L'art océanien à la Tefaf 2018 : une sélection
Rendez-vous incontournable du monde de l’Art, la Tefaf (The European Fine Art Fair) s’est tenue cette année du 9 au 18 mars dans la ville de Maastricht. Pour cette 31e édition ce sont environ trente-cinq mille œuvres d’art, offrant un panorama éclectique de sept mille ans d’histoire de l’art, qui étaient présentées à la foule d’amateurs ayant fait le déplacement.
Au milieu des nombreuses galeries aux disciplines variées allant de l’Antiquité à l’Art Contemporain, quatre galeries offraient cette année des chefs-d’œuvre de l’art Océanien. Entre pièces intriguantes et œuvres iconiques de la spécialité, en voici une petite sélection non exhaustive témoignant non seulement de la vitalité mais surtout du goût et de la qualité toujours plus élevés de cette foire.
Provenances d’exception et œuvres emblématiques chez Lance et Roberta Entwistle
À l’angle des galeries d’antiquités, le premier stand qui apparaît quand on arrive dans l’espace réservé aux arts d’Afrique et d’Océanie est celui de Lance et Roberta Entwisle. Dans un élégant ensemble d’œuvres aux origines variées se distinguent plusieurs chefs-d’œuvre d’Océanie, notamment une délicate rapa de l’Île de Pâques - cet accessoire de danse à double pales qui porte à son apogée l’abstraction de la figure humaine. Emblème de l’art Polynésien, le corpus des rapa est non seulement l’un des plus restreint de l’art Océanien, mais il représente surtout le meilleur exemple de la recherche de perfection esthétique que manifestent les sculptures des grands maîtres pascuans.
À ses côtés s’affirme un majestueux tambour du Détroit de Torrès autrefois dans les collections du Museum für Völkerkunde de Leipzig. Considérées comme les plus élégants des tambours mélanésiens, ces œuvres illustrent magistralement l’inventivité et le talent des artistes de cette région, tant par leur forme unique, évoquant un poisson à la mâchoire grande ouverte, que par leur décor finement incisé et rehaussé à la chaux. Œuvres exceptionnelles, fruits d’un travail long et minutieux, ces tambours d’une grande valeur étaient dotés d’un puissant pouvoir et transmis de génération en génération. Apparaissant dans la collection d’Hans Meyer dès 1826, ce tambour s’inscrit parmi les plus anciens témoins de cet illustre corpus.
Complétant ce duo de chefs-d’œuvre, une autre pièce caractéristique de l’art Océanien est à mentionner : il s’agit du grand crochet agiba, photographié en 1925 par P. de Rautenfeld dans le Delta du Kikori. Représentations d’esprits importants associés à la chasse et à la guerre, ces œuvres étaient des propriétés claniques conservées dans la maison cérémonielle des hommes. Ils s’affirment par la remarquable dynamique de leurs formes, puisant leur inspiration dans une anatomie réinventée, dictée par la fonction de l’agiba. Au sein du corpus, ce crochet se distingue non seulement par sa très grande ancienneté, mais aussi par la beauté de son décor pictural, accentué par une conservation remarquable des pigments ; l’ensemble de ces qualités avait su séduire l’artiste Arman, qui conserva longtemps ce crochet dans sa collection personnelle.
L’inventivité des artistes mélanésiens chez Anthony JP Meyer
Présent depuis plus de vingt ans sur la foire hollandaise, Anthony JP Meyer présentait cette année encore une sélection raffinée associant art Océanien et art Inuit. L’ensemble de ces œuvres démontrait magistralement les diversités des formes et le répertoire infini de motifs imaginés par les artistes océaniens pour l’ensemble de leurs créations artistiques. Témoin magistral de cette inventivité, un ensemble de quarante-quatre charmes marupai provenant du Golfe de Papouasie attirait l’attention sur le stand. Sculptées dans une variété de noix de coco naines, chacune de ces pièces présente un décor complexe, gravé et rehaussé de blanc de chaux. L’iconographie est foisonnante, s’inspirant de motifs anthropomorphes, zoomorphes – cochons, crocodiles, poissons – ou encore végétaux et géométriques. Amulettes personnelles, elles protégeaient leurs propriétaires contre tout un ensemble d’esprits et leur attiraient le succès dans les différentes entreprises de leur vie quotidienne.
Autre démonstration de cette richesse stylistique, un archaïque crochet yipwon du Haut Korewori, autrefois dans la collection de Patricia Withofs, habitait le stand de son exceptionnelle force évocatrice. Conçue pour intensifier le contact du chasseur avec les esprits responsables du succès de la chasse, cette sculpture servait également d’intermédiaire entre son propriétaire et son environnement. Témoin archaïque de la tradition sculpturale mélanésienne, cette œuvre s’affirme par son allure générale, fine et sinueuse, qui engendre une silhouette éthérée résumant le corps à la stylisation onirique d’une colonne vertébrale. À la beauté universelle de la sculpture répond l’audace d’un naturalisme réinventé : les formes se dissolvent puis se redessinent pour saisir, dans le mouvement naturel du bois, la présence de l’ancêtre tout en révélant le génie artistique des sculpteurs de cette région.
