Oceania : la Royal Academy explore le Pacifique
Jeudi 27 septembre 2018, 10h00. J’arrive à la Royal Academy pour une journée de symposium autour de l’exposition Oceania qui se déroule du 29 septembre au 10 décembre 2018 à Londres. Cette journée est l’occasion de ma première visite de l’exposition événement, mais pas la seule. J’y suis retournée le dimanche 14 octobre afin de la redécouvrir, accompagnée de mes fidèles collègues et amis de CASOAR.
Si le bâtiment qui m’accueille est majestueux, son histoire l’est tout autant. En effet, créée en 1768 – au moment même où le Capitaine Cook est à en train d’explorer le Pacifique –, le fondateur de la Royal Academy of Arts est le roi George III lui même. C’est cette institution, non loin du célèbre palais de Buckingham, résidence principale de la reine d’Angleterre Elizabeth II, qui a été choisie pour présenter un rassemblement exceptionnel d’objets océaniens, mais aussi l’histoire de l’Océan Pacifique, de ses habitants et de leurs coutumes.
Kiko Moana,qui pourrait être traduit par « substance de l’océan » ou « corps de l’océan », est l’œuvre contemporaine monumentale du collectif d’artistes maories Mata Aho Collective. Accroché à la verticale, Kiko Moana nous accueille tel une vague de l’océan Pacifique venue s’échouer sur le Royaume-Uni. Kiko Moana incarne ici l’importance de l’océan dans les relations entre habitants du Pacifique et ce, depuis des générations, comme Epeli Hau’ofa, écrivain et anthropologue Tongien, le faisait remarquer dans son texte We Are the Ocean publié en 2008.
Voyaging and Navigation
Après une brève introduction à l’histoire du peuplement de l’Océan Pacifique et à sa répartition géographique créée par Dumont d’Urville au XIXème siècle, l’exposition Oceania nous fait basculer dans le monde des voyages et de la navigation – à la fois moyen de « découverte » du Pacifique par les Européens, mais aussi moyen de transport ancestral des habitants du Pacifique.
C’est une salle totalement bleue avec des projections évoquant l’océan que je découvre avec peu de surprise. Si le rassemblement d’objets est impressionnant, la scénographie est quant à elle quelque peu attendue lorsque l’on parle des premiers voyages et de l’océan comme « points de départ ». Cependant, nous retrouvons à travers cette thématique une variété d’artefacts liés à la navigation comme des pirogues, des pagaies, des proues de pirogues, mais aussi des cartes de navigation ou encore des charmes. La navigation évoquée ne se focalise pas seulement sur la Polynésie mais montre bien la diversité esthétique et pratique des trois grandes régions qui constituent l’Océanie, la Micronésie, la Polynésie et la Mélanésie.
Les pirogues qui, par définition, sont faites pour naviguer ne sont pas uniquement présentées comme des éléments de transports humains : elles sont liées à certaines cérémonies et ancêtres, notamment à la sculpture Asmat qui trône ici au-dessus des pirogues salomonaises et micronésiennes. Cette dernière est en effet une évocation du trajet que les ancêtres parcourent pour rejoindre le Safan, monde des morts dans la culture Asmat (côte sud, Papouasie Occidentale). La navigation est donc partie intégrante de la vie de habitants du Pacifique en tant que navigateurs, mais aussi dans les cérémonies et rituels.
Voyaging and Navigation, exposition Oceania, Royal Academy of Arts, Londres.© Photographie : Clémentine Debrosse
En face de ces pirogues se trouvent de nombreux éléments liés à la navigation, tels que de grandes pagaies ou encore des proues de pirogues venant une fois encore de régions diverses. On retrouve ici une exposition typologique qui nous permet de comprendre les différences stylistiques régionales comme on peut le voir au Pitt Rivers Museum à Oxford. De l’autre côté de la salle, derrière les pirogues, une vitrine entière dédiée à l’art de la navigation en Micronésie présente plusieurs cartes de navigations. Ces cartes servaient à se repérer grâce aux îles et courants afin de planifier son voyage, elles ne prenaient jamais la mer. Un charme de pluie qui était un élément protecteur lors du voyage en mer, ou encore des hameçons utilisés pour la pêche sont également exposés.
Cette salle, bien que classique par sa thématique, met parfaitement en lumière la navigation comme élément indispensable de la vie en Océanie. Quant aux objets, ils sont choisis de manière à présenter la diversité esthétique et artistique que l’Océan Pacifique a à offrir.
Expanding horizons
Si la deuxième salle était en quelque sorte « attendue », nous ne pouvons pas en dire autant de celle qui lui succède. Cette fois-ci, c’est une atmosphère beaucoup plus « galerie d’art » que je découvre : salle peinte en blanc, un mur rempli de cases peintes en bleu – peut-être un rappel visuel de la salle précédente et une évocation du cabinet de curiosité ? Cette salle est en effet dédiée au début de la collecte des objets. À côté du texte de présentation, ce sont deux pagaies de Nouvelle-Zélande qui sont présentées. Ces dernières ont été offertes au Capitaine Cook en 1769. Elles permettent de montrer aux visiteurs de l’exposition Oceania que la collecte d’objets n’a pas toujours été violente et destructrice mais a pu faire lieu d’échanges entre les Polynésiens et les équipages de Cook, à leur arrivée tout du moins.Pour ma part, cette salle est certainement celle qui m’aura le plus marquée. La scénographie permet d’isoler les objets et de les présenter comme des objets d’arts en tant que tels, sortis de leur contexte premier. Si pour certains, leur potentiel esthétique est vraiment valorisé, ce n’est pas le cas de tous les objets, notamment ceux présentés en hauteur qui sont plus difficiles à voir et donc à appréhender.
Ce que je retiens, c’est cette coiffe : son cartel indique qu’elle provient de la population Roro de l’île Yule en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Je ne connaissais pas cette typologie d’objet, et sa taille impressionnante tout comme son état de conservation me rendent béate. Je pense pouvoir dire que c’est mon coup de cœur.
Expanding horizons nous fait pénétrer dans un monde de début de la collecte en Océanie, mais élargit également son horizon jusqu’aux mondes contemporains en présentant un piano laqué rouge orné de nombreux motifs maoris réalisé par l’artiste Michael Parekowhai. L’actualité du Pacifique ne s’en tient pas à cet artefact mais est évoquée également par le texte de présentation de la salle qui rappelle au visiteur les dangers du réchauffement climatique qui, par la montée des eaux, menace très dangereusement les îles de cette région.
Place and community
Alors que mon regard est maintenant disposé à voir les objets en tant qu’objets d’arts dans un contexte contemporain, l’exposition me fait cette fois plonger dans une scénographie digne des années 70. La couleur verte de l’espace dédié aux maisons des hommes et de réunions ne donne pas vraiment de relief aux objets présentés qui sont majoritairement en bois et auraient mérité une couleur créant plus de contraste.
Malgré cette impression, l’agencement de cette salle permet de tourner autour des deux objets centraux qui sont des poutres de maisons et d’en prendre la pleine dimension. Les objets présentés sont souvent des éléments architecturaux ou bien des artefacts qui interviennent dans la vie de la maison, comme le tabouret d’orateur ou encore les planches malu.La présence des Européens dans la vie des habitants du Pacifique s’efface dans cet espace pour laisser place à la vie des insulaires. Par ailleurs, on pénètre enfin dans les habitations : un monde plus secret et sacré commence à s’ouvrir à nous.
Gods and ancestors
Après la couleur dans la salle précédente, nous retrouvons l’esprit « galerie d’art » de la deuxième salle. Une alternance dans la scénographie se profile et se poursuit jusqu’à la fin de l’exposition.Dans cette salle, place à la grandeur des dieux ! Tous plus imposants les uns que les autres, leur prédominance est renforcée par leur disposition, perchés sur de grands piédestaux blancs. Telles des sculptures grecques les divinités océaniennes sont imposantes et impressionnantes.
Gods and ancestors, exposition Oceania, Royal Academy of Arts, Londres.© Photographie : Clémentine Debrosse
Entouré de nombreux ancêtres et divinités, le visiteur d’Oceania se retrouve entouré des plus grandes célébrités du Pacifique comme le dieu de la guerre Ku, adorné d’un pagne en tapa pour l’occasion et de son confrère A’a, représentation du dieu Tangaora. Leur élévation semble en revanche insister sur le fait que nous restons de simples humains, incapables de nous élever à leur hauteur.
