« Le compas peut être défaillant, les étoiles jamais »* - Naviguer dans le Pacifique

Mau Piailug, utilisant le « star compass » pour enseigner la navigation à son fils. In http://www.samlow.com/screeningroom/navigators-filming.html. Dernière consultation le 13 juin 2018. ©Steve Thomas

Nous devons en partie au navigateur David Henry Lewis (1917 – 2002) notre connaissance des savoirs traditionnels de navigation dans le Pacifique. Cet anglais de naissance a grandi entre la Nouvelle-Zélande et Rarotonga (îles Cook), où il se passionne très tôt pour les mythes des héros navigateurs caractéristiques dans l’ensemble du Pacifique. Sa formation de médecin dans l’armée britannique ne l’empêche pas de s’élancer avec huit autres concurrents téméraires dans la première course transatlantique en solitaire et sans escale reliant Plymouth à New York en 1960. Suite à cela, le navigateur construit son catamaran Rehu Moana et part de 1961 à 1967 faire un tour du monde avec sa femme et ses enfants. Lors de ce périple, il décide d’effectuer la traversée de Tahiti à la Nouvelle-Zélande sans utiliser ses instruments de navigation, mais en se basant uniquement sur l’observation de la nature selon les principes des navigateurs polynésiens. Il atteint la Nouvelle-Zélande en trente-cinq jours avec une erreur de route de 26 milles nautiques1 seulement. Cette convaincante traversée lui permet d’avoir le soutien de l’Université nationale d’Australie pour aller à la rencontre des vieux maîtres navigateurs et apprendre à lire les étoiles, les mouvements de houles ou encore le vol des oiseaux pour se repérer en mer. Il entame ses recherches sur l’Isbjorn à bord duquel il embarque avec les marins locaux des Santa Cruz (archipel des îles Salomon), des îles Kiribati et des îles Carolines (archipels de Micronésie) où le savoir de navigation s’est particulièrement bien conservé. Son ouvrage We, the Navigators, The Ancient Art of Landfinding in the Pacific (1972) regroupe les connaissances transmises par ces vieux maîtres navigateurs dont le savoir, de moins en moins transmis était connu de très peu d’élus. Les travaux de Davis Lewis témoignent de la complexité des navigations traditionnelles et permettent de remonter au temps où jadis, les premiers navigateurs ont peuplé l’ensemble du continent océanien.

Les Européens engagés dans les expéditions maritimes du XVIIIème au XIXème siècle ignorent pratiquement tout des techniques de navigation des marins du Pacifique. Si les connaissances liées à la navigation étaient gardées secrètes, cela résultait du calcul politique des chefs locaux qui étaient conscients de leur position de faiblesse face à l’équipement imposant des Européens. Ainsi, ils tenaient à ne pas dévoiler les routes maritimes et les clés permettant de se déplacer à travers leurs territoires. Parmi les rares témoignages de navigateurs locaux, le fameux échange entre le chef, prêtre et navigateur Tupai’a et le capitaine Cook témoigne d’une rencontre entre deux façons d’envisager la navigation, la mer et l’espace. Cet homme de Ra’iatea (îles de la Société) embarque à bord de l’Endeavour en 1769 et guide le trois-mâts dans les eaux encore non cartographiées des Britanniques. James Cook et son équipage comprennent alors que Tupai’a voyage « sans rien dans les mains, ni dans les poches »2 en observant le lever et le coucher des étoiles et tout autres indices donnés par l’environnement maritime. James Morisson, maître d’équipage en second du trois-mâts britannique HMS Bounty donne une telle description dans son journal :

« Il peut paraître étonnant aux yeux de ces Européens que ces hommes trouvent leur chemin à de telles distances sans l’aide ou la connaissance de lettres, de chiffres ou d’instruments d’aucune sorte, mais grâce à leur compréhension de la mouvance des corps célestes, à propos desquels ils sont plus experts et peuvent mieux rendre compte du lever et du coucher des étoiles sur l’horizon que tout astronome européen serait prêt à croire ».3

La représentation mentale des archipels dans l’espace par Tupai’a est si précise qu’elle déconcerte les Européens. Il aurait su situer les îles éloignées de 3 000 milles d’est en ouest et de 1 200 du nord au sud soit l’équivalent de la superficie des Etats-Unis.