Deux œuvres historiques chez Bernard de Grunne
Si l’ensemble magistral de sculptures provenant de Madagascar était la pièce maitresse de l’exposition conçue par Bernard de Grunne, les œuvres océaniennes présentes sur le stand n’en étaient pas moins saisissantes ; le délicat uli noir, répertorié dès 1922 dans la collection de l’Allemand Arthur Speyer, en est le meilleur témoin. Présent dans les collections du Museum für Völkerkunde de Francfort, il fait partie de l’étroit corpus des neuf figures d’uli mesurant moins de soixante centimètres. Utilisés seulement lors des cérémonies les plus importantes, ces œuvres se caractérisent par leur épaisse patine crouteuse, témoignant d’une exposition récurrente et de longue durée à la fumée entre les différents rituels auxquels ils participaient. Véritable patrimoine communautaire, chaque statue était transmise de génération en génération et utilisée périodiquement au cours de cérémonies commémoratives dédiées aux anciens chefs de clans. Concentrant par ses dimensions la complémentarité entre les qualités de force et d’agressivité et les pouvoirs nourriciers et protecteurs, requis chez un chef, le uli de Bernard de Grunne s’affirme comme l’un des chefs-d’œuvre de l’art de l’archipel de Bismarck.
Gauche : Statue Uli, Nouvelle-Irlande, Archipel Bismarck. © Galerie Bernard de Grunne. Droite : Statue, Groupe Biwat, Papouasie-Nouvelle-Guinée. © Galerie Bernard de Grunne
Lui répondait une intrigante statue anthropomorphe, originaire de la Rivière Yuat, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, et collectée par Clive et Esme Gordon dans les années 1920. Singulière au sein du corpus mélanésien, l’esthétique des Biwat, en ce qui concerne la figure humaine, constitue sans aucun doute l’expression la plus puissante des arts de Papouasie-Nouvelle-Guinée. Dans cette œuvre, le sculpteur a magistralement traduit l'impression du mouvement, tant par la flexion différenciée des jambes que par la tête projetée en avant, semblant trouver appui sur le torse puissant. S’ajoutent les motifs - taillées à la pierre - des scarifications rituelles animant le corps.
Ode à la Nouvelle-Irlande chez Charles-Wesley Hourdé
Dernier arrivé dans l’aventure de la Tefaf, Charles-Wesley Hourdé présentait cette année au showcase une sélection centrée sur un très beau corpus d’œuvres provenant de Nouvelle-Irlande, toutes acquises in situ à la charnière entre le XIXe et le XXe siècle, époque des grandes expéditions germaniques, et passées ensuite par les collections de l’Übersee Museum de Brême. Bien que la majorité des archives du musée aient été détruites pendant la deuxième guerre mondiale, un dossier mentionnant les pièces présentées par Charles-Wesley Hourdé existe encore. Le grand uli apparaît ainsi comme acquis par la Capitaine Häsner ; il entre dans les collections muséales en 1906 sous le numéro D9938. Le grand malagan, quant à lui, est acquis en 1905 par l’officier Dietrich Lenz membre du Marie Rickmers puis se retrouve à Brême en 1911 sous le numéro D1638. Reflétant subtilement l’histoire fabuleuse de la collecte et de l’arrivée des premières œuvres de Nouvelle-Irlande en Europe ces deux pièces sont également, par leur iconographie et leur construction sculpturale, d’éloquents témoins de la fascination qu’exerça ce corpus sur les occidentaux dès sa découverte.
Le uli de la collection Häsner s’impose par l’harmonie et la puissance de ses volumes, rehaussés d’aplats colorés, ainsi que par son imposante coiffure en queue de coq. Considéré par Augustin Krämer comme archétype des « sélambúngin sónondos », il est stylistiquement apparenté à neuf autres effigies habitant, entre autres, les collections muséales de Cologne, Munich, Bâle et Stuttgart. Admiré, commenté et publié par Krämer, cet uli est ainsi l’ « ambassadeur » d’une esthétique et de rites suscitant émerveillement et fascination depuis plusieurs siècles.
Au caractère exemplaire de ce uli répond l’énigme iconographique posée par le malagan Lenz ; celui-ci invoque l’image d’un homme dévoré par un grand poisson – incarnation symbolique de l’action de la mort sur le corps du défunt. Sous le torse, déjà englouti par la créature, se dessinent les délicats motifs ajourés d’un squelette stylisé. Le malagan arbore surtout un intriguant chapeau melon, témoin de l’utilisation par les insulaires, au début du XXe siècle, de ce couvre-chef importé. Il illustre ainsi le travail d’un sculpteur renouvelant les termes stylistiques d’une tradition séculaire, joignant ainsi la modernité à la prouesse artistique.
Bien que plus discret que certaines grandes spécialités, l’art Océanien était cette année encore magistralement représenté à la Tefaf, à travers un corpus d’œuvres de très haute qualité ; les pièces illustrées ici en sont un parfait témoignage. Entre beauté épurée, force d’expression ou encore magie du décor, cette sélection rend ainsi hommage à la complexité et à la diversité de l’art Océanien.
Pierre Mollfulleda
Nous remercions Lance et Roberta Entwistle, Anthony JP Meyer, Bernard de Grunne et Charles-Wesley Hourdé pour leur aide à la rédaction de cet article.