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Spear : histoire d’un patrimoine indigène

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Djali veut comprendre ce qu’être un homme veut dire. Son voyage commence en Terre d’Arnhem et l’emmène jusqu’à Sydney. Dans sa quête de sens, Djali s’expose aux histoires tourmentées d’autres hommes aborigènes d’Australie. Il est le témoin des infamies et des difficultés qu’ils doivent affronter alors qu’ils négocient leur vie dans une société qui refuse de reconnaître leurs besoins. Le défi de Djali est de tracer un chemin qui le guide vers une existence qui le nourrisse au lieu de le détruire.1

       Voilà le synopsis de Spear (2015), un film réalisé par Stephen Page, que l’on connaît principalement comme directeur artistique de la compagnie australienne de dance aborigène Bangarra Dance Theatre. Le film reprend et développe leur spectacle, également intitulé Spear, créé pour la scène en 2000. Spear, et Bangarra plus généralement, interroge les thèmes de l’identité et de l’appartenance. Au cœur de leurs créations se trouve la culture traditionnelle, son influence et sa réception par le monde contemporain.2 Selon Stephen Page, « la compagnie […] a été façonnée par plus de 40 000 ans de culture tout en étant imprégnée d’identités contemporaines ».3 Cette relation entre le passé et le présent est véritablement une interaction pour Bangarra et Page dans la mesure où ils repensent constamment leurs tradition. Plus que simplement rejouer le passé, on peut affirmer que Bangarra « se réapproprie de façon créative » leur culture aborigène et du détroit de Torrès.4
Ce lien entre passé et présent est absolument central pour comprendre la culture indigène. Le passé indigène a été marqué par la violence coloniale, par la spoliation des terres, la destruction de langues, la violation des cultures et des traditions. Etant donné que les Aborigènes étaient considérés à un stade inférieur d’évolution par les Européens (par exemple à cause de leur mode de vie comme chasseurs-cueilleurs), on considérait que leurs traditions et leur culture finiraient par disparaître avec le temps. Dès lors, le christianisme a été considéré comme une substitution appropriée. Les « générations volées » sont un autre chapitre sombre de l’Histoire du peuple aborigène et du détroit de Torrès : jusque dans les années 1970, des enfants indigènes ont été enlevés de force à leur famille pour être élevés dans des institutions ou pour vivre dans des familles blanches où ils servaient parfois de domestiques ou d’ouvriers agricoles. Les effets de ces enlèvements persistent évidemment encore aujourd’hui.5 Stephen Page est le produit de cette Histoire. Il a grandi dans une ville où sa famille s’abstenait de parler sa langue ou de parler de leur identité et de leur culture en raison de la répression passée et par peur. C’était une époque où les Aborigènes venaient juste d’être reconnus comme citoyens de l’état australien après des années d’activisme et de campagne pour une égalité des droits.6 Page s’est reconnecté avec son patrimoine culturel et familial à travers la danse et le théâtre, et en passant du temps dans les communautés du Territoire du nord de l’Australie qui l’ont accepté comme un membre à part entière de leur communauté.7 Être descendant d’Aborigènes et affirmer et « agir » sa culture sont deux choses différentes en Australie contemporaine. Pour la plupart des Aborigènes, incarner leur identité implique de se reconnecter avec certaines traditions pour pouvoir se réapproprier leur propre culture, par-delà le trauma évident laissé par le passé colonial.