Le navigateur océanien a une connaissance parfaite de la voûte céleste qui est pour lui une référence pour se situer et évaluer les distances. David Lewis relate que les navigateurs des îles Carolines traversent leur archipel en suivant les routes des étoiles (kaveinga). Une des techniques les plus élémentaires d’utilisation de la voûte sidérale4 consiste à suivre une étoile-guide ou un groupement d’étoiles que l’on sait situer dans l’alignement de l’île à atteindre au moment de son lever ou de son coucher. Dès que l’étoile est trop haute dans le ciel, on prend pour repère la suivante à se lever au même point sur l’horizon. La course d’une étoile trace un arc de cercle par rapport à la ligne d’horizon, se levant toujours sur un point identique à l’est et se couchant symétriquement à l’ouest. Le spécialiste connaît une multitude de trajectoires d’étoiles selon les saisons et choisit ses étoiles-repères selon la route voulue. De jour, les navigateurs du Pacifique observent tous les signaux environnementaux donnant des indications pour l’orientation en pleine mer. Une terre, avant même qu’elle puisse être visible envoie un cercle de signaux à plusieurs dizaines de milles au minimum selon sa taille et les conditions météorologiques. Les marins peuvent observer les oiseaux, qui s’éloignent des côtes pour pêcher à des distances connues selon chaque espèce. Leur présence au-dessus de l’eau est donc une indication de distance. La frégate par exemple annonce une terre à 90-100 milles nautique. Une accumulation de nuages stationnaires à l’horizon est aussi une preuve de la présence d’une île. Les navigateurs des Kiribati observent aussi le reflet des couleurs sur les nuages pour deviner la nature des sols : un blanc éclatant sera signe d’une plage de sable blanc, un vert clair celui d’un lagon. La direction, la forme et la période de la houle déformée suite aux réfractions et réflexions depuis les côtes sont identifiables et permettent aux marins, en maintenant un certain angle houle-coque, de garder le cap voulu. David Lewis découvre également le phénomène du te lapa suite à sa navigation dans les Santa Cruz avec le maître navigateur Tevake, mais dont il entendra aussi parler dans les Kiribati et à Tonga. Le te lapa se manifeste par des stries illuminées juste sous la surface de l’eau. L’auteur nous dit qu’elles semblent être envoyées telles des flèches depuis les îles. Les marins des Santa Cruz les apprécient tout particulièrement puisqu’elles les guident en direction des terres. La vraie nature du te lapa reste floue mais le navigateur anglais pense à une origine bioluminescente.

L’art de la navigation était enseigné très tôt. Cet apprentissage long et rigoureux se transmettait de manière héréditaire comme à Tonga où il était réservé aux plus hautes classes de la société (chefs, familles royales). Être navigateur demandait des facultés de mémoire tout à fait exceptionnelles et tout à fait étonnantes pour les Européens dont l’habitude est de répertorier les connaissances à l’écrit. Les routes maritimes étaient assimilées à travers des chants, des litanies ou des vers transmis par les anciens. On apprenait les techniques de base avec des modèles réduits de pirogues ou à travers des schémas mnémotechniques tracés sur le sable reprenant les levers et couchers des étoiles. Aux îles Marshall (Micronésie), des cartes réalisées en baguettes de pandanus et nervures de palmes de cocotiers matérialisaient la direction et les phénomènes de réfraction et réflexion de la houle ainsi que le sens du courant. Des coquillages pouvaient indiquer la présence des atolls. Ces cartes n’étaient pas emportées à bord mais servaient à l’apprentissage et à la mémorisation. Le navigateur du Pacifique embarque donc avec une connaissance et une culture maritime globale.

