Va'a, une saison aux Tuamotu
Va’a, Une saison aux Tuamotu, est un roman graphique de 159 pages paru en 2014 aux éditions Futuropolis. Ses deux auteurs, Benjamin Flao et Troubs, portent à travers un dessin somptueux et une écriture profondément poétique la noble ambition de réhabiliter l’usage de la pirogue (va’a en samoan, hawaïen et tahitien, whaka en maori ou wa en Micronésie) dans l’archipel des Tuamotu grâce au projet Va’a Motu.
Les Tuamotu, « îles du large » en tahitien, forment un chapelet de 78 atolls situés au coeur de l’océan Pacifique, à l’est de Tahiti. En 2014, il comptait près de 11 000 habitants Paumotu de culture polynésienne. Les atolls les plus peuplés des Tuamotu sont Anaa, Fakarava, Hao, Makemo, Manihi, Rangiroa, Tikehau et Mataiva.
Depuis 1977, l’atoll de Fakarava, où se déroule l’intégralité du roman graphique, est reconnu par l’Unesco en tant que « réserve de biosphère » du fait de la richesse extrême de ses fonds marins et des rares espèces d’oiseaux y vivant, dont certaines sont endémiques et menacées. Le projet Va’a Motu s’articule autour de la construction d’un nouveau modèle de pirogue, inspiré des savoirs traditionnels et intégrant une touche de modernité. Ce nouveau modèle de pirogue, que les habitants de l’atoll pourraient ensuite se réapproprier, devait également servir à recenser les espèces d’oiseaux marins de l’atoll et à dresser une cartographie 3D du lagon.
Le projet Va’a Motu, porté en premier lieu par Julien Girardot et Ato Lissant, débuta en avril 2014 par la construction d’une première pirogue de 12 mètres, de type prao, à savoir avec une coque principale et à balancier, sous la direction des anciens de l’atoll de Fakarava qui transmettaient leur savoir en terme d’architecture navale traditionnelle. Les auteurs Benjamin Flao et Troubs furent invités à rejoindre l’aventure afin de l’illustrer et de la raconter sous la forme du roman graphique dont il est question ici.
Les planches colorées et le rythme lent du récit, qui semblent d’un premier abord inviter à la paresse et à la contemplation, peignent le tableau engagé d’un archipel dont la beauté est, à en croire les mots et les aquarelles des deux Français, à couper le souffle. Deux perles cachées dans une seule huître, en somme.
Au fil des pages se dessine un propos multiforme et émouvant, qui propose d’amplifier les nombreuses voix des habitants de Fakarava en leur laissant la parole. L’expérience de la vie sur l’archipel par les deux auteurs est un fil conducteur, qui accompagne et porte le lecteur au long du récit comme une pirogue sur l’océan. De façon très appréciable, les deux Français n’interviennent que pour s’émerveiller avec humour de leur environnement naturel ou s’atteler à la construction de la pirogue au coeur du projet Va’a Motu. Ce choix de narration permet au lecteur de prendre quelques bouffées d’air frais nécessaires pour intégrer en douceur toute la complexité du propos développé par les Paumotu avec, toujours, un certain détachement et une douceur de vivre.
Ainsi, les habitants de l’archipel évoquent, en substance, leur nostalgie de l’utilisation des pirogues à balancier, dont la fabrication déclinante est en partie liée à la popularité des pratiques bateaux à moteur.
La volonté des Paumotu de raviver et de remettre au goût du jour les savoirs-faire de leurs ancêtres, qu’il s’agisse de leurs techniques de navigation liées à l’observation de leur environnement naturel ou encore de la construction des pirogues en elles-mêmes, est présentée comme une nécessité pour conserver leur lien avec leurs racines.