Le patrimoine indigène

      Selon les textes officiels publiés par le gouvernement australien, le terme générique de « patrimoine indigène » (Indigenous heritage) est lié à des notions associées à l’environnement. Dans le contexte australien, on peut définir le patrimoine indigène par sa « continuité [physique et culturelle], par la création et le maintien de liens continus avec le peuple et la terre ».8 Les liens entre les peuples indigènes et les droits au territoire se sont accrus avec le temps avec, par exemple, la Loi sur les titres fonciers (Native Title) de 1993 qui permet aux Australiens indigènes de retrouver un pouvoir, de revendiquer et de récupérer le droit de propriété et l’accès à leur terre ancestrale. Ainsi que l’illustrent les documents officiels émanant du gouvernement australien, ce patrimoine est lié à des discussions politiques au sujet de la terre et est lié à des « lieux associés aux histoires du Dreaming, à des lieux associés à leur spiritualité, à des lieux où d’autres cultures sont entrées en contact avec les peuples indigènes, à des lieux qui revêtent une importance particulière pour un usage plus contemporain ».9 Toutes ces dénominations font apparaître la notion de lieu qui est, pourrait-on dire, une notion très occidentale – nous pouvons nous demander si cela reflète bien le processus lié au patrimoine dans son spectre plus large.
Quelle est l’origine du concept de « patrimoine indigène » ? Ainsi que le mentionne l’introduction, la notion de patrimoine indigène s’est construite principalement à travers l’idée coloniale que les « sauvages récemment découverts » disparaîtraient, ou que, du moins leurs pratiques d’un autre âge disparaîtraient. En raison de cette vision, les Aborigènes australiens étaient considérés comme sans importance et insignifiants. Dès lors, le patrimoine colonial australien était le seul patrimoine digne de ce nom.10 Cela signifiait que l’architecture coloniale, les monuments publics et toutes les constructions de l’époque coloniale étaient dignes d’attention et de respect tandis que le patrimoine indigène était délaissé et méprisé.

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Danseurs aborigènes australiens à la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques d’été de Sydney, 15 septembre 2000. Source : CTV News © Ryan Remiorz

       D’un point de vue européen, il est probable que l’emblème du patrimoine australien est l’Opéra de Sydney, son pendant indigène étant le célèbre rocher rouge d’Uluru. Inauguré en 1973, l’Opéra de Sydney est un des bâtiments les plus célèbres du 20ème siècle. Il a été inclus dans la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO – de même que le parc national de Uluru-Kata Tjuta. Uluru est un site central pour le Dreaming et les Songlines depuis des milliers de générations. Il est intéressant de réfléchir à la façon dont l’Opéra de Sydney, le bâtiment iconique australien, a été utilisé dans le cadre des festivités pour les jeux olympiques en 2000 pour faire la démonstration de la réconciliation aux premiers habitants du pays et au monde entier. C’est le chorégraphe aborigène Stephen Page qui était responsable de la cérémonie qui s’est déroulée devant l’Opéra. C’est également Page qui a chorégraphié la cérémonie « L’éveil » (« The Awakening ») au stade olympique pour l’occasion, créant ainsi un spectacle indigène qui montrait la continuité, la vitalité et la vie de la culture des Australiens indigènes, ce que l’Australie comme nation avait à cœur de promouvoir comme une partie intégrante de son identité – identité qui avait été niée depuis la colonisation jusque dans les années 1960.11

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La compagnie Bangarra Dance Theatre lors des Jeux Olympiques d’été de Sydney, 2000.
Source : Bangarra Dance Theatre.

     Cela a bel et bien été l’occasion de donner une visibilité et une reconnaissance au peuple indigène devant des millions de personnes à travers le monde. Présentant une perspective différente, Larson et Park nous expliquent que l’Australie n’était pas seule à vouloir présenter les cultures traditionnelles. En effet, « les cérémonies olympiques sont conçues pour mettre en valeur le symbolisme nationaliste, à tel point que la poursuite de la fierté nationale et du prestige national déployés lors du triomphe olympique est devenu l’emblème des Jeux modernes. »12 Ce faisant, des pays comme l’Australie ont continué à développer l’identité nationale de leur pays comme un élément de fierté alors qu’en fait, c’est un processus de déconstruction du colonialisme qui aurait dû avoir lieu. De la même façon, si l’on prend l’exemple d’Uluru, l’Australie a utilisé le site comme un repère traditionnel afin de revendiquer une identité nationale qui est, selon White, rien moins qu’une invention », « une idée [que] nous portons dans nos têtes ».13

Patrimoine immatériel

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Danses traditionnelles de femmes aborigènes près d’Uluru pour marquer le trentième anniversaire de la date où le rocher a été rendu.

