À toi appartient le regard : la photographie contemporaine s'invite au musée du quai Branly - Jacques Chirac
De la photographie contemporaine au musée du quai Branly – Jacques Chirac (MQB-JC) ? Depuis son ouverture en 2006, le musée s’est davantage spécialisé dans la conservation et l’exposition des cultures anciennes des continents africains, américains, asiatiques et océaniens. Toutefois, les créations contemporaines non-européennes intègrent également les champs de recherches et les intérêts des équipes du musée, en particulier la peinture aborigène sur toile ou monumentale1 et la photographie. Cette dernière forme un axe d’acquisitions, en regard du fonds historique constitué dès le XIXème siècle par le muséum national d’histoire naturelle et des sociétés savantes parisiennes dont le musée a hérité. Plusieurs manifestations et projets mettent la photographie contemporaine en valeur, dont la Biennale Photoquai, organisée en plein-air le long du quai Branly entre 2007 et 2015 et des résidences proposées à des artistes au sein du musée. Plusieurs expositions sont aussi menées in situ sous le commissariat de Christine Barthe, responsable de l’unité patrimoniale des collections photographiques du MQB-JC, dont Nocturnes de Colombie, images contemporaines (2013-2014) et Patagonie, Images du bout du monde (2012). À toi appartient le regard et (…) la liaison infinie entre les choses est néanmoins la première grande exposition installée dans la galerie Jardin à mettre à l’honneur les pratiques de photographies et de vidéos contemporaines et à se consacrer uniquement à la période actuelle depuis l’ouverture du MQB-JC. Reportée en raison de la crise sanitaire, elle a ouvert ses portes à la fin du mois de juin et se tient jusqu’au 1er novembre 2020.
Organisée de manière thématique, cette exposition interroge notre rapport à la photographie et à l’image. Le titre est une citation extraite de l’ouvrage La Lettre de Humbolt de Roland Recht (2006 [1989]) : « à toi appartient le regard et à toi appartient la liaison infinie entre les choses », elle-même issue d’un texte de l’écrivain allemand August Ludwig Hülsen (1765-1809), rend compte d’un contexte plus ancien, renvoyant à l’époque romantique et des impressions sur l’auteur laissées par les chutes du Rhin en Suisse. Elle propose des mots-clés propices à la lecture et la compréhension des photographies présentées, en abordant la question du regard photographique sur le monde et en retour celle du regard du spectateur sur les œuvres exposées. « Pouvons-nous percevoir le monde par les yeux des autres ? Jusqu’où les expériences visuelles proposées par les artistes peuvent-elles nous transporter, ou nous ramener à nous-mêmes ? », interroge ainsi l’exposition. Les usages de la photographie, notamment par l’anthropologie historique, les mémoires que ces images enracinent, ainsi que celle des représentations véhiculées et appropriées par les regardeur·se·s, sont des thématiques prégnantes dans les expositions menées par Christine Barthe.
Au nombre de vingt-six, les artistes exposé·e·s travaillent dans dix-huit pays différents et cartographient des pratiques actuelles sur les cinq continents. Leurs œuvres couvrent elles-mêmes une temporalité allant de 1992 à 2019. Leur choix par Christine Barthe relève d’une envie de faire découvrir des productions et des artistes peu ou jamais exposé·e·s en France, dont certains ont bénéficié de résidences photographiques au MQB-JC et font ainsi partie des collections du musée. Les différentes sections abordent des thèmes qui sont autant d’invitations à des questionnements au cours de la visite : « l’image est-elle un coup d’œil arrêté ? », « se reconnaître dans une image », « les images se pensent entre elles », « Histoires des paysages », « Passages dans le temps ». La scénographie, aérée, permet une visite libre et une découverte des œuvres, en laissant de l’espace à chaque œuvre ou série sélectionnée. La majorité des artistes bénéficie d’une présentation d’un corpus de plusieurs œuvres ce qui permet de mieux cerner leur travail, en parallèle de courtes notices personnelles imprimées sur des feuillets à retirer au fil de l’exposition. Les thématiques retenues permettent également des dialogues fructueux et réflexifs entre œuvres et artistes.
Parmi les artistes exposé·e·s figure Brook Andrew (né en 1970), un artiste interdisciplinaire australien d’ascendance Wiradjuri et écossaise, habitué des interventions dans les musées et les expositions traitant de périodes anciennes. Son travail fut notamment exposé au musée d’ethnographie de Genève en 2017 dans l’exposition L’effet boomerang2, et mêle régulièrement des archives, documents, cartes postales, photographies anciennes, objets d’époque, à des productions personnelles. Dans ses œuvres, Brook Andrew interroge la mémoire et les récits dominants, en travaillant généralement à partir de collections de musées et d’archives. Lui-même constitue ses propres archives qu’il mobilise pour ses créations. Il bénéficie en 2016 d’une résidence photographique au MQB-JC lors de laquelle il travaille sur le fonds de photographies conservé par le musée. La série de dix photographies qu’il produit, intitulée Visitor and resident et acquise par le musée à l’issue de la résidence, interroge deux thèmes chers à l’artiste : la question de l’identification des sujets photographiés pendant la période coloniale et la relation tissée entre les photographes européens et leurs modèles durant les missions ethnographiques et voyages durant les époques pré- et coloniales. Cette série n’est toutefois pas exposée ici ; l’œuvre proposée par Brook Andrew dans l’exposition est une commande du MQB-JC et relève d’un autre aspect de son travail qui joue d’associations de forme, d’images anciennes filmiques ou photographiques et de l’usage du néon pour la réalisation d’installations. Horizon est aussi le titre d’une précédente installation d’Andrew, produite en 2017, qui présente quelques différences formelles au niveau de la direction suivie par le néon et l’usage d’archives limitées au cadre australien. Ici, les films utilisés par l’artiste, qui sont autant issus de ses archives personnelles que des collections du MQB-JC, traitent de nombreuses régions, au-delà de l’Australie et forment un montage complexe . L’horizon lumineux formé par le néon trace un trait horizontal de diverses couleurs, reliant les extraits filmiques entre eux.