Carte de navigation mattang, Îles Marshall, Micronésie, XIXème-XXème, bois, coquillages, British Museum, Londres. © The Trustees of the British Museum

La pensée d’Epeli Hau’Ofa, philosophe et anthropologue fidjien d’origine tongienne nous éclaire sur le rapport des Hommes à la mer dans le Pacifique5 : la mer n’est pas perçue comme la frontière qui sépare la myriade d’îles, d’ilots et d’atolls.  L’Océanie n’est ni le continent fragmenté, ni le continent invisible. La mer, associée aux échanges et aux premiers voyages des ancêtres est plutôt la source de l’union des peuples du Pacifique. Trop longtemps réduites à un ensemble d’îles perdues dans un vaste océan, Epeli Hau’Ofa appelle les populations océaniennes à s’identifier selon l’immensité de l’Océan Pacifique :

« Oceania is us. We are the sea, we are the ocean ».6

Naviguer est donc un acte fondamental participant à l’identité des cultures insulaires. C’est en constatant l’omniprésence de l’Océan dans les mythes fondateurs du Pacifique que l’on en saisit tout l’enjeu. Les histoires relatant les périples en mer des héros déifiés ayant débarqué sur telle ou telle île sont en effet liées à la fondation des sociétés océaniennes. Ces récits étaient racontés aux initiés qui assimilaient par ce biais la connaissance de leur environnement, les techniques de fabrication des pirogues, les  savoirs rituels ou encore la lecture des étoiles. Le mythe, transmis de génération en génération est une source de compréhension et d’analyse des sociétés. Souvenirs des migrations de peuplement, ils véhiculent une part de réalité historique si bien qu’ils sont une source d’information utilisée par les archéologues et les linguistes. Le peuplement de l’Océanie témoigne en effet des premières traces de navigation de l’humanité. Lors de la dernière glaciation du Pléistocène, entre 100 000 et 12 000 BP7, le niveau des océans était jusqu’à 200 mètres inférieur au niveau actuel faisant émerger les deux continents Sunda et Sahul. Les populations seraient parties des actuelles côtes sud-asiatiques pour franchir la bande de mer large de 43 milles. De manière progressive, l’homme s’est implanté dans l’Océanie proche8, jusqu’à l’extrémité des îles Salomon. Ces premières navigations se seraient toutes effectuées à vue, par cabotage. Bien que nous n’ayons aucune preuve archéologique pour témoigner de la technologie des embarcations, nous pensons qu’il aurait pu s’agir de simples radeaux, fonctionnant à la rame potentiellement dotés d’un abri  qui  aurait  créé  une  prise  au  vent  pour  favoriser la poussée du radeau.

 Le continent Sunda et Sahul pendant la glaciation de Würm, 100 000 - 12 000 BP© CASOAR

À partir de 20 000 BP, la période post-glaciaire a entrainé un réchauffement climatique et une montée des eaux détachant progressivement les îles et dessinant la carte que nous connaissons aujourd’hui. De 4000 à 2000 BP, une seconde migration partant de la Chine du Sud-Est et de Taiwan conduit à la naissance du complexe culturel Lapita9 qui se diffuse jusqu’en Polynésie occidentale (Fidji, Tonga, Samoa). Au-delà des îles Salomon, les îles sont plus petites et plus espacées ce qui a impliqué un niveau supérieur en navigation. Les pirogues étaient sûrement plus grandes et plus stables par la présence d’un balancier. Le gréement aurait été plus performant permettant d’effectuer un angle plus petit par rapport à l’axe du vent. Par la suite, le peuplement de la Polynésie centrale et orientale, à partir de 2000 BP a impliqué des navigations en pleine mer de plus en plus longues et plus difficiles. La théorie la plus probable du peuplement consiste à dire que les Hommes, dans leurs voyages d’exploration ont navigué dans la direction opposée au sens du vent afin de garantir un retour vers le point de départ. Ainsi, la chronologie du peuplement ne suit pas un modèle progressif de proximité des territoires. La Nouvelle-Zélande par exemple aurait été facile d’accès depuis la Polynésie occidentale, pour autant elle est la dernière à être peuplée, vers 1250 de notre ère.

Chronologie du peuplement de l'Océanie © CASOAR

Partant du principe qu’il y a une continuité dans la transmission des savoirs entre générations de navigateurs, les études relatives au peuplement de l’Océanie se font aujourd’hui à la lumière des techniques traditionnelles préservées que l’on peut particulièrement observer en Micronésie. Au début des années 1970, des navigateurs traditionnels de Puluwat et Satawal ont réouvert la route maritime vers les îles Mariannes. Devenus des symboles identitaires dans l’archipel, ils ont donné l’impulsion à une nouvelle génération de navigateurs. La navigation contemporaine du Pacifique doit donc se comprendre selon sa relation à son passé et son rapport aux ancêtres. Naviguer, c’est donc un moyen d’échange et de survie mais au-delà, c’est aussi reproduire le modèle des premiers arrivants, préserver le savoir des anciens et maintenir le lien entre les générations.