     Pour les Aborigènes, Uluru est bien plus qu’un repère. C’est un endroit où des histoires sont racontées, un endroit de mémoire collective. C’est un endroit où l’histoire orale est au centre de chaque cérémonie pour rejouer et reproduire les actes de leurs ancêtres, réactiver et conserver leurs croyances et leurs traditions. C’est précisément pour tous ces lieux qui sont bien plus qu’un point sur une carte que l’UNESCO a adopté la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel le 17 octobre 2003. La Convention a apporté un regard nouveau sur ce qu’est le patrimoine et sur ce qu’il signifie. Alors que le patrimoine désigne généralement des lieux et des objets, la Convention se concentre sur le patrimoine immatériel : les traditions orales et expressions vivantes, les arts du spectacle, les connaissances et les pratiques relatives à la nature et à l’univers ainsi que l’artisanat.14 La Convention a agi en raison de la « menace de détérioration, de disparition et de destruction de la culture immatérielle ».15 Pour prévenir cette détérioration, cette disparition et cette destruction, la Convention a proclamé que les pratiques en danger étaient des chefs d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité en vue de garder une trace de ces pratiques en prenant les mesures et en fournissant les moyens pour qu’elles soient préservées.
En fonction du point de vue que l’on adopte, le patrimoine peut couvrir plusieurs aspects et champs. Selon Roy Jones et Brian J. Shaw, on peut l’aborder de façon topologique, ethnique, perceptuelle et par échelle.16 Jusqu’ici, nous avons abordé plusieurs aspects qui relèvent de la dimension topologique puisque nous avons parlé de patrimoine culturel. Nous avons aussi abordé des aspects ethniques puisque nous avons essayé d’évaluer le patrimoine indigène. Nous allons maintenant examiner l’aspect perceptuel en explorant le patrimoine tangible et intangible. Dans son ouvrage Uses of Heritage, Laurajane Smith nous donne les clés pour lire et comprendre le terme générique de patrimoine indigène. Dans les premières lignes de son livre, Smith nie l’existence du patrimoine comme chose. Pour elle, il s’agit d’un processus ou d’un travail, un travail du patrimoine (heritage work)17 ainsi qu’elle l’exprime. La théorie principale de Smith repose sur la compréhension de la notion de patrimoine comme « processus culturel et social qui participe à une dynamique du souvenir qui fonctionne pour créer des façons de comprendre et de participer au présent ».18 Il s’agit de « la production de sens dans le présent, pour le présent ».19
Comme exemple, Smith utilise le terme de heirloom qui désigne une forme de patrimoine, un bien de valeur qui est transmis de générations en générations, afin de comprendre l’agentivité à l’œuvre dans le concept de patrimoine. Cette forme de patrimoine peut être toute sorte d’artefact, à condition qu’il soit matériel. Ce patrimoine est la présence, la preuve de l’existence et de la véracité de l’histoire d’une personne. Alors que l’aspect matériel est l’aspect physique de ce que peut être le patrimoine, son essence est dans l’agentivité qui l’entoure. En effet, des histoires racontées sont associées à ce patrimoine, ce qui est simplement une façon d’interagir et de créer l’occasion de propager l’histoire – c’est une forme d’aide-mémoire.20 Pour Smith, c’est bien dans l’immatériel que réside le patrimoine. Même si le patrimoine matériel (heirloom) est perdu, l’histoire n’en disparaîtra pas pour autant. Bien plus qu’un simple processus de transmission, ce patrimoine est également lié à l’expérience elle-même et au récipiendaire.21 Alors que la personne qui transmet le patrimoine doit se souvenir de l’histoire pour la traduire, le récipiendaire doit être actif et prêter attention à ce qu’on lui transmet. Ainsi, tout le processus de transmission du patrimoine peut être considéré comme performatif.22 En outre, Smith explique clairement que le patrimoine n’a pas de réalité matérielle, par exemple une réalité qui pourrait être localisée sur une carte. Il s’agit plutôt d’un « sentiment de l’existence d’un lieu » (a sense of place).23 Ce patrimoine permet de comprendre sa place culturelle et sociale au sein de sa communauté. C’est un « outil culturel qui permet d’exprimer, de faciliter et de construire un sens de soi, un sens de sa propre identité et de son appartenance ».24 À travers cette définition, la catégorisation ethnique du patrimoine semble ne pas être opérante dans la mesure où le patrimoine est, par définition, une façon de reconnecter le passé et le présent à travers  l’exécution des agentivités transitionnelles, que cela se passe dans un contexte indigène ou pas. C’est pourquoi, selon Smith, bien que l’on associe souvent le concept de patrimoine avec quelque chose de tangible et réel, ce sont, en réalité, les agentivités liées à ce que l’on considère comme du patrimoine – l’immatériel – qui sont le vrai patrimoine.

Spear : le film

        Ainsi que le synopsis du film l’explique, Spear est un lieu où le spectateur voit Djali, le protagoniste évoluer en réaction aux différences et aux discordances entre les problèmes traditionnels et les problèmes contemporains, alors qu’il voyage dans son pays et rencontre des gens. Au cours de son voyage, Djali est confronté à Suicide Man (l’homme suicide), Dingo Man (l’homme dingo), Androgynous Man (l’homme androgyne), Alcohol Man (l’alcoolique), Prison Man (l’homme en prison), Abused Man (l’homme maltraité), Old Man (le vieil homme), Romeo, Old Lady (la vieille femme), Earth Spirit (l’esprit de la terre) et Woman of Desire (la femme du désir).

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Début du film, cérémonie. Source : Stephen Page, Spear, 2015.

         La scène d’ouverture du film montre une cérémonie contemporaine de purification traditionnelle au cours de laquelle Djali débute son initiation.25 Dans un paysage typique du Territoire du nord, des danseurs entourent Djali alors que des femmes apportent la fumée et des peintures. Cette scène est particulièrement pertinente à l’idée de patrimoine développée plus haut. En effet, Djali, un jeune homme de la ville, doit redécouvrir ses traditions (son patrimoine culturel), d’une façon qui n’est pas sans rappeler ce que le jeune Stephen Page a probablement dû faire. Au loin, nous découvrons le personnage de Romeo qui est une représentation de l’indigénéité de Djali. Le processus d’initiation en lui-même est un spectacle, une performance pourrait-on dire, au cours de laquelle les aînés transmettent les connaissances dont la danse, la musique et les histoires racontés font partie intégrante. L’indigénéité conférée par les histoires du Dreamtime sont enrichies par le grand aigle d’Australie, un personnage du Dreamtime : un danseur, recouvert d’ocre blanche et de feuilles, est suspendu au plafond. La séquence entière et le danseur recouvert de l’ocre traditionnelle et de feuilles évoquent les connaissances indigènes ancestrales. Dans cette initiation, Djali apparaît comme la représentation d’un jeune homme contemporain, descendant d’Aborigène, qui prend part à un spectacle au cours duquel son patrimoine ancestral lui est transmis.

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Le grand aigle d’Australie. Source : Stephen Page, Spear, 2015.

      Pour accentuer la manière dont les aspects traditionnels et contemporains de la vie de Djali sont imbriqués, les séquences contemporaines alternent avec des environnement plus traditionnels. Les rencontres sont nombreuses, et elles révèlent toutes différents aspects de ce que cela signifie d’être aborigène dans la société australienne contemporaine. Dans plusieurs séquences, Djali rencontre Old Man qui représente l’aîné de la communauté. C’est à travers l’observation que Djali apprend combien l’aîné est sage. Cependant, la plupart des séquences de grande connivence entre Djali et Old Man se passent dans une jungle urbaine. L’échange de connaissances se passe entre les deux hommes, Djali endossant le rôle d’aîné afin de pouvoir partager le patrimoine détenu par Old Man.

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« Mon boomerang ne reviendra pas » (« My Boomerang Won’t Come Back »). Source : Stephen Page, Spear, 2015.

     Dans une autre scène, alors que Old Man et Djali entrent dans la salle communautaire, la chanson « Mon boomerang ne reviendra pas » (« My Boomerang Won’t Come Back ») résonne26 tandis qu’au fond de la salle, une banderole « Bienvenue au pays » est accrochée au mur. Tous les danseurs se produisent sur l’air de la chanson britannique et Old Man et Djali finissent par les rejoindre :

Mon boomerang ne reviendra pas
Mon boomerang ne reviendra pas
Je l’ai lancé partout
Et me suis entraîné jusqu’à ce que je devienne tout noir
Je suis une honte pour la race aborigène
Mon boomerang ne reviendra pas.27

      La banderole « Bienvenue au pays » et les paroles racistes de la chanson détonnent et donnent une dimension ironique à la scène. L’ironie est clairement l’expression d’une condamnation de l’héritage colonial britannique et de ses vestiges dans le monde contemporain. Djali et Old Man dansent et se déplacent dans cet environnement comme métaphore des Australiens indigènes qui veulent vivre avec leurs traditions, au sein d’un monde colonisé qui se moque et méprise les communautés indigènes, leur culture et leurs croyances.

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La fin de l’initiation de Djali, en compagnie de son moi spirituel, Romeo. Source : Stephen Page, Spear, 2015.

     Le cadre du film est principalement le monde contemporain. La plupart des rencontres indigènes clés se produisent vers la fin du film, à un moment où Djali finalement se connecte avec son patrimoine indigène. Après avoir été le témoin du suicide de Suicide Man, il éprouve un grand sentiment de perte et de regret. Ce moment du film est une rupture dans l’histoire où Djali réussit à se reconnecter avec ses ancêtres. Djali devient le centre d’une des dernières cérémonies où tous les personnages interagissent, presque comme si c’était l’acte final de l’initiation de Djali. Dans cette séquence, Earth Spirit, la source de la tradition, rapproche Romeo et Djali : l’initiation est consommée.28 Preuve que l’initiation est accomplie, Djali devient le grand aigle recouvert d’ocre blanche.

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Djali est devenu le grand aigle. Source : Stephen Page, Spear, 2015.

            Alors que toutes ces histoires comblent le fossé entre les jeunes Australiens aborigènes contemporains et leur patrimoine traditionnel, l’élément clé qui fait que le long processus et le spectacle convergent et aboutissent est la danse. Jessica Cassita définit la danse comme un « médium majeur pour transmettre des histoires qui se sont accumulées au cours des 40 000 dernières années ».29 Lorsque Page parle de la danse comme « l’élément mère, la forme »30, nous pouvons aller plus loin et dire que la danse est l’élément central de l’agentivité du patrimoine : avec le temps, l’espace et l’énergie, la danse, comme les mots, crée le dialogue qui transmet le message et, avec lui, des millénaires d’histoires.

     Si nous considérons que Spear agit pour le patrimoine, le film en tant qu’artefact est l’élément à travers lequel on se souvient qu’une tradition a eu lieu. Il produit du sens dans le présent, pour le présent. Souvent considérée comme païenne pendant la période coloniale31, la danse est le moyen par lequel Bangarra et Stephen Page transmettent leur patrimoine aux jeunes Australiens indigènes « perdus » tels Djali, mais également aux communautés occidentales, comme un moyen d’éclairer ce qu’est le patrimoine aborigène et d’expliquer son importance. La transmission est au cœur de Bangarra. Page et sa compagnie sont investis pour redonner vie (« rekindling »)32 aux traditions aborigènes grâce à des ateliers avec des danseurs de la compagnie. La danse développée par Page est indéniablement contemporaine ; ce sont les ajouts et l’incorporation de la tradition indigène qui en font un spectacle unique. En conjuguant les mondes contemporains et indigène, Stephen Page permet au public de créer une forme de dialogue avec le patrimoine indigène. L’agentivité du patrimoine est multiple et est tout sauf matérielle : le patrimoine indigène ne réside pas uniquement dans le patrimoine muséal, mais aussi dans des spectacles contemporaines et traditionnelles comme Spear.

