Entre traditions ancestrales et phénomène de mode international, le tatouage marquisien fait la star !
Le tatouage polynésien, observé pour la première fois par les navigateurs européens à la fin du XVIIIème, n'a depuis cessé de fasciner les sociétés occidentales. Véritables « must have » pour les amateur·rice·s, les tatoué·e·s et les tatoueur·euse·s, les motifs polynésiens alimentent l'imaginaire que nous portons sur l'idée polynésienne, la sensualité de ses vahinés et la virilité de ses guerriers (thème relayé avec soin par notre équipe fétiche de rugby néo-zélandaise !). Le tatoueur Teíki Huukena déplore cependant l'abondance de tatouages mixant des motifs de différentes régions polynésiennes qui gomment selon lui les particularités et l'identité de chaque archipel. CASOAR a donc choisi de se focaliser sur les Marquises pour vous parler aujourd'hui de la pratique traditionnelle du tatouage.
Teíki Huukena est né à Nuku Hiva, l'île principale de l'archipel. Il exerce aujourd'hui son art dans un salon de tatouage à Nîmes. Soucieux d'exalter la culture marquisienne et de renouer avec la pratique des ancien·ne·s, il a travaillé en collaboration avec les anthropologues Marie-Noëlle et Pierre Garanger pour publier en 2011, Hamani Haà tuhuka te patutiki, son Dictionnaire du Tatouage Polynésien des Îles Marquises. Pour transmettre le savoir traditionnel, Teiki se rend dans les écoles locales pour y enseigner la signification des motifs du tatouage et recueille les témoignages des ancien·ne·s dans le but d'écrire des petits livres en langue marquisienne.
Suite à la prise de possession de l'archipel par la France en 1842, le tatouage comme d'autres pratiques avaient été interdites par les missionnaires afin de faciliter la conversion des populations au catholicisme. Son renouvellement a été possible par les témoignages et les données collectées par les étranger·ère·s. Aux Marquises entre 1897 et 1898, l'anthropologue allemand Karl Von den Steinen, a fourni un travail si méticuleux sur les motifs, les types de personnes amenées à les porter et leurs emplacements sur le corps que les pages de son ouvrage circulent encore sur place et servent de référence pour certain·e·s tatoueur·euse·s locaux·les. La pratique est encore bien présente aux Marquises mais le tapé (technique manuelle) est interdit depuis 1986, progressivement remplacé par le dermographe pour des contraintes hygiéniques et pour atténuer la douleur. Si une redéfinition du tatouage polynésien s'est effectuée par cette transition technique, il faut tout autant prendre en compte l'évolution des demandes de la clientèle, bien souvent touristique aujourd'hui. Si certain·e·s tatoueur·euse·s s'appuient véritablement sur les sources ethnographiques pour perpétuer les pratiques ancestrales, d'autres laissent la part belle à l'innovation et la créativité.
Patutiki est le terme qui désigne le tatouage marquisien. Patu signifie « frapper » et tiki « image, figure ». Le tatoueur, le tuhuna patutiki, était un maître spécialiste. La profession qui nécessitait un apprentissage exigeant, se transmettait de père en fils. Seul le maître tatoueur pouvait garantir le bon déroulement de la procédure technique et rituelle du tatouage. Il avait la connaissance des actions à adresser en faveur des divinités et maîtrisait les formules et remèdes permettant la cicatrisation des plaies. Puisque l'opération de tatouer entraînait un contact avec le sang, celui-ci devenait tapu1 et obligeait un rituel codifié. Il fallait alors prendre de nombreuses précautions – offrandes, silence, éloignement, privations – dans le but d'obtenir la bienveillance des divinités. Le tuhuna était rémunéré par des étoffes d'écorces, des nattes, de la nourriture et des objets de prestiges. Il était coutume que le chef du clan prenne en charge le premier patutiki de son fils et celui de tous les garçons de sa génération.