Soizic Le Cornec

* Un navigateur de Tonga. In Lewis, David. «Wind, Wave, Star, and Bird », National Geographic, n°146. P. 747 – 755. 1974.

1 Un milles nautique est une unité de distance utilisée en navigation, valant 1852 mètres.

2 D’après l’expression Koechlin Bernard. In « Naviguer sans rien dans les mains ni dans les poches. A propos de We, the navigators »L’homme, tome 19, n°1 p 145- 150. 1979

3 D’après MORISSON J. The Journal of James Morisson, boatswain’s mate of the Bounty : describing the munity and subsequent misfortunes of the mutineers :together with an account of the Island of Tahiti, Londres, golden Cockerel Press. 1935. Traduction Di Piazza, A.

4 Il existe des techniques de repérage grâce aux étoiles beaucoup plus compliquées. Elles ne seront pas traitées dans cet article. Se référer à l’ouvrage de Lewis D. (1972) ou à l’article de Koechlin B. (1979).

5 Hau’Ofa Epeli.  Dialogue.  In  The  contemporary Pacific, Volume 6, Number 1, Spring 1994, 147 – 161. First published in A New Oceania : Rediscovering Our Sea of Islands, ed. V. Naidu, E. Waiddell, E. Hau’Ofa. The University of the South Pacific. 1993.

6 Nous formons l’Océanie, nous sommes la mer, nous sommes l’Océan.

7 La locution BP, Before Presentest utilisée en archéologie pour les datations effectuées selon la méthode du carbone 14. L’année de référence, le Present,a été fixée à 1950 au moment des premiers essais de la technique.

8 Un modèle de division binaire de l’Océan Pacifique est proposé par l’archéologue R. Green (2003). Selon la chronologie du peuplement, l’Océanie proche (île de Nouvelle-Guinée, archipel Bismarck, îles Salomon) est distinguée de l’Océanie lointaine (les terres situées à l’est des îles Salomon).

9 Le complexe cultural Lapita s’est formé à partir du mélange des populations déjà installées en Océanie proche et celles issues des mouvements migratoires depuis le Sud-Est de la Chine et de Taiwan vers  4000 BP.

Bibliographie :

  • ADAM, P., 1982. « La culture polynésienne et la navigation ». Journal de la société des Océanistes.

  • DESCLÈVES, E., 2010. Le Peuple de l’Océan. L’art de la navigation en Océanie. Paris, L’Harmattan.

  • HAU'OFA, E., 1993. “Dialogue”. In The contemporary Pacific, Volume 6, Number 1, Spring 1994, 147 – 161. First published in A New Oceania : Rediscovering Our Sea of Islands, ed. V. Naidu, E. Waiddell, E. Hau’Ofa. Suva. Fidji, The University of the South Pacific.

  • FELDMAN, J., and RUBINSTEIN, D. H., 1986. The Art of Micronesia. Honolulu, University of Hawaii Art Gallery.

  • FUERST, R. (dir.), 1988. Navigateur des mers du sud. Catalogue de l’exposition. Genève, Musée d’ethnographie de Genève.

  • GUIOT, H. (dir.), 2013. Vivre la mer, expressions océaniennes de l’insularité. Rennes, Presses universitaires de Rennes.

  • GUIOT, H.,  Août 2011. « Océanie : des mythes qui écrivent l’histoire », In Science Humaines.

  • HOWE, K. R. (ed.), 2007. Vaka Moana. Voyages ofthe ancestors. Honolulu,University of Hawai’i Press.

  • KOECHLIN, B., 1979.  "Naviguer  sans riens dans les mains ni les poches. À propos de « We, the navigators”." In L’homme, tome 19 n°1 pp. 145 – 150.

  • LEWIS, D., 1974.  «Wind,  Wave,  Star, and Bird », In National Geographic, n°146. P.  747 – 755.

  • LEWIS, D., 1994. We, the Navigators : The Ancient Art of Landfinging in the Pacific. Honolulu, University of Hawaii Press.

  • SAND,C. et BEDFORD, S., 2010. Lapita. Ancêtres océaniens. ParisSomogy éditions d’art.

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