Clémentine Débrosse

Image à la une : Poster du film Spear, Stephen Page, 2015. Source : Dancefilm.com.au

1 Marriner 2016, p. 3.

2 Ibid.

3 Ibid, p. 4.

4 Glowszewski and De Largy Healy quoted in Nyssen 2018, p. 13.

5 De nombreux enfants sont toujours à la recherche de leur famille. Le 13 février 2008, le premier ministre australien Kevin Rudd a demandé pardon au peuple indigène d’Australie au nom de la nation pour l’enlèvement des enfants. //
Many children are still looking for their parents. On 13 February 2008, Prime Minister Kevin Rudd issued a formal apology for the removal of children to Australia’s Indigenous people in the name of the nation.

6 À la suite d’un référendum et d’un changement de la Constitution, ce n’est qu’en 1967 que les Aborigènes d’Australie et du détroit de Torrès ont été légalement considérés comme citoyens australiens. //
It is only in 1967 that Indigenous and Torres Strait Islanders were granted citizenship after a referendum and a change in the Constitution.

7 Gough Henly 2004, p. N/A.

8 Anon. ‘Indigenous Heritage’, Australian Government.

9 Ibid.

10 Lowenthal cited in Price 2017, p. 70.

11 Il est important de mentionner qu’en 2000, le premier ministre John Howard refusait toujours de présenter ses excuses au nom de la nation pour la façon dont les Australiens indigènes avaient été traités au cours de la période coloniale. Au cours de la cérémonie de clôture de ces jeux olympiques, le groupe de rock australien Midnight Oil est apparu sur scène avec des vêtements noirs sur lesquels se détachait le mot ‘PARDON’ en lettres blanches, pour protester contre le refus de Howard de présenter ses excuses. Ils ont interprété leur chanson connue ‘Beds Are Burning’.//
It is worth mentioning that in 2000, Prime Minister John Howard was still refusing to apologise on behalf of the nation for the infamous treatment of Indigenous Australians during the colonial period. During th2000 Olympics’ closing ceremony in Sydney, Australian rock band Midnight Oil appeared on the stage unexpectedly dressed in black with the word ‘SORRY’ printed in white on their clothes, as a protest against Howard’s refusal to apologise. They sang their famous song ‘Beds Are Burning’.

12 Larson and Park cited in White 2013, p. 155.

13 White 2013, p. 155.

14 Anon. UNESCO.

15 Ibid.

16 Jones and Shaw 2007, p. 1.

17 Smith 2006, p. 2.

18 Ibid.

19 Ibid.

20 Smith 2006, p. 46.

21 Smith 2006, p. 47.

22 Ibid.

23 Smith 2006, p. 75.

24 Ibid.

25 Marriner 2016, p. 8.

26 Ibid, pp. 13-15.

27 The song ‘My Boomerang Won’t Come back’ was created in 1962 and was a success in spite of being racist. It was eventually banned on ABC radio in 2015.

28 Speak EPK Assembly 2016, p. N/A.

29 Cassita 2002, p. N/A.

30 Speak EPK Assembly 2016, p. N/A.

31 Beaman 2018, p. XIX.

32 Bangarra a lancé un programme pour les jeunes (Rekindling Youth Program) en 2013. Son but est “de stimuler la fierté, les liens de parenté et le sentiment de force chez les jeunes Australiens aborigènes et du détroit de Torrès à travers une série de résidences de danse organisées pour des collégiens et des lycéens ». //
Bangarra launched the ‘Rekindling Youth Program’ in 2013. Its aim is “to inspire pride, kinship and a sense of strength in young Aboriginal and Torres Strait Islanders through a series of dance residencies with secondary school-aged students.”
https://www.bangarra.com.au/community/rekindling/

Site internet de Bangarra Dance Theatre : https://www.bangarra.com.au

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