Le tatoueur fabriquait lui-même son ensemble d'outils qu'il conservait dans une boîte en bambou, pukohe taa patutiki. Le peigne à tatouer, taa patutiki avait la forme d'une herminette munie d'une lame dentelée en os, arête de poisson ou écaille de tortue. Cette lame était fixée à un manche en bois ou roseau par un laçage en fibres végétales. Le tatoueur possédait entre dix et quinze de ces peignes aux lames de tailles variables. Les grandes servaient à couvrir les larges surfaces et les petites à dessiner les lignes fines. On frappait la peau avec le peigne enduit de pigment à l'aide d'un petit maillet en bois, kouta patutiki, tenu à son extrémité, entre le pouce et l'index ou le majeur. Le tatoueur maintenait dans sa main gauche le peigne ainsi qu'un fragment d'étoffe d'écorce pour essuyer les gouttelettes de sang et de lymphe. Le pigment était obtenu à partir de suie de noix de coco ou de bancoule diluée avec de l'huile de coco et de l'eau. Substance tapu, il était conservé dans des contenants en bambou.
Traditionnellement, le tatouage était une entreprise collective, les jeunes gens de la même génération recevaient leurs motifs en même temps. Quand le fils du chef devait être tatoué pour la première fois, le père convoquait tous les jeunes garçons de la vallée afin qu'ils reçoivent aussi leur tatouage. Le patutiki se déroulait à l'écart du village, dans le patiki, construction en bambou recouverte de feuilles de pandanus2. Une cérémonie s'y déroulait avant le début de l'opération. Les aînés masculins de la famille du futur tatoué et les amis y étaient reçus avec du kava3 et de la nourriture festive. Le son des tambours et les conques annonçaient aux habitants l’événement, prévenant surtout les femmes qu'elles devaient rester à l'écart pendant toute la durée de réclusion des jeunes hommes dans le patiki. Cette cérémonie marquait le début d'une période tapu pour les jeunes tatoués qui se faisaient imprimer les lignes et motifs principaux sur leurs corps. Des chants étaient entonnés pour encourager et aider à surmonter la douleur. Le tapu n'était levé qu'à l'achèvement du tatouage, au bout de deux semaines environ. Quand les tambours et les conques se faisaient entendre à nouveau, la vie reprenait son cours. Les nouveaux tatoués rentraient chez eux en se dissimulant. Ils étaient frictionnés pendant quelques semaines avec du suc et des feuilles pour éclaircir leur peau et mettre en valeur les tatouages. Les motifs étaient enfin dévoilés lors d'une grande fête, koika tuhi tiki, « le défilé des tatoués » à laquelle toute la vallée participait. Les jeunes filles dans leurs plus beaux atours saluaient les nouveaux tatoués et le jeune chef dansait le haka tuhi tiki, destiné à montrer les motifs. Des histoires de combats et de triomphe étaient chantés en l'honneur des futurs guerriers. Les jeunes hommes recevaient un nouveau nom et des cadeaux en compensation de la douleur éprouvée.
Les jeunes filles étaient aussi tatouées après la puberté, mais le tatoueur était toujours un homme. Elles étaient soumises aux mêmes protocoles rituels. Il est cependant intéressant de relever que le haka tuhi tiki des femmes était dansé entièrement nu tandis que les hommes portaient un pagne. Il faut probablement y voir ici la différence entre le caractère érotique associé au tatouage féminin, et guerrier du côté masculin.
Le tatouage aux îles Marquises s'inscrivait, nous l'avons donc compris dans une logique initiatique : les jeunes hommes et femmes, obtenaient leurs premiers tatouages au début de leur existence d'adulte et ne cessaient de le compléter au fil de leur existence. A mesure que l'individu accédait à des stades supérieurs (d'habileté, de courage, de sagesse), il couvrait de plaques les marques de son rang précédent et les remplaçait par les nouvelles. Le corps se trouvait donc de plus en plus chargé, devenant même pour les personnes très hautement gradées, presque totalement noir. On se tatouait souvent avant ou suite à des événements importants dans la progression de l'individu. Le corps tatoué était donc une marque d'identification et de reconnaissance sociale. Avant l'interdiction par les missionnaires, l'absence de ces repères corporels était impensable et certains tatouages, liant l'individu à son environnement, à ses ancêtres et au domaine sacré, étaient obligatoires, garantissant le bon ordre des choses.
