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Aux origines de l’anthropologie : entre racisme et colonialisme

À la fin du XXème siècle, les anthropologues commencèrent à reconnaître l’implication de leur discipline dans la domination d’autres peuples, à travers l’esclavage, l’impérialisme et le colonialisme. De quelle manière une discipline qui a pour but d’étudier l’Homme a-t-elle pu participer à la domination et la discrimination de ce dernier ? Comment l’anthropologie, dans les débuts de sa formation, a-t-elle pu servir une idéologie coloniale ? C’est à ces questionnements que l’article propose de réfléchir. Mais avant toute chose, il nous faut cerner ce que signifie « anthropologie » et quelles sont les racines de cette discipline.

Si l’on vous dit anthropologie, qu’est-ce que cela vous évoque ? Anthropos vient du grec et signifie « être humain ». Logos correspond au langage, au discours qui est porté sur un objet, mais désigne aussi la science qui est développée autour de ce dont on parle. L’anthropologie serait donc, étymologiquement parlant, le discours sur l’Homme, la science de l’Homme. En tant qu’étude de l’homme, l’anthropologie s’inscrit ainsi dans le domaine des « Sciences humaines », tout comme la sociologie, qui elle est tournée vers les phénomènes sociaux et les relations entre les individus. Maintenant nous saisissons l’origine du terme. Mais pourquoi l’Homme a-t-il eu besoin de développer cette étude de l’Homme ? Et quel Homme est d’abord désigné comme sujet d’étude ?

Cet article pourrait tenter d’apporter des réponses en puisant des exemples dans toutes les époques, et à travers diverses régions du monde. Cependant, le choix est fait de nous concentrer sur l’Europe, afin d’obtenir un aperçu, à travers quelques exemples, des origines de la discipline, de ses motifs, de l’impact des Grandes Découvertes et du siècle des Lumières sur la théorisation, la catégorisation et la domination de « l’Autre ».1 

Dès l’Antiquité, l’Homme prit conscience de l’existence des différences entre sa propre personne, son environnement, les personnes qui parlent sa langue, et le reste du monde qui l’entoure. Par exemple, le grec Hérodote2, en voyageant en dehors de sa région d’origine, observa des diversités entre les langages et cultures qu’il rencontrait, en comparaison avec ses propres connaissances et habitudes. Il l’expliqua alors par la géographie, le climat, bref le monde naturel environnant. Hérodote adopta un point de vue ethnocentrique, c’est-à-dire qu’il analysait l’Autre par rapport à son propre peuple, le peuple grec.

Selon Saint Augustin, théologue du IVème siècle, il n’existait pas d’Antipodes, c’est-à-dire qu’il n’existait pas une autre partie du monde, diamétralement opposée au monde connu, où vivraient d’autres Hommes. On pensait alors à l’époque que la plupart du monde avait été découvert. Cependant, c’est un postulat qui fut remis en cause par les Grandes Découvertes3 et les explorations, précédées déjà dès le XIème siècle par les croisades en Afrique et au Moyen-Orient. Celles-ci furent suivies aux XIVème et XVème siècle des « découvertes » de l’Asie avec par exemple les voyages de Marco Polo vers 1254-1324, puis par Christophe Colomb qui « découvrit » le « Nouveau Monde » dans le dernier quart du XVème siècle, jusqu’à l’accomplissement de la première circumnavigation par Magellan en 1522.4 Ces explorations furent un élément majeur du développement de la discipline anthropologique européenne, puisque la découverte de l’Autre amena à réaliser que ce que l’on considérait jusqu’alors comme naturel, était en réalité différent dans chaque peuple, et de l’ordre du culturel, comme par exemple les habitudes alimentaires, le lien avec la nature, les pratiques sexuelles…

Ces peuples aux pratiques étranges et inexplicables étaient alors considérés – spécialement en ce qui concerne les « Indiens » natifs du « Nouveau Monde » – comme trop « sauvages » et « primitifs » pour appartenir à la même famille de la création divine que les Européens. D’après Saint Thomas d’Aquin, philosophe et théologien du XIIIème siècle, ces peuples étaient trop imparfaits pour être des humains et étaient donc des esclaves naturels pour l’européen, puisqu’ils ne constituaient pas son égal.5 De telles considérations donnèrent à l’époque une légitimité à la pratique de l’esclavage. Bien que se développe également une fascination pour ces gens, celle-ci est alors un outil de critique d’une société européenne considérée comme décadente : ces étrangers ne sont pas considérés en eux-mêmes mais comme opposés à la société européenne.