Cette nécessité apparaît également comme un idéal difficile à atteindre dans le contexte économique de l’archipel, marqué par l’adaptation délicate des habitants aux bouleversements économiques et géographiques apportés par les essais nucléaires de l’armée française sur l’atoll de Mururoa entre 1966 et 1996. Durant cette période, de nombreux emplois lucratifs avaient été créés grâce à la construction de l’aéroport et d’hôtels à proximité avant que l’activité économique ne chute brutalement vers la fin des années 1990.Le cas de la commune Faa’a, qui possédait avant les années 60 le plus riche lagon de l’archipel, est présenté comme symptomatique de la détresse à la fois écologique et économique des Tuamotu suite à cette période. Cœur de l’activité économique pendant le déploiement du Programme Nucléaire Français, le riche lagon de Faa’a fut comblé pour installer les infrastructures, et la commune est aujourd’hui la plus peuplée de Polynésie ainsi que le bidonville de Tahiti suite à la reconversion économique difficile et la destruction des ressources naturelles.
La dépendance de l’archipel des Tuamotu à ses importations en provenance de Tahiti est également présentée comme un obstacle à l’exploitation écologiquement responsable et intelligente des ressources naturelles sur place. Les témoignages recueillis et dessinés dans l’album évoquent l’ancien système dit des secteurs, encore actif au début des années 1960:
« Vous savez, avant les gens se débrouillaient avec ce que donnait la nature et ils étaient heureux. Il y avait le système des secteurs: le village déménageait tous les trois mois dans une autre partie de l’atoll et jusqu’à Toau, l’île voisine, l’île soeur. » (page 35)
« [Au sujet d’une pirogue à balancier] Ca marche bien votre engin, là…c’est quand il y aura plus de pétrole qu’ils auront tous l’air fins avec leurs bateaux à moteur! C’est comme leur biosphère là…c’est bien joli mais ils auraient dû commencer par supprimer le moteur. Enfin…on ne reviendra pas en arrière…on ne peut pas aller contre le progrès à ce qu’il paraît…Ce qui est sûr, c’est qu’autrefois nous avions le système des secteurs et que ça fonctionnait bien mieux que leur truc de biosphère…on laissait la nature se reposer six mois, et elle nous le rendait bien. Aujourd’hui les gosses ne savent plus rien faire de leurs dix doigts. Ordinateurs, portables, tablettes…ils ne pensent plus qu’à ça ! Qui va s’occuper de nos terres ? » (pages 58 & 59)
Au delà des difficultés économiques, les pratiques culturelles de la jeune génération, dont l’attention est focalisée sur l’électronique, sont ainsi mises en parallèle avec celles des principaux interlocuteurs Paumotu de la génération précédente, qui craignent à terme un désintérêt complet de leurs descendants pour la transmission orale et pratique des savoirs-faire hérités de leurs ancêtres.
Malgré ce contexte particulier, les rencontres documentées et illustrées sont toujours surprenantes de légèreté, et réussissent toujours, avec subtilité et justesse, à réconcilier l’amour des traditions ancestrales avec la vie moderne en sublimant le potentiel sacré de toute chose et la grâce discrète de chaque interaction.
« Le mythe de la vahiné a vécu. Personne n’est épargné. Heureusement le temps n’a pas de prise sur la poésie, et tant qu’il y aura des tiarés aux arbres, les filles des îles continueront à les piquer dans leurs beaux cheveux noirs. » (page 61)
Le récit s’achève comme une invitation à l’espoir et à l’investissement personnel dans des projets de redécouverte et de protection de la culture océanienne dans toute sa richesse et sa diversité. Va’a, Une saison aux Tuamotu, est une magnifique fenêtre ouverte sur la vie de l’archipel dans son intimité la plus secrète, où même la chose la plus apparemment insignifiante se révèle d’une beauté bouleversante. Si vous n’avez pas l’occasion de découvrir cet excellent album à l’ombre des palmiers, le dessin superbe et l’écriture troublante de poésie de Benjamin Flao & de Troubs se chargeront de vous faire entendre le vent du Pacifique malgré tout.
Va’a, Une saison aux Tuamotu. Benjamin Flao et Troubs, 2014, Editions Futuropolis.158 pages, relié. Prix public : 24 €.
(N’oubliez pas de vous fournir directement auprès des librairies, qui sont, malgré tout ce qu’on a pu entendre récemment, des commerces profondément essentiels !)
Elsa Spigolon