Le Sandroing au Vanuatu, bien plus qu’un dessin

La tortue, page du carnet de terrain de Bernard Deacon. © Royal Anthropological Institut

En 2008, la tradition de dessin sur le sable du Vanuatu se voyait inscrite sur la liste du Patrimoine Culturel Immatériel (PCI) de l’Unesco. Cette pratique consiste à tracer au doigt et à même le sol une ligne continue, contrainte par un quadrillage de lignes ou de points. C’est l’anthropologue anglais Bernard Deacon1 qui, le premier, s’intéressa à cette tradition en particulier et la documenta, lui donnant le nom de « sand-drawing ». John Layard2 préférait la nommer « tracé sur le sable ». Au cours de cet article nous verrons pourquoi, appliquée à cette coutume qui s’est développée du nord-ouest d’Epi au sud-est des îles Salomon via les îles du centre-nord – où elle a atteint son apogée – et les îles Banks et Torres, la désignation « dessin » peut paraitre réductrice. Plus que de simples motifs décoratifs, on regroupe sous cette appellation une grande variété de tracés remplissant plusieurs fonctions et niveaux de signification ; rituels, mnémotechniques, à fin de communication, humoristiques.

Carte du Vanuatu. © CASOAR

Techniques du dessin sur le sable

Tamate tuli volo, la forme d’un être humain. © Cabane

Nous retiendrons néanmoins ici l’expression de « dessin sur le sable », puisque c’est le terme sandroa (ou sandroing) qui fut adopté en bislama.3 Pourtant, le sable n’est pas le seul support de cet artefact. L’archipel du Vanuatu est situé sur la ceinture de feu du Pacifique. Ses îles volcaniques sont par endroit tapissées d’un parterre de cendre, mais également de sable sur certaines côtes et d’humus dans les forêts denses qui composent le centre d’îles comme Ambrym, au cœur de l’archipel.4 Ces différents types de sols servent tous de support au dessin « sur le sable ». On s’y ménage une aire à la mesure de son bras, dont on aplanit la surface à la main. Lorsque l’on est en présence de terre ou de cendres volcaniques sombres, on peut ajouter une fine couche de cendres blanches provenant de braises pour permettre plus de contraste et de lisibilité. On met alors en place une grille de dessin en commençant par les lignes verticales de gauche à droite, puis horizontales de haut en bas.5 Pour certains motifs, seuls une simple croix ou des points peuvent servir de repères. Le tracé, effectué avec l’index de la main droite, se déroule entre un point de départ et un point d’arrivée déterminés, le tout sans jamais repasser sur la même ligne ni quitter le sol – à l’exception bien entendu des dessins comportant des points. Le plus important semble être la régularité de la progression.6 Selon le type de dessin (public, sacré, etc.), on peut être entouré d’un groupe de personnes racontant le récit et déclamant les chants qui parfois accompagnent les motifs. Une fois terminé, le dessin est généralement sciemment effacé, ou abandonné et on laisse alors à la marée le soin de le détruire. Ces dessins, dont les courbes s’entremêlent en labyrinthe avec une grande symétrie, forment le plus souvent des motifs figuratifs clairement définis, mais non-naturalistes.7

Un moyen de communication pour une société de tradition orale

Namro ing fiang, Ambrym. © Cabane

Le dessin sur le sable a pu servir en premier lieu à laisser des messages. Dans une société de tradition orale, de tels recours pouvaient être utiles pour communiquer avec un tiers absent. Ces messages sont généralement restreints à une langue où une aire culturelle déterminée. Certains y voient un langage écrit en voie d’élaboration au moment de l’arrivée des Européens, et dont le processus aurait été stoppé par cette dernière.8 Citons l’exemple de dessins tels le namro ing fiang d’Ambrym (ci-dessus) et le nuva makur ahang evus nimae eris de Paama (ci-dessous), signifiant tous deux « je vais chercher du feu ».