The spirit of the gift
Marcel Mauss et son Essai sur le don n’est certainement pas étranger à la thématique de la présentation suivante. C’est accompagné d’un retour à la couleur que « l’esprit du don », qui imprègne la vie des sociétés du Pacifique, est mis à l’honneur dans l’exposition. Cette thématique permet de montrer des objets tous d’une valeur plus grande que l’autre. En effet, des coquillages, de l’ivoire, des plumes ou encore du tapa (étoffe en écorce battue) sont exposés. Tous ces biens sont communément utilisés pour faire des échanges, comme les colliers et bracelets mwali et soulava des îles Trobriands étudiés par Marcel Mauss. Si ces objets n’étaient pas directement échangés de façon régulière, ils étaient généralement très prisés notamment pour leur matière première – les plumes par exemple.
Les capes hawaïennes ne faisaient pas l’objet d’échange commun au sein de la société hawaïenne. Lorsque Cook arrive à Hawaï, une cape de chef lui est offerte afin de montrer aux Européens leur ouverture à la création de nouvelles relations avec ces nouveaux arrivants sur l’île. Celle aujourd’hui dans l’exposition a suivi le même itinéraire car elle a été emportée en Angleterre par le roi Kamehameha II lui-même pour honorer les relations politiques entre Hawaï et le Royaume-Uni.
Performance and ceremony
Guidée par la source de lumière, je m’approche de la première pièce et découvre un masque de deuilleur tahitien. Ces objets sont mythiques pour tous connaisseurs d’art océanien. Je suis à la fois heureuse et surprise de voir ce masque car je me rends compte qu’avec celui du Pitt Rivers Museum d’Oxford, j’ai désormais vu deux des six masques de deuilleurs connus et conservés au monde. Positionné à l’entrée de la salle, ce costume est comme une représentation direct du chef précédant la cérémonie et tous les objets nécessaires à sa réalisation.
Cette salle ne présente pas seulement des objets utilisés lors de cérémonies, mais laisse aussi une place à l’ornement corporel et notamment au tatouage. Des photographies de l’artiste Mark Adams mettent en avant notamment le tatouage aux îles Samoa et présentent le tatouage comme un art à part entière indispensable à l’identité polynésienne. Le tatouage avait d’ailleurs été interdit dans de nombreuses îles lors de l’arrivée des missionnaires et de la christianisation dans le Pacifique. Les créations issues de l’influence de la missionnarisation sur les insulaires est d’ailleurs la prochaine thématique que l’exposition Oceania nous fait découvrir.
Encounter and empire
Après une salle relativement sobre en terme de présentation, cette nouvelle salle est, de loin, la moins réussie de l’exposition. On retrouve la même installation que dans la seconde salle avec de grandes cases type « cabinet de curiosité » bleu clair qui n’est ni agréable à l’œil ni un élément qui permet la mise en valeur des objets. Alors que la thématique de la salle s’annonçait très intéressante, l’exécution de la scénographie ne me donne que peu envie d’y rester. La pièce est très grande et complètement vide en son centre. Tout a été exposé sur les côtés, ce qui crée une impression de vide par rapport à l’agencement des pièces dans les salles précédentes. Plusieurs objets sont placés très en hauteur et sont très peu éclairés, ce qui les rend pratiquement « invisibles » du visiteur.
J’apprécie toutefois un grand tapa de Niue qui figure sur la couverture du livre Art in Oceania édité par les commissaires de cette exposition Peter Brunt et Nicholas Thomas. Mais des bruits m’attirent de l’autre côté du mur et me disent que je devrais passer à la suite.
In Pursuit of Venus [infected]
Ces sons viennent bien de la salle suivante qui est très différente des autres : elle est plongée dans le noir et dévoile une installation vidéo toute en longueur qui projette en continue l’œuvre de l’artiste maorie Lisa Reihana, In Pursuit of Venus [infected].