S’opère peu à peu entre les XVIème et XVIIIème siècles, une prise de conscience d’un lien entre les peuples vivant dans ces terres lointaines et les Européens. On commence effectivement à observer certaines similarités entre ces sociétés, similarités que l’on cherche alors dans l’histoire. Plusieurs théories fleurissent, comme celle affirmant que les indigènes seraient des descendants d’anciens continents engloutis. Le fameux exemple de l’Atlantide sert à expliquer des éléments culturels semblables entre Incas, Aztèques et Européens.6 Ce sont de telles théories qui mèneront ensuite à la doctrine de la monogénèse en anthropologie, c’est-à-dire la théorie selon laquelle les « races » humaines sont une espèce commune, mais présentent des différences physiques liées à l’environnement. Cette théorie est opposée à celle de la polygénèse, statuant que les « races » ont des origines variées et que par conséquent leurs différences sont innées. La théorie de la polygénèse entretient un lourd héritage : au-delà du fait qu’elle participa à la formation de la discipline anthropologique, elle se trouve également aux fondements de ce qu’on appelle le racisme positiviste, c’est-à-dire d’un racisme qui prétend puiser ses sources dans la science.

Atlantide

Carte de l’Atlantide d’après Platon et Diodore, Bibliothèque Nationale de France, 1775. © Gallica.bnf.fr.

Mais pour pouvoir parler de « race » et de racisme, il nous faut d’abord revenir à notre évocation des Grandes explorations. Au-delà d’un premier attrait économique, de rivalités coloniales, et d’emprise sur les routes navigables, les voyages vers le lointain sont également motivés par une certaine curiosité scientifique. Au long du XVIIIème siècle — siècle des Lumières — certaines expéditions montrent un caractère encyclopédique de définition du monde et de ce qu’il contient. C’est par exemple le cas des expéditions de Bougainville en 1768 et de Cook en 1769 et 1778. Bougainville perçoit chez les peuples qu’il rencontre, notamment en Polynésie, ce qu’il considère comme une simplicité de vie, une pureté d’esprit, et une société idyllique. Cette vision du « bon sauvage » sera également alimentée par Rousseau, dans son Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes publié en 1755, où il décrit les mœurs du « bon sauvage ». Il s’agit d’un homme simple resté à l’état de nature. Selon Rousseau, l’Homme naît bon, mais il est ensuite perverti, corrompu par la société. Par conséquent, c’est à cet Homme simple que devait ressembler l’Homme Européen dans le passé, avant la décadence apportée par la civilisation. Dans ce sens, et à l’opposé de la vision de Saint Thomas d’Aquin, l’Homme indigène de certains pays lointains devient un modèle de vertu.

Charvet Dufour

CHARVET Jean-Gabriel, manufacture Dufour. Les sauvages de la mer du Pacifique ; les voyages du Capitaine Cook. Début du 19e siècle. Impression sur papier. © Musées départementaux de la Haute-Saône.

La période des Lumières,7 de manière générale, tente de définir et d’atteindre ce qui est considéré comme une version idéale de l’être humain. Selon la pensée d’alors, cela est possible à travers le progrès et le perfectionnement. C’est au début du XIXème siècle que Charles Darwin fait son entrée, influencé par cette pensée des Lumières. La pensée de Darwin opère une révolution, non seulement en plaçant l’Homme au sein du règne animal à la suite notamment des études de Charles Linnée8, mais également, et contrairement à ce dernier, en statuant qu’il s’opère une évolution au sein des espèces et que ces dernières ne sont pas fixes. Avant l’annonce d’une telle théorie, la croyance commune était que Dieu avait créé chaque espèce distinctement, et que ces espèces avaient les mêmes caractéristiques que le couple originel. La théorie d’une évolution des espèces amena également à celle de la sélection : selon Darwin, seuls les organismes capables de s’adapter à un environnement donné pourront survivre ; les autres sont destinés à l’extinction.

Darwin beetles

Collection de scarabées de Darwin. © University of Cambridge / Julieta Sarmiento Photography

Pourquoi donc vous parler de biologie dans un article consacré à la discipline anthropologique ? Pour la simple raison que les théories de Darwin eurent un grand écho chez les observateurs de l’Homme, et que ces derniers commencèrent à appliquer cette idée de stades d’évolutions aux différentes civilisations. C’est ce que l’on nomme évolutionnisme. Ce n’est plus l’environnement biologique, comme chez Darwin, qui sert de sujet d’étude, mais ce sont les différentes civilisations et leurs traits culturels qui vont être classés. On compare alors des données qui viennent de milieux différents, afin d’en tirer des conclusions générales. En effet, avec la découverte de l’Autre au cours des rapports coloniaux, l’Homme Européen chercha à comprendre et classifier toutes ces nouvelles cultures qu’il découvrait. Toujours dans cette optique d’un progrès vers la perfection, les cultures vont être placées sur une échelle d’évolution, selon différents stades par lesquels chaque société passe. James Frazer, l’un des théoriciens de ce mouvement, considérait par exemple que chaque société passait par trois stades fondamentaux. D’abord celui de la magie, lors duquel la croyance réside dans des lois naturelles, que l’Homme essaie de contrôler à son avantage à travers des rituels. Vient ensuite le stade de la religion. Ce stade est défini par la prise de conscience qu’il existe des forces plus grandes que la nature, des êtres surnaturels dont le pouvoir est supérieur à celui de l’Homme. Enfin, viendrait la science, accomplissement de toute civilisation, basée sur l’expérience, et indispensable au progrès.9 Mais alors comment sont classifiés et hiérarchisés les peuples sur cette échelle ethnocentrée, c’est-à-dire issue du regard et de la compréhension du monde par l’Homme Européen ? Tout en bas de l’échelle se trouvent les Africains et les Aborigènes d’Australie, dont le mode de vie est considéré si « primitif » qu’il se rapprocherait des temps préhistoriques européens. Ensuite viennent différents peuples, notamment les civilisations d’Extrême-Orient qui sont considérées comme plus évoluées. L’extrême progrès civilisationnel se trouve, selon les évolutionnistes, matérialisé dans la culture Européenne.

Afin de comprendre l’impact de théories comme celles de Frazer, il nous faut faire le lien avec l’impérialisme et le colonialisme imposés par l’Europe dans les pays colonisés. Comme le souligne Benoît de l’Estoile, « Le schéma évolutionniste fournit à la fois un sens à l’histoire et un objectif aux politiques coloniales ».10 En effet, l’affirmation selon laquelle les peuples rencontrés nécessitaient encore de progresser sur l’échelle de l’évolution légitimait alors les pratiques coloniales, les définissant comme un soutien « altruiste » sur la voie du progrès. Ainsi se dessine la prétendue « mission civilisatrice »11 du colon européen. L’étude de ces civilisations considérées comme « primitives » devient également un précieux moyen de comprendre l’organisation des sociétés européennes préhistoriques, inconnues jusqu’alors en l’absence de tout témoignage matériel. Par exemple la culture matérielle des Aborigènes d’Australie, considérée à cette époque par les évolutionnistes comme des plus « primaires », se rapprocherait ainsi de ce que fut certainement l’ancêtre de l’Européen. L’étude de l’Autre, tout comme sa mise en scène lors des Expositions coloniales12 participe à la construction d’une image positive du Nous.13

Lors de ces expositions se mettent en place des comparaisons entre les différentes « races », selon divers critères physiques, et à l’appui de mesures réalisées avec des instruments spécialement créés à cet escient. C’est ce que l’on nomme anthropologie physique, ou anthropologie biologique, liée également à la discipline de l’archéologie dans une approche biologique des groupes humains. Le développement de cet aspect de la discipline anthropologique est également permis par l’existence même des Expositions coloniales. Ces expositions font venir des « spécimens » du monde entier : l’anthropologue n’a alors plus qu’à se rendre dans les diverses sections de l’exposition, effectuer des mesures, et en tirer des conclusions, sans même se déplacer dans la région du monde en question. Au-delà d’une simple théorisation, les Expositions coloniales utilisent le discours racialiste afin de légitimer l’expansion coloniale d’une part, mais également dans un but éducatif et pédagogique. Les visiteurs de ces expositions sont donc également « instruits » à propos de cette hiérarchisation raciale, et des différences à observer entre eux et l’Autre ; ainsi que du progrès que l’Europe propose, dans toute sa « générosité », d’apporter à ces peuples afin de les faire entrer dans la civilisation. Comprenez-vous l’impact de telles théories sur le développement d’un racisme populaire, et son enracinement dans l’imaginaire commun ? Imaginaire commun, qui plus est, envahi à la même période d’images publicitaires, journalistiques, satyriques dépeignant l’Autre comme un Homme préhistorique, parfois hypersexualisé, parfois sanglant cannibale… Le courant diffusionniste fut l’objet de nombreuses critiques. L’une de ces critiques était notamment le manque de données historiques et empiriques à l’origine de telles affirmations, n’étant finalement que des « futiles efforts de l’imagination »14 : notons que l’écossais Frazer passa la majorité de sa vie à sa table de travail, et ne voyagea pas plus loin que la Grèce. Le courant du fonctionnalisme britannique par exemple – dont la figure la plus marquante fut Bronislaw Malinowski – exprima ses doutes quant aux spéculations des évolutionnistes. Les fonctionnalistes développèrent alors une nouvelle méthode d’enquête, destinée à vérifier leurs théories. Celle-ci devait passer notamment par l’observation des faits sociaux directement au sein de la société étudiée. CASOAR se penchera sans doute sur cette méthode et son apport à la discipline anthropologique dans un prochain article.

Margaux Chataigner

Image à la une : Phrénologie. Détermination de l’angle facial de Camper » (c) PURIG VERLAG VOLKER/BRIDGEMAN IMAGES.

1 « L’Autre » désigne tout ce qui n’est pas soi-même et sa propre culture, tout ce qui n’est pas « Nous ». Nous sommes conscients qu’il peut être réducteur de se concentrer sur l’Europe, cependant cet article se veut un article d’introduction à la discipline anthropologique, son institutionnalisation, et son lien avec racisme et colonialisme, et nous ne souhaitons pas perdre le lecteur par de trop nombreuses informations.

2 Hérodote est un historien et géographe grec qui vécut au Vème siècle avant J.-C.

3  Nous utilisons le terme générique de « découverte » pour parler de ces explorations mais il est nécessaire de prendre en compte le fait que ce sont des découvertes du point de vue des Européens, et que les peuples autochtones connaissaient très bien le territoire avant leur arrivée. Cette notion de découverte a été parfois utilisée pour légitimer la prise de possession d’un territoire déjà habité mais que l’Européen s’attribuait en le « découvrant ».

4 Une circumnavigation est un voyage en bateau faisant le tour de la Terre.

5 ERICKSON, P.A., MURPHY, L.D, 2017. A History of Anthropological Theory. Fifth Edition. Toronto, University of Toronto Press, p. 37.

6  Ibid., p. 38. Selon le mythe de l’Atlantide, tout un continent abritant une civilisation ancienne, société idyllique et exemplaire, aurait disparu sous les eaux.

7 Cette période du XVIIIème siècle correspond à un mouvement littéraire et culturel en Europe au cours duquel s’illustre une soif de connaissance, ainsi qu’une volonté d’éducation du peuple. La science devient alors le mode de connaissance du monde par excellence, cherchant à dépasser l’emprise qu’avait jusqu’alors la Religion sur la compréhension du monde.

8 Charles Linné est un naturaliste suédois qui vécut au XVIIIème siècle.

9 James Frazer vécut entre 1854 et 1941. Il était écossais et il semblerait qu’il n’ait pas voyagé plus loin que la Grèce. Sa théorie des trois stades de l’humanité a été abondamment critiquée, et ne trouve plus vraiment d’adeptes dans l’anthropologie contemporaine. La critique se tournait notamment vers sa vision trop simpliste et réductrice de la religion, et de la magie, comme visions illusoires du monde, et également sur le fait que religion et science ne pouvaient être analysées sur le même plan, et que l’une n’avait pas remplacé l’autre, mais qu’elles répondaient à des questions totalement différentes.

10 DE L’ESTOILE, B., 2007. Le Goût des Autres. De l’Exposition coloniale aux Arts premiers. Paris, Flammarion, p 55.

11 Ibid, p 54.

12 Les Expositions coloniales eurent lieu principalement au XIXe et durant la première moitié du XXème siècle. Au-delà d’une volonté pour chaque pays représenté de montrer la richesse de ses colonies, et l’étendue de son pouvoir au-delà de ses propres frontières, ce fut aussi l’occasion d’exhiber des femmes et des hommes venus de ces territoires colonisés, dans une grande mise en scène de leurs mœurs et traditions.

13 DE L’ESTOILE, B., 2007. Le Goût des Autres. De l’Exposition coloniale aux Arts premiers. Paris, Flammarion, p. 63.

14 DELIÈGE, R., 2006. Une histoire de l’anthropologie. Écoles, auteurs, théories. Paris, Seuil, p. 54.

Bibliographie:

  • BANCEL, N., BLANCHARD, P., et al, 2004. Zoos humains. Au temps des exhibitions humaines. Paris, la Découverte.
  • DELIÈGE, R., 2006. Une histoire de l’anthropologie. Écoles, auteurs, théories. Paris, Seuil.
  • DE L’ESTOILE, B., 2007. Le Goût des Autres. De l’Exposition coloniale aux Arts premiers. Paris, Flammarion.
  • DUCROS, A., 1992. « La notion de race en anthropologie physique : évolution et conservatisme ». Mots. Les langages du politique, n°33 pp 121-141.
  • ERICKSON, P.A., MURPHY, L.D, 2017. A History of Anthropological Theory. Fifth Edition. Toronto, University of Toronto Press.
  • ZEITOUN, C., 2011. « Quand la biologie parlait de races humaines ». CNRS, Le journal, n°263, https://lejournal.cnrs.fr/articles/quand-la-biologie-parlait-de-races-humaines, dernière consultation le 12 novembre 2019.

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