Bien que Brook Andrew soir le seul artiste océanien présenté dans cette exposition, le Pacifique y apparaît par d’autres biais. L’œuvre de l’artiste vietnamien Dihn Q. Lê (né en 1968) intitulée The Colony (2016-2019) traite de la postérité du Guano Island Act promulgué par les États-Unis en 1856 et leur octroyant un droit de possession sur toute île inhabitée sur laquelle il est susceptible de récolter du guano. Cet amas d'excréments d'oiseaux marins ou de chauves-souris fut utilisé au XIXème siècle comme puissant fertilisant par les puissances coloniales – États-Unis, France et Royaume-Uni en tête –, et fit l’objet de conflits territoriaux et commerciaux. Des nombreuses îles du Pacifique furent ainsi revendiquées par les États-Unis au nom de l’impérialisme et du commerce international, ce que rappelle l’œuvre filmique de Dihn Q. Lê. Le traité étasunien est toujours en vigueur à l’heure actuelle.
Le photographe sud-africain Guy Tillim (né en 1962) s’intéresse à la question des paysages, qu’ils soient urbains ou laissés plus intacts par la main humaine. L’artiste a travaillé sur plusieurs continents, notamment dans le cadre de sa série Second Nature, réalisée à São Paolo au Brésil et en Polynésie française entre 2010 et 2011. L'ensemble exposé ici traite toutefois de sa ville natale, Johannesburg, pour laquelle il s'intéresse au quotidien de cette ville en brisant tout fantasme et idéal exotique.3
Les questionnements proposés par l’œil des artistes, en abordant et en témoignant de leur environnement, leur quotidien et leur histoire, résonnent également particulièrement pour les artistes et habitants des archipels océaniens. La mondialisation, les héritages coloniaux, qu’ils soient matériels ou mémoriels, les changements environnementaux sont au cœur des pratiques et des créations des artistes océanien·ne·s. Au-delà de la réflexion sur le regard photographique, cette exposition et les artistes qu’elles présente proposent de nous interroger nous-mêmes sur notre relation au monde et à notre environnement. Une thématique plus qu’actuelle à l’heure où nous vivons des crises climatiques et sanitaires majeures et qu’il semble bon de méditer.
Je remercie Christine Barthe pour ses réponses à mes questions pour la préparation de cet article.
L’exposition À toi appartient le regard et (…) la liaison infinie entre les choses, Galerie Jardin du musée du quai Branly – Jacques Chirac, est à voir jusqu’au 1er novembre 2020. Un colloque intitulé Re-garder : photographie, vidéo et prises de position en 2020 est prévu au MQB-JC les 1er et 2 octobre 2020.
Marion Bertin
1 Voir l'article de Clémentine Débrosse : https://casoar.org/2019/12/11/un-pont-entre-deux-pays-la-commande-publique-dart-aborigene-australien-au-musee-du-quai-branly/
2 Dont CASOAR rend compte dans cet article : https://casoar.org/2017/12/08/anciennes-collections-nouvelles-obligations-la-reunion-annuelle-de-la-pacific-arts-association/
3 Cette série fut aussi exposée en 2019 à la fondation Henri Cartier-Bresson lors de la première exposition personnelle en France de l’artiste : https://www.henricartierbresson.org/expositions/guy-tillim/
Bibliographie :
Brook Andrew : http://www.brookandrew.com
COLLECTIF, 2020. À toi appartient le regard et (...) la liaison infinie entre les choses, catalogue d'exposition. Paris, musée du quai Branly - Jacques Chirac / Actes Sud.
COLOMBO DOUGOUD, R., SAINI, P., WUTRICH, C., 2017. « Conversation avec Brook Andrew ». L’effet boomerang. Les arts aborigènes et insulaires d’Australie, catalogue d'exposition, Genève, Infolio & Musée d’ethnographie de Genève, pp. 111-119.
NAULIN, M., 2020. « “A toi appartient le regard (…)”, la nouvelle exposition du musée du quai Branly », Polka : http://www.polkamagazine.com/a-toi-appartient-le-regard-la-nouvelle-exposition-du-musee-du-quai-branly/?fbclid=IwAR2rT65_dqQcqpGojj6qwsJUoB_Rdm0USx533cWOHfnWvs4SvPCLLxc-5CY
RECHT, R., 2006 [1989]. La Lettre de Humbolt : du jardin paysager au daguerréotype. Paris, Éditions Christian Bourgois.