique dans une grotte. Pour lui, il est plus probable que l’objet fut trouvé par les Papous eux-mêmes, puis apporté dans un comptoir marchand où il fut ensuite « remis à un individu non-identifié, en infraction avec la législation qui restreignait le transfert des pierres sculptées ».5    Dès le départ, la pierre d’Ambum, qu’on définissait alors comme un objet préhistorique, eut plusieurs statuts : un artefact nouvellement découvert, un objet archéologique, un objet « volé » dans sa terre d’origine en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Egloff établit une comparaison entre la pierre et les marbres d’Elgin du Parthénon, en particulier dans la façon dont toute leur vie, les deux objets ont échappé à la législation régulant l’exportation d’artefacts. Dès qu’elle fut découverte, après tant d’années passées dans le sol, la pierre entra dans un système économique et fut échangée comme un bien, en raison de son caractère unique. Cependant, si nous suivons la théorie de Kopytoff, sa singularité ne peut pas mener un objet à entrer dans un système d’échange car seul quelque chose qui est commun et pour lequel nous pouvons trouver une valeur équivalente peut être échangé.6 C’est pourquoi nous pouvons dire qu’un paradoxe apparaît dans la théorie de Kopytoff dans la mesure où, en dépit de sa singularité, la pierre d’Ambum a bien été échangée pour une valeur monétaire lors de son achat par la National Gallery of Australia.

     Entre dix et quinze ans après que la pierre d’Ambum fut arrivée en Europe, la pierre fut à nouveau échangée au même titre qu’une marchandise. Philippe Goldman, qui possédait désormais la pierre, proposa à l’Australian National Gallery (devenu Australian Gallery of Australia depuis) d’acquérir la pierre pour 50 000 livres sterling (correspondant à près de 100 000 euros à l’époque). Le musée australien était effectivement intéressé et prit conseil auprès de Douglas Newton, directeur du Museum of Primitive Art de New York. Après avoir consulté le conseil d’administration de la Papua New Guinea National Museum and Art Gallery, l’Australian National Gallery décida d’acheter la pierre d’Ambum à Philip Goldman. La vente se fit en Suisse. Depuis 1977, la pierre fait partie de la collection de la National Gallery of Australia.

    Après être à nouveau entré dans un système d’échange économique, la pierre d’Ambum fut figée dans son statut d’œuvre d’art pendant plusieurs décennies. Dès que l’objet entra dans les collections australiennes, il fut exposé presque sans interruption jusque dans les années 2000, époque à laquelle il fut prêté pour l’exposition Art papou qui se tenait au Musée d’Arts Africains, Océaniens et Amérindiens (MAAOA) à Marseille.

    Alors que l’exposition se préparait, la pierre fut placée sur un coussin posé sur le sol avant d’être exposé dans une vitrine. Mais, alors que le convoyeur australien était parti, quelqu’un heurta la pierre qui tomba et se brisa en trois morceaux. La National Gallery ne fut pas avertie immédiatement et l’histoire d’un musée français cassant une icône papoue et australienne ne fit le tour de la presse internationale que quelques semaines plus tard. L’objet cassé et le chef d’œuvre papou réduit en trois morceaux, son caractère unique fut évidemment remis en question. Dans le monde de l’art, un objet cassé est comparable à un objet perdu. Les morceaux furent donc « rassemblés » rapidement par une équipe de restaurateurs, de sorte que les visiteurs de l’exposition Art papou purent venir admirer la pierre ou, tout du moins, un simulacre.

Damage sustained to the Ambum Stone as the result of a fall.
© National Gallery of Australia

     Une fois l’exposition terminée, la pierre d’Ambum retourna dans son musée à Canberra. Même si l’objet était à nouveau fait d’une seule pièce, il avait été mal restauré. L’équipe des restaurateurs australiens dut prendre une décision qui devait être déterminante pour la pierre et son histoire. Ils décidèrent de désassembler l’objet reconstitué en le plaçant dans une atmosphère d’acétone pendant 92 heures. Contrairement à ce que les Français avaient affirmé, le test montra que c’était la première fois que la pierre avait été cassée : aucune cassure antérieure mal réparée n’avait entraîné la fracture de la pierre. Le test mit toutefois en évidence que le basalte n’était pas uniforme, de sorte que de l’eau et des plantes s’étaient infiltrées dans la pierre alors qu’elle était enfouie sous terre. Les résidus furent analysés ; puis, après avoir examiné tous les changements subis par la pierre, l’équipe de restauration put dater l’objet à 1500 ans avant notre ère. Un nouveau jalon de la vie de la pierre venait d’être identifié.

     Si au départ, la cassure avait dépourvu l’objet de sa valeur, elle avait finalement abouti à « créer » la sculpture la plus ancienne connue de Papouasie-Nouvelle-Guinée. Etre capable de dater un objet si mystérieux fut comme lui donner une nouvelle identité et une nouvelle valeur, même si la pierre d’Ambum ne faisait plus parti du marché commercial. Il y avait des pierres en forme d’animal et des pilons dans d’autres musées et galeries, et probablement dans des collections privées. Ainsi, la valeur associée à la pierre d’Ambum créa un engouement pour des objets comparables. N’oublions pas que la datation est un critère primordial pour évaluer un objet, plus particulièrement pour les objets du Pacifique car les collectionneurs, les musées et les galeries sont toujours à la recherche d’objets pré-contact dont l’authenticité est plus certaine.

    Après cette vie indéniablement mouvementée, qu’en est-il de la pierre d’Ambum aujourd’hui ? Depuis son retour en Australie en 2000, la pierre a été restaurée à la perfection et ne porte aucun signe de la cassure. Après ses aventures en Europe, la National Gallery n’a plus jamais autorisé le prêt de l’objet à aucune institution. L’objet a été exposé au cours de toutes ces années ou presque, seul sur un piédestal blanc. Il est présenté comme le plus ancien chef d’œuvre papou connu au monde. Dans une vitrine en verre, la pierre est exposée comme une œuvre d’art qui a survécu des milliers d’années.

      Qu’en est-il de l’objet et de sa relation avec son pays d’origine, la Papouasie-Nouvelle-Guinée ? En 1970, alors que l’objet faisait partie des collections de Philip Goldman depuis plusieurs années, la pierre d’Ambum figurait sur un timbre papou, le New National Heritage Stamp Issue. La photographie de la Pierre d’Ambum qui avait permis l’impression du timbre avait été prise en Papouasie-Nouvelle-Guinée. En effet, Philip Goldman avait demandé au British Museum de créer un moulage de la pierre d’Ambum alors en sa possession et de l’envoyer à la Papua New Guinea National Museum and Art Gallery. Peut-être envoyer ce moulage était-il une façon pour lui de rapatrier la pierre là où elle appartenait, au territoire de Nouvelle-Guinée. Pourtant, en conservant l’original, Philip Goldman commit un délit de vol et d’appropriation d’une culture étrangère. Certains diront qu’en vendant la pierre à une institution internationale, la pierre d’Ambum fut rendue au public, bien que ce ne fût pas sur sa terre d’origine.

UNADJUSTEDNONRAW_thumb_6031

The Ambum Stone as presented in the Melanesian Gallery in 2017 in the National Gallery of Australia in Canberra. © Photographie : Clémentine Débrosse

     La longue biographie de la pierre écrite par Brian Elgoff lui a permis de mettre en évidence les relations complexes qu’entretiennent entre eux les différents statuts et changements de la pierre. On peut sans doute regretter qu’en concentrant son étude sur ce qu’il appelle la « vie sociale » de la pierre, il a laissé de côté la puissance esthétique de l’objet d’art. On ne peut que souhaiter une analyse – idéale, voire idéaliste – qui conjuguerait les angles esthétique et anthropologique avant d’envisager l’objet dans toute sa « carrière sociale ». C’est ce que mit en avant l’anthropologiste Alfred Gell en 1998 dans Art and Agency : il y décrit un mode de lecture des objets et des œuvres d’art qui fait converger une multiplicité d’angles, en affirmant qu’un artefact fait partie d’un système intégrant la vie sociale des choses comme leur dimensions matérielle et esthétique.

Clémentine Débrosse

Image à la une : Timbre postal de la pierre d’album, Early History – New National Heritage Stamp Issue, département de la poste et des télégraphes, Papouasie-Nouvelle-Guinée, 1970.

Kopytoff, Igor, 1986, p. 90.

2 Art papou, 2000, p. 209.

JPS, 1965, p. 79.

Egloff, Brian, 2008, p. 124.

Egloff, Brian, 2008, p. 202.

Kopytoff, Igor, 1986, p. 69.

Bibliographie :

  • 1965. « A Remarkable Stone Figure from the New Guinea Highlands ». In Journal of the Polynesian Society, pp. 78-79.
  • 2000. Art Papou: Austronésiens et Papous de Nouvelle-Guinée: 19 avril – 30 août 2000, Musée d’art africains, océaniens, amérindiens, Centre de la Vieille Charité, Marseille. Marseille, Musées de Marseille.
  • EGLOFF, B., 2008. Bones of the Ancestors: the Album Stone; from the New Guinea Highlands to the Antiquities Market to Australia. Plymouth: Altamira Press.
  • GELL, A., 1998. Art and Agency: An Anthropological Theory. Oxford, Clarendon.
  • KOPYTOFF, I., 1986. « The Cultural Biography of Things: Commoditization as Process ». In APPADURAI, A., (ed.), 1986. The Social Life of Things. Cambdridge, Cambridge University Press.
  • National Gallery of Australia website, Album Stone : https://nga.gov.au/AmbumStone/
  • National Gallery of Australia website, conservation report of the Album Stone : https://nga.gov.au/Conservation/Objects/ambum.cfm

6 Comments

Répondre à Alain NICOLAS Annuler la réponse


Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.