Le caractère fondamental du tatouage réside de plus dans sa capacité à contenir le mana4. Le chef par exemple, particulièrement investi de cette puissance avait les pieds tatoués de manière à ne pas contaminer le sol par ses pas. De même, les femmes chargées de la préparation de la nourriture pour la collectivité devaient se tatouer les mains, pour éviter le transfert de mana dans la nourriture.
Les Marquisiens racontent aussi que les motifs imprimés sur le corps permettaient aux guerriers à la fois de mieux se dissimuler et d'impressionner l'ennemi. Il n'était donc pas rare que les guerriers se fassent tatouer avant de partir en expédition, de marques particulières évoquant la présence et la force des ancêtres.
Si le tatouage polynésien jouit aujourd'hui d'une popularité internationale et évoque une idée plus moins précise pour chacun, il semblait intéressant pour CASOAR de rappeler ses enjeux traditionnels : se tatouer, c'était se soumettre volontairement à une épreuve douloureuse, affirmer sa place au sein de la communauté et se lier à son environnement naturel et sacré.
Enfin, il faut tenter d'imaginer le tatouage dans l'ensemble des ornements corporels (parures, peinture corporelle, vêtements, parfums...) portés simultanément. Dans toute l'aire du Pacifique, le corps est un support à tous ces éléments indispensables à l'identification de la personne sociale. Vous êtes, nous le savons, avides d'en savoir plus sur ce sujet. Il serait bon que CASOAR bûche sur le sujet pour vous en livrer un article inédit !
Soizic Le Cornec
1 Il revêt un caractère sacré, et donc est soumis à des interdits.
2 Le pandanus est un arbuste fruitier très utilisé dans le Pacifique pour l'alimentation, la vannerie et l'architecture.
3 Le kava est une boisson relaxante, obtenue avec la racine de la plante de kava. Traditionnellement, il était consommé par les personnes de haut-rang, dans des circonstances particulières.
4 Le mana est une force d'origine divine qui circule entre le monde terrestre et divin. Elle se manifeste dans les personnes et les objet. Cette force est ambiguë, à la fois créatrice et destructrice. Il faut donc se protéger du trop-plein de cette puissance par l'instauration d'interdits, les tapu.
Bibliographie :
CHAMADE. 2014. Les racines et le tronc. www.youtube.fr
GALLIOT, S., 2014. « Le renouveau du tatouage traditionnel ». In Tatoueurs tatoués. Paris, Coédition Musée du quai Branly et Actes Sud.
GALLIOT, S., 2014. Tatouages d’Océanie. Rites, techniques et images. Paris, Dossier de la société des océanistes.
HUUKENA, T., 2011. Hamani haá tuhuka, Dictionnaire du tatouage polynésien des îles Marquises. Nîmes, Tiki Editions.
LAMY, F., 2014. « Le tatouage marquisien ou Patu tiki ». In Tatoueurs tatoués. Paris, Coédition Musée du quai Branly et Actes Sud.
OTTINO-GARANGER, P. et M.-N., 1998. Le tatouage aux Iles Marquises, Te Patu Tiki. Moorea, C. Gleizal.
VON DEN STEINEN, K., 2002. Les Marquisiens et leur Art. Volume 1. Le tatouage. Papeete : Editions Le Motu, Musée de Tahiti et des îles. [Trad. De : 1925 – 1928. Die Marquesaner und ihre Kunst. Berlin : D. Reimer.]
www.tiki-tattoo.com. Dernière consultation le 04/01/2018.