L’œuvre de Lisa Reihana est une référence à Les Sauvages de la mer Pacifique, peint par Jean Gabriel Chanvet qui est montré pour la première fois au monde, en 1806, lors de l’Exposition des produits des l’industrie française. C’est un ensemble de panneaux de bois qui représente une vision romantique des peuples nouvellement « découverts » dans l’Océan Pacifique. Œuvre remplie de clichés, Lisa Reihana a voulu déconstruire ces préjugés en racontant l’histoire de l’arrivée de Cook dans le Pacifique et ses conséquences sur les populations rencontrées, en produisant une vidéo reprenant l’esthétique des Sauvages de la mer Pacifique.
Cette œuvre s’appelle In Pursuit of Venuscar le premier voyage de Cook avait pour but, avant même de découvrir la Terra Australis Incognita, d’étudier la trajectoire de Vénus lors de son passage devant le soleil. L’artiste « sous-titre » cette œuvre [infected] (infectée ou contaminée) pour dénoncer le fait qu’à l’arrivée des européens, de nombreuses maladies sexuellement transmissibles se sont répandues et ont participé à la décimation des populations. Mais l’infection n’était pas que littérale, par la maladie ; elle était aussi culturelle.
J’ai été happée par ce film long de 64 minutes qui plonge directement le spectateur dans cette deuxième moitié du XVIIIème siècle et nous positionne aux côtés de Cook et de son équipage en allant de la découverte des îles jusqu’au meurtre du capitaine. Cette installation, qui était notamment l’œuvre principale du pavillon néo-zélandais de la Biennale de Venise en 2017, est pour moi le moment fort et indispensable d’Oceania qui donne sens à toute l’exposition.
Memory
Bien qu’il soit difficile de quitter In Pursuit of Venus [infected], je poursuis ma visite jusque dans les deux dernières salles de l’exposition qui sont réunies autour d’une seule et même thématique, celle du souvenir.
Ces deux salles sont liées par une ambiance sombre marquée par des murs gris et des projecteurs qui mettent vraiment les œuvres en valeur, tels des objets d’arts. On retrouve dans la première de ces deux salles une sculpture Malangan de Nouvelle-Irlande qui est très imposante. Elle est accompagnée d’un ensemble d’objets Korwar ainsi que d’une coiffe de femme de Papouasie-Nouvelle-Guinée. Les objets et leur esthétisme sont les stars de cette avant-dernière salle qui ne démérite pas après l’installation de Lisa Reihana.Avant de quitter la Royal Academy, l’exposition Oceania nous remet fasse aux perspectives contemporaines notamment grâce à l’artiste John Pule et ses peintures qui reprennent les tapa de Niue, son île d’origine.
Très attendue et médiatisée, l’exposition a été vécue pour moi en deux temps. Le premier est fait d’excitation et de plaisir à la découverte de tous ces objets exceptionnels réunis dans un même endroit. Le second en revanche est teinté de déception concernant la scénographie. Bien que les textes de l’exposition soient tous très clairs et adaptés à un public novice, ils semblent parfois insuffisants pour les connaisseurs. En effet, il Oceania ne fait parfois qu’effleurer certaines thématiques très importantes, principalement contemporaines. Je dirais que la volonté de présenter une exposition sur l’océan Pacifique dans sa totalité est en réalité un défaut. En effet, la thématique très large, a défini des choix d’objets et de thématiques qui permettent d’englober une très grande variété d’artefacts, mais qui ne font qu’effleurer les questionnements que l’Océan Pacifique a pu générer au cours des siècles. Il est bien évident que pour toutes expositions de cette envergure, satisfaire un public averti et le visiteur plus néophyte relève de la gageure. Il reste que nous repartons de cette exposition en ayant vu des objets océaniens qui sont parmi les plus beaux et importants du monde.
Si l’épisode Oceania à Londres se termine au mois de décembre, il va revenir sous le nom d’Océanie au printemps prochain au musée du Quai Branly – Jacques Chirac à Paris. Si toutes les œuvres présentent à l’exposition à Londres ne vont pas traverser la Manche, il ne fait aucun doute que le Quai Branly a lui aussi des merveilles en réserve et pourra remplacer les objets manquants par d’autres chefs-d’œuvre. Pour ce qui est de la scénographie, le Quai Branly dispose, contrairement à la Royal Academy of Arts, d’un espace complètement modulable. Gageons que le musée parisien saura mettre cet avantage à profit.
Je vous retrouve d’ici quelque mois pour un compte-rendu d’Océanie, au pied de la Tour Eiffel.
Clémentine Debrosse