Nuva makur ahang evus nimae eris, Paama. © Cabane

Ti maëh keïlu, schéma du dessin en deux temps des frères jumeaux, Paama. © Cabane

À Paama toujours, un mythe et son dessin nous éclairent sur le potentiel communicatif du dessin sur le sable et l’utilisation qui peut en être faite. Il s’agit de ti maëh keïlu, l’histoire de deux frères jumeaux qui vivaient dans la forêt.9 Un jour, sans avertir personne, l’un des deux partit au jardin non loin du village. L’autre s’inquiéta de son absence, mais personne ne savait où était son frère. Pendant ce temps, le premier, réalisant brusquement que son frère allait s’inquiéter, traça la première partie d’un dessin sur le sol, puis poursuivit son chemin. Toujours à sa recherche, le second frère vit le dessin. Il fut rassuré car seul son jumeau avait pu le tracer. Il compléta alors le motif, et le rejoignit au jardin. Les villageois, en voyant à leur tour le dessin complet (ci-contre), comprirent que les jumeaux s’étaient retrouvés.

Il est des plus intéressant de noter un parallélisme entre certains messages tracés sur le sol et des éléments de la codification musicale.10 C’est le cas du dessin sur le sable naites sombunderre (« le message demandant d’attendre »)11, de la région de langue mbotgote (dans les montagnes du sud de Malekula). Cet écrit sur le sol (la plage la plus proche étant à au moins un jour de marche, nous utiliserons plutôt ce terme) est tracé à côté de la maison de quelqu’un à qui l’on rend visite et qui est absent. Cela signifie « attends », et l’on pourra ainsi vaquer à ses occupations en sachant que la personne qu’on est venu visiter nous attendra si elle rentre entre temps. Ce dessin coexiste avec un message équivalent sur support musical :

« Si l’on désire aller voir aller quelqu’un on bat du tambour à fente sur le rythme dit tuktukai, qui appelle à l’attention. […] Les tambours de l’endroit contacté répondent par le rythme indamo (« D’accord ; nous sommes en attente du message »), on peut alors répliquer par le rythme naisemundao (« Attendez là où vous êtes, j’arrive »), un rythme qui représente la forme musicale du naites sombunderre. »12

Un support mnémotechnique : retenir et transmettre les savoirs et savoir-faire

Kaen bwet kulkul, dessin montrant comment envelopper un taro grillé dans une feuille, Pentecôte. ©Cabane

Apportant un complément visuel au caractère principalement oral de la transmission du savoir au Vanuatu, le dessin sur le sable est aussi le vecteur de l’apprentissage de techniques essentielles. Nous citerons trois exemples, chacun révélateur d’un domaine particulier de savoir.

Tout d’abord, une technique pratique du quotidien peut faire l’objet d’un motif de tracé, tel le dessin kaen bwet kulkul (ci-contre). Originaire de l’île de Pentecôte, il montre comment attacher un taro grillé enveloppé dans une feuille.

En contexte plus exceptionnel, le dessin sisi onen titin (« le chemin de la fourmi ») (ci-dessous) indique la tactique à adopter pour égarer un ennemi. Telle une fourmi, il faut revenir sur ses pas et ne pas suivre une ligne droite, ce qui retarde l’adversaire qui ne sait plus quelle direction choisir. La connaissance de ce dessin devait rester secrète et limitée aux membres du groupe, car il s’agit là d’une ruse de guerre dont la vie du guerrier et du groupe dépendaient.13

Sisi onen titin (« le chemin de la fourmi »), ou comment égarer son ennemi. © Cabane

Bat Mwe sadok tawan, le héros légendaire Bat assis, prêt à se relever rapidement. © Cabane

Enfin, le dessin sur le sable peut aussi transmettre certaines techniques du corps. Cette notion, définie par Marcel Mauss, considère la manière dont les hommes, « société par société, d’une façon traditionnelle, savent se servir de leur corps ».14 Le dessin Bat mwe sadok tawan (ci-contre) est une belle illustration de technique du corps. Bat est un chef légendaire de l’île de Pentecôte, qui s’asseyait bras allongés le long des jambes, mains appuyées sur les pieds, sans poser les fesses par terre, ce qui lui permettait de se lever rapidement pour combattre si un ennemi l’attaquait par surprise. Cette posture est enseignée aux enfants, afin qu’ils soient toujours prêts à courir vite.15

Schéma du dessin Buli malogu mei Tagaro, plat à kava de Tagaro, Ambae. © Cabane

Les savoirs et techniques sont généralement justifiés par des sources mythiques. Le dessin sur le sable permet surtout d’évoquer ou d’accompagner ces récits. Il s’agit de distinguer différentes sortes de mythes. « Des mythes strictement localisés, sur les origines d'un village, à caractère en partie historique, connus seulement, en principe, des intéressés ; des mythes généraux, connus de tous ; […] des contes à caractère moralisateur ou comique ».16 Ils se rapportent le plus souvent à des héros mythiques, tel Tagaro, le découvreur du Kava, et son dessin originaire d’Ambae buli malogu mei Tagaro (ci-dessous). Ce corpus de motifs s’inspirant d’ancêtres légendaires rattache cette pratique figurative au principe selon lequel « l’art mélanésien semble puiser ses sujets moins dans la création du monde et les actions des dieux – c’est-à-dire des êtres lointains – qui y ont participé que dans la fondation de l’organisation sociale », laquelle organisation est due à des ancêtres « certes divinisés, mais qui ne sont pas définitivement coupés du monde des vivants ».17 Ainsi, le dessin sur le sable, support de la parole et indivisible de celle-ci, s’inscrit comme une activité permettant la reproduction et la stabilité de la structure sociale dont elle est issue.

Le dessin sur le sable, composante de la cohésion du groupe et manifestation de l’équilibre social

La production de dessin sur le sable ne tend pas à considérer l’artefact comme un tout, qui pourrait être admiré sorti de son contexte. Au contraire, comme beaucoup des œuvres mélanésiennes, celui-ci est destiné à s’insérer dans un ensemble structuré, en lien avec le rituel, mais également le foncier et le social.18 C’est pourquoi les motifs induisant les règles fondamentales de la communauté sont de première importance. Par exemple, le dessin kal non malgel  est lié au thème récurrent de l’adultère. Un mythe raconte que ce dessin, particulier car comportant quatre points de départ et non un seul, fut à l’origine l’œuvre combinée de cinq hommes. Un premier homme en aurait tracé la première partie puis se serait éloigné, et par la suite trois autres hommes seraient venus successivement le compléter. Ce dessin portait alors le nom de sisis non atsi kavet (« dessin réalisé par quatre hommes ») (ci-dessous gauche).  Un cinquième personnage, un jeune homme, voulant participer, mais ne pouvant y ajouter la moindre ligne en raison de la perfection de la symétrie, aurait pris le parti d’effacer le contour du dessin, ne laissant que le motif central, devenu kal non malgel (ci-dessous droite). Peu après, un couple serait passé à proximité du dessin, et la femme, séduite par le motif, aurait exprimé le désir de le voir sur sa natte. Fou de jalousie, son époux se serait rendu au nakamal (maison servant de lieu de rencontre aux hommes), afin de savoir qui en état l’auteur. Son jeune frère étant le cinquième homme et ayant avoué, le mari jaloux l’aurait tué.19 Ce récit, et le dessin l’accompagnant, illustrent un interdit très fort au Vanuatu, puisque le mari trompé pouvait en effet tuer et sa femme et l’amant de cette dernière.

Gauche : Sisis non atsi kavet, schéma des différentes étapes d’un dessin à quatre mains. © Cabane. Droite : Schéma du même dessin, transformé par un cinquième homme et désormais nommé Kal non malgel. © Cabane

Molumal, représente l’igname sur les îles de Paama et d’Epi. © Cabane

Par ailleurs, ces artefacts permettent de faire participer les ancêtres à la vie du groupe. En raison de sa fréquence dans les dons lors des cérémonies coutumières, l’igname est représentée dans de nombreuses îles (ci-contre). Le dessin est nommé nakimb à Vao, molumal sur les îles Paama et Epi. Sur cette île, le motif était réalisé par le chef du groupe qui, avant de consommer les ignames, demandait aux autres hommes de fermer les yeux. Lorsque les membres du groupe étaient autorisés à les rouvrir, ils constataient qu’une partie du dessin avait été effacée, car leur ancêtre avait pris la part qui lui était destinée. Ainsi, ce dernier participait rituellement au partage des ignames.

À travers tous ces exemples, on peut comprendre comment le dessin sur le sable constitue une matérialisation esthétique du social. Celle-ci est pensée comme telle non seulement par les anthropologues qui ont étudié cette pratique, mais également par les ni-Vanuatu.  Un des moments marquant de l’histoire de l’ethnologie concerne Deacon et le Vanuatu.20 En 1926, sur une plage de Malekula, un sujet ethnographique devenait pour la première fois contributeur direct, puisqu’un informateur originaire de l’île expliquait à Deacon, par l’intermédiaire d’un diagramme, les systèmes de parentés propres à sa culture. Ce diagramme (ci-dessous), ancêtre des diagrammes que les anthropologues ont par la suite utilisés pour l’Australie, était composé de bâtons de différentes longueurs tracés sur le sable pour expliquer le système d’alliance à trois (ou six) classes en vigueur sur l’île. Pour Knut Rio21, cette capacité – applaudie à l’époque – de mise à distance analytique de son propre fonctionnement social n’est pas celle, exceptionnelle, d’un individu surdoué, mais bien propre à tous les habitants du Vanuatu, habitués à matérialiser le social, entre autres dans les dessins sur le sable.22

Schéma du diagramme illustrant le système d’alliance matrimoniale tracé sur le sable par un homme de Malekula pour Deacon en 1926. © Rio

Un art interactif et évolutif

Comme nous l’avons vu, le dessin sur le sable constitue une technique performative, généralement effectuée en public et accompagnée de récitations et de commentaires. Les différents exemples abordés tendent à montrer comment il peut également être un art interactif. Souvenons-nous du dessin kal non malgel (plus haut), réalisé en cinq étapes successives, par le concourt de quatre « traceurs » et d’un « effaceur », cherchant chacun à laisser le motif plus ingénieux qu’il ne l’avait trouvé. Ceci illustre à quel point cette pratique peut être envisagée comme un test de virtuosité. On pourrait en cela comparer le dessin sur le sable aux jeux de ficelles, bien connus dans le Pacifique23, où l’on s’efforce de toujours créer un autre motif à partir de celui proposé au départ. Bien d’autres dessins se déroulent en plusieurs étapes, pas tant parce qu’ils ont plusieurs exécutants que parce qu’ils se voient modifiés au cours de l’histoire qu’ils racontent. À Ambrym, un dessin à caractère humoristique, makon ga vetei tavang itera (ci-dessous), se déroule en deux temps, expliquant comment un rat dévore le fruit à pain dont il ne laisse que la moitié.24 Une fois le fruit à pain représenté, on efface la partie inférieure que le rat a mangé.25

Schéma du Makon ga vetei tavang itera, le dessin en deux étapes du rat et du fruit à pain. ©Cabane

Par ailleurs, dans sa capacité à évoluer, ses thèmes et son aspect labyrinthique, le dessin sur le sable fut comparé par Layard aux danses de Malekula.26 En effet, dans la région de South West Bay, sur l’île de Malekula – mais d’autres versions de ce mythe existent en de nombreux endroits de l’archipel – pour accéder au pays des morts il fallait être capable de compléter la partie effacée du dessin que présentait la gardienne du lieu (la Temes savsap) appelé le nababarum nan lisapsap (« le corps de l’esprit dans son linceul ») (ci-dessous gauche). Entre les deux moitiés du dessin se trouve symboliquement représenté le nahal (ci-dessous droite), sentier qu’il faut suivre pour atteindre l’au-delà. Si l’esprit ne parvenait pas à le compléter, la Temes le mangeait et il ne pouvait jamais rejoindre ses ancêtres.

Gauche : Nababarum nan lisapsap, dessin incomplet puis complété pour accéder au pays des morts. © Cabane. Droite : Schéma du dessin Nababarum nan lisapsap. © Gell

Ce  tracé,  Layard  le  compare  à  certains  rituels masculins où un seul danseur (le « faucon ») doit se frayer un chemin à travers des rangées d’autres danseurs, comme dans un labyrinthe (Fig. 16). Un autre dessin, représentant le nid du Muzomela Cardinalis (Fig. 17), redhed en bislama, est comparé en raison de sa configuration rectangulaire et linéaire à certaines danses locales de type naleng.

Gauche : Schéma de danse de Malekula, « Les points représentent les corps des danseurs, et les flèches leur orientation. Les tirets représentent le chemin tracé par les faucons et les pointillés leur « chemin de retour » (Layard, 1936 : 158). ©Layard. Droite : Schéma du dessin représentant le nid du Myzomela Cardinalis. © Layard

La « totalisation », une notion qui permet d’apprécier le dessin sur le sable

Schéma du dessin Nobo’on amel, un dessin de Malekula représentant le nakamal. © Cabane

Il est intéressant de constater que par un procédé métonymique fréquent dans le dessin sur le sable, le motif du taro grillé évoqué précédemment, laissé sur le sol du nakamal (maison de réunion), informait que l’exécutant partait en voyage – car on emporte généralement ce taro grillé pour un long trajet. De même, pour représenter Tagaro (plus haut), découvreur mythique du kava, on représente un plat à kava. Pour finir, le nakamal est signifié par une représentation de l’entrée de celui-ci (ci-contre).

Schéma du dessin Tengwelie, Ambrym. © Rio

Ces représentations, souvent polysémiques, contiennent pour certaines d’entre elles tous les éléments d’un mythe imbriqués en un seul dessin. Citons l’exemple du dessin tengwelie (ci-dessous). Il raconte l’histoire d’un homme parti à la recherche d’un autre, dans le jardin de ce dernier. Il ne le trouve pas, mais trouve la femme de celui qu’il recherche, avec qui il a un rapport sexuel. Le mari les surprend à leur insu, ne dit rien et retourne au village. Lorsque le premier homme y retourne à son tour, le mari lui demande de venir l’aider au jardin, où il y a une grosse igname à déterrer. L’igname est tellement grosse que l’homme qui vient de coucher avec l’épouse doit entrer dans le trou pour continuer de creuser. Alors le mari le frappe à mort. Il coupe un bananier qu’il lance sur le mort, puis va chercher sa femme. Il lui montre le bananier, avec son amant dessous, coupe le pénis de celui-ci, et dit à sa femme « Tu mange cette banane. Si tu ne la manges pas, je te tue ». Selon Knut Rio, dans ce dessin on peut lire les formes combinées d’un visage, d’un ébat sexuel, d’organes génitaux mâles et femelles, d’un bananier, d’une igname. Toutes les étapes de l’histoire se trouvent alors représentées en une seule image. De plus, il traduit le titre du dessin par « something looking for hole » et ce « trou » peut être selon lui associé tout aussi bien à la tombe du mort, au trou de l’igname, qu’à la bouche et au vagin de la femme. La puissance visuelle du dessin réside alors dans sa capacité à représenter simultanément une série d’évènements successifs, et à les évoquer de concert. Il conclue :

  « By being simultaneously an array of lines, the concrete ‘route’ taken by mythical personae, and a complete formation of a recognizable being, the drawing represents a totalizing motion. Not only does it follow the acts and subjectivities of the actors in their immediate framework of events, but it also presents us with the finalized shape of all these acts and intentionalities – as one image. This effect of presenting a dual perspective is characteristic of all sand-drawing designs. What seems to be of prime importance is that in the end the story can be encompassed by one totalized image. This image is not visible from the perspective of the story itself or from the point of view of the actors but arises from the story as a totality. This also makes it evident to spectators how the characters of the story are oblivious to the real purpose of their own acts. »27

Les enjeux de pouvoir liés à la maîtrise technique du dessin sur le sable

On considère généralement que la pratique du dessin sur le sable est réservée aux hommes, et il est vrai que de nos jours c’est une activité quasi exclusivement masculine. Ce ne fut pourtant pas toujours le cas ; on sait que les femmes du sud de Santo en faisaient, mais ce savoir s’est perdu, suite au dépeuplement qui a frappé cette région au début du XXème siècle (conséquence de la traite et de l’introduction de nouvelles maladies). Il est probable que les femmes d’Ambae, de Maewo et du nord de Pentecôte utilisaient également des dessins sur le sable pour leurs rituels, et il est attesté que dans la région de Meltung’n, au sud-ouest d’Ambrym tels tracés servaient lors des rituels de haut rang pour la yemarkon (une société de grade féminine).28 Ces formes féminines ont très rapidement disparu, suivant la tendance générale selon laquelle les rituels féminins ont beaucoup plus souffert de la missionarisation que ceux des hommes. Il est intéressant de constater que les femmes des îles Banks en exécutaient aussi, mais que « les hommes s’appropriaient ces dessins – et leurs droits – et les incorporaient à leurs insignes tamate, empêchant ainsi les femmes de s’en servir ».29

On comprend aisément que la maîtrise d’un art cumulant autant de dimensions et demandant une telle finesse de compréhension du fait social soit loin d’être anodine. Au cours d’un article traitant du fameux diagramme de mariage évoqué précédemment, Knut Rio énonce les qualités d’un homme puissant, au Vanuatu comme dans la plupart de la Mélanésie : force physique tout d’abord, mais surtout capacité de comprendre, sentir les choses, maîtriser des connaissances ; capacité de « prévoir », à travers la sorcellerie par exemple ; capacité d’être persuasif. Il ajoute à cela la maîtrise du dessin sur le sable – capacité à condenser tous les éléments d'une histoire dans une seule figure intelligible, et d’une certaine manière nous l’avons vu, capacité à illustrer le social.30 En effet, ces motifs ne sont pas à considérer comme des objets visuels autonomes. Il s’agit plutôt, comme l’indique Alfred Gell31,  d’un « spectacle, [au cours duquel] les hommes peuvent montrer leur savoir-faire ». Car comme il le rappelle, «  l’esthétique mélanésienne n’a rien à voir avec la « beauté », elle est affaire d’efficacité, de capacité à accomplir une tâche ».32

Un art éphémère et vulnérable ?

Schéma du dessin rue rue de pirogue à double coque. © Huffman

Faisant partie d’une culture immatérielle, le dessin sur le sable est à juste titre considéré actuellement par les élites du Vanuatu comme un bien culturel fragile, qu’il s’agit de protéger. D’autant qu’il est parfois le seul témoignage d’une culture matérielle disparue. C’est le cas des pirogues d’échange à double coque qui, mis à part sur le dessin rue rue (ci-contre), n’ont jamais été décrites, et dont aucun des premiers Européens ayant exploré l’archipel ne fait mention.

Le dessin sur le sable, imprégné de culture orale et interconnecté avec d’autres formes de productions artistiques, illustre, par le biais d’une figuration non naturaliste, des sujets multiples ayant trait à la vie quotidienne et à l’organisation sociale des groupes ; sa grande efficacité réside dans son côté mouvant et attractif. Pour toutes ces raisons, cette pratique est représentative d’une culture mélanésienne33 et en particulier de la culture niVan34, ce qui constitue un des critères de son inscription sur la liste du Patrimoine Culturel Immatériel.35 Et, comme beaucoup d’autres éléments dits coutumiers dans le Pacifique, elle tend aujourd’hui à subir une folklorisation mercantile, dans le cadre d’un ethno-tourisme –  commercialisant un « art de vivre » traditionnel – de plus en plus développé sur l’archipel, via des festivals, mais aussi des agences proposant « autotour », « excursion », « rencontre avec des tribus » et « adrénaline mélanésienne »[sic.]. L’existence d’une telle offre touristique (bien réelle à en juger par le nombre de blogs de voyage que j’ai pu consulter, racontant des expériences très similaires à plusieurs années d’intervalles) présente l’avantage de soutenir cette pratique, de la documenter et de la rendre plus visible. Cela fait partie des missions auxquelles s’engagent les Etats qui voient une de leurs pratiques culturelles inscrite sur la liste du PCI de l’Unesco, puisqu’en plus du cadre juridique, administratif et financier doivent être mises en œuvre des mesures de sensibilisation et de promotion. Tout ceci participe de sa sauvegarde, et c’est pourquoi des institutions publiques comme le musée national de Port Vila mettent en place des actions de médiation et emploient des intervenants pour faire la démonstration de leur art. En revanche, cela présente un risque, celui de mettre définitivement en danger les derniers particularismes locaux de chaque île et l’attention portée au sens de ces tracés sur le sol. L’office du tourisme de Vanuatu lui-même met en garde à ce sujet, et entend « protéger l'intégrité des dessins sur sable afin de conserver leur caractère unique et sacré face à la commercialisation et la banalisation d'un art séculaire »36. Un difficile exercice d’équilibrisme à la hauteur d’une pratique multiple et complexe.

Margot Duband

1 Deacon (1903-1927), diplômé du Trinity College à Cambridge, arrive à Malekula en janