Christie's n'a pas vendu que le Salvator Mundi en 2017

Salvator Mundi, Léonard de Vinci, c. 1500.

Pour la maison de vente Christie’s, l’année 2017 a été celle de tous les records. 383 millions d’euros : c’est le prix de vente du Salvator Mundi de Léonard de Vinci acquis par des investisseurs pour le Musée du Louvre Abu Dhabi, qui est devenu le 15 novembre 2017, la peinture la plus chère au monde. Mais le chiffre qui va nous intéresser particulièrement aujourd’hui est, bien que beaucoup moins important, le record de sa discipline : 6 345 000 euros. C’est le prix d’achat d’une sculpture hawaïenne vendue le 21 novembre lors de la vente Vérité qui regroupait des objets des arts d’Afrique, des Amériques et d’Océanie.

Carte d’Hawaii. © CASOAR

Si pour les non connaisseurs le montant du Salvator Mundi peut sembler excessif mais peut être compréhensible car signé de la main du maître Léonard de Vinci connu de tous, les 6 millions dépensés pour une sculpture de bois venant d’une île lointaine du Pacifique aujourd’hui 50ème état des Etats-Unis peuvent sembler totalement incompréhensibles. En effet, aux yeux du plus grand nombre l’Art se résume à des peintures telles que la Joconde, ou encore des sculptures anciennes comme la Vénus de Milo ou même encore un ready-made de Duchamp. Longtemps qualifié de « primitif », l’art d’Océanie était relégué à un rang secondaire voir tertiaire de l’art.

L’intérêt que portent certains collectionneurs à la culture de ces peuples insulaires est aujourd’hui grand et les objets qui y sont rattachés ont gagné en valeur (notamment marchande). En effet certains dessins de Picasso (considéré comme l’un des peintres les plus chers sur le marché) se sont vendus moins cher que cette sculpture hawaïenne. Mais alors, qu’est-ce qui la rend si spéciale ?

Sculpture du dieu Ku Ka’ili Moku, Hawaï.
© Christie’s

L’objet qui nous concerne est donc une sculpture de 53 cm de haut faite dans un bois endémique d’Hawaii (ohi’a-lehua [metrosideros collina]) et datée entre 1780 et 1820. Dite de style Kona, la sculpture représente le dieu de la guerre Ku ka’ili moku.

Nous pouvons identifier la sculpture comme une représentation du dieu Ku grâce à un ensemble de caractéristiques : position  du corps avec les genoux pliés et le torse en avant ; une bouche « dédaigneuse » notamment marquée par une avancée très prononcée du menton qui dévoile très largement les dents ; les yeux qui sont très étirés jusqu’à se prolonger dans la chevelure et les narines évasées.

Le dieu Ku, avec le dieu Lono, était un dieu majeur de la culture hawaïenne. En effet, ils représentent chacun les fondamentaux de la société : la guerre pour le premier et la généalogie ainsi que la fertilité pour le second. Ces qualités sont également très importantes car elles faisaient partie des caractéristiques essentielles que tout chef se devait d’avoir.

Chacun leur tour, ces deux dieux étaient mis à l’honneur la moitié de l’année représentant leurs valeurs respectives : Ku lors de la saison des sacrifices1 de mars à septembre et Lono lors du Makahiki (festival de la moisson) qui se déroulait d’octobre à février. Des représentations de ces dieux se faisaient alors plus nombreuses selon les périodes de l’année dans les complexes cérémoniels hawaïens appelés heiau. « Le mot heiau ou haiau désigne tout endroit de culte ainsi que les endroits où les sacrifices étaient offerts. »2 D’un point de vue étymologique, ce mot est dérivé de l’hawaïen hai qui veut dire sacrifice/sacrifier, de sorte que le temple est l’endroit où ont lieu les sacrifices. Ces enclos sacrés étaient l’endroit par excellence de la manifestation religieuse, tels de véritables sanctuaires où les divinités étaient vénérées.

Au début de la saison dédiée aux sacrifices et au dieu Ku, le temple luakini (temples exclusivement réservés aux chefs primordiaux et à la haute société) est consacré. À ce moment, toutes les sculptures représentants le dieu Ku sont placées au sein de l’heiau. En complément de ces grandes sculptures de temple on y trouvait des sculptures plus petites appelées akua ka’ai qui étaient des divinités personnelles. Ces sculptures étaient en général composées de la figure sculptées et prolongées d’un pilier en bois qui permettait de la planter directement dans le sol. Ce type de figure est celui qui a été attribué à la sculpture de la vente Vérité qui nous concerne aujourd’hui. Plus précisément, la notice de la statue du catalogue de la vente Vérité nous apprend que la sculpture aurait possiblement servie de gardien d’autel.

Heiau à Atooi, temple de Kaimea sur Kaua’i, janvier 1778, aquarelle, John Weber.

Mais une des particularités de la sculpture est son style dit Kona qui est annoncé dès le cartel de l’objet. Devons-nous en déduire que cette caractéristique est un gage de qualité pour la sculpture ?

Nous parlons donc de style Kona pour désigner un style sculptural qui s’est développé dans la région de Kona à Hawaii sous le règne de Kamehameha I entre la fin du XVIIIème et le début du XIXème siècle. Ce style est assez abrupt dans la taille du bois et laisse les coups d’herminette visible (que l’on retrouve surtout sur les grandes sculptures de temple). On voit une augmentation de la taille de la tête, une élaboration de la coiffure, des visages avec une bouche grimaçante très imposante, des narines retroussées, et les yeux étirés à tel point qu’ils rejoignent la chevelure. Ces caractéristiques vous semblent familières ? Ce sont en effet tous les points énumérés précédemment qui définissent la sculpture vendue chez Christie’s comme de style Kona et représentant le dieu Ku.

En effet lors de la création de ce style, Kamehameha I est au pouvoir et va alors faire du dieu Ku kai’ili moku son dieu tutélaire. Tous, ou la plupart, des heiau alors construits sont dédiés au dieu de la guerre. Ku étant le dieu principal à partir de la fin du XVIIIème siècle à Hawaii, le style Kona s’est alors développé autour de la représentation du dieu tutélaire, c’est pourquoi nous ne trouverons pas de figures représentants le dieu Lono avec un style dit Kona.

Jacques Arago, Heiau du roi à Kayakakoua, voyage de Freycinet, 1817-1820.

Si vous avez lu l’article jusqu’ici vous comprenez maintenant tous les éléments énumérés dans le cartel de l’objet et ce qu’ils impliquent. Mais la question « Plus de six millions d’euros pour une sculpture de bois ? » subsiste peut-être toujours dans l’esprit de certains d’entre vous.

Comme énoncé auparavant l’art d’Océanie a longtemps été qualifié d’ « art primitif » et a donc été relégué à un rang inférieur à une peinture ou une sculpture antique. Mais il reste tout de même considéré comme de l’art, et a donc a une valeur marchande supérieure à une figurine produite en quantité industrielle. Depuis le début du XXème siècle, les arts appelés alors « primitifs » ont pris une importance nouvelle dans le milieu artistique. En effet, de nombreux artistes tels Miró, Picasso, André Breton, Max Ernst ou encore Man Ray s’intéressent alors à ces cultures lointaines. C’est alors le début d’un intérêt nouveau pour l’Océanie, l’Afrique et les Amériques. Divers marchands parisiens tels que Pierre Loeb vont donc vouloir acquérir ces nouveaux objets de rêve. Pierre Loeb envoie Jacques Viot en Papouasie-Nouvelle-Guinée afin de rapporter ces nouvelles idoles encore si mystérieuses et pourtant déjà si prisées. Avec l’arrivée de ces objets directement dans les galeries au contact des amateurs d’arts parisiens, c’est un nouveau marché qui va alors se développer. Et si dans les années 1920 beaucoup d’objets restaient encore à découvrir, en un siècle le marché s’est appauvri – les plus importants objets faisant déjà parti des plus grandes collections privées ou muséales. Un autre facteur d’appauvrissement des objets sur le marché est également que les grosses ventes d’art d’Océanie, Afrique et des Amériques ont déjà eu lieu à la fin des années 1970-1980 comme la vente de la collection James Hooper par exemple.

Dans ce marché qui s’adresse surtout à des amateurs et connaisseurs, ce sont historiquement les objets africains qui battaient tous les records, mais selon Victor Teorescu du département Océanie/Afrique de Christies3, l’Océanie prend de plus en plus d’importance jusqu’à possiblement rattraper le marché africain dans un futur proche. Un engouement pour la discipline est donc réel. Au sein même de l’Océanie, c’est la Polynésie qui se fait la part belle et remporte le plus de suffrage auprès des collectionneurs, ce qui implique donc, de manière générale, une gamme de prix plus élevée que pour les objets mélanésiens. En effet, la Polynésie est, toujours selon Victor Teorescu, vue comme la « Grèce du Pacifique ». Au sein de ces objets polynésiens déjà très prisés des amateurs, certaines régions sont plus populaires que d’autres. Les objets hawaiiens ne sont collectionnés que par des collectionneurs très pointus. Pour ces mêmes collectionneurs, la sculpture hawaiienne est comme la pièce suprême pour compléter leur collection car les quelques exemples de sculptures connues aujourd’hui sont déjà toutes entre des mains privées ou exposées dans les galeries des plus célèbres musées du monde entier. Alors si une occasion se présente et que votre compte en banque vous le permet, sauterez-vous sur l’occasion ?

Clémentine Debrosse

1 Ces sacrifices consistaient majoritairement en des offrandes nourriture.

2 VALERI V., 1985. Kingship and sacrifice : ritual and society in ancient Hawaii. Chicago, University of Chicago Press : p.173.

3 Interviewé par Marion Bertin le 4 décembre 2017.

Bibliographie :

  • BARRÈRE D., 1975. Kamehameha in Kona : Two Documentary Studies. Honolulu, Department of Anthropology, Bernice Pauahi Bishop Museum.

  • BUCK P. H., 1957. Arts and Crafts of Hawaii. Honolulu, Bishop Museum Press.

  • COX J. H., & DAVENPORT W., 1988. Hawaiian sculpture. Honolulu, Bishop Museum.

  • D’ALLEVA A., 1998. Le Monde Océanien. Paris, Flammarion.

  • KAEPPLER A., 2008. The Pacific Arts of Polynesia and Micronesia. Oxford et New York, Oxford University Press.

  • MALO D., 1951 (1903). Hawaiian Antiquities. Honolulu, Bishop Museum Press.

  • STARZECKA D., 1975. Hawai’i : People and Culture. Londres, British Museum Publications.

  • THOMAS N., 1995. L’Art de l’Océanie. Londres et Paris, Thames and Hudson.

  • THOMAS N. & BRUNT P., (ed.), 2012. Art in Oceania : A New History. New Haven et Londres, Yale University Press.

  • VALERI V., 1985. Kingship and sacrifice : ritual and society in ancient Hawaii. Chicago, University of Chicago Press.

  • Interview de Victor Teorescu (Christie's) par Marion Bertin le 4 décembre 2017.

  • Notice de la sculpture représentant le dieu Ku vendu par Christie's lors de la vente Vérité le 21 novembre 2017 : http://www.christies.com/lotfinder/lot/importante-statue-hawaienne-de-style-kona-circa-6105523-details.aspx?from=salesummery&intObjectID=6105523&sid=3c152dff-9e9a-421b-8e64-4c59f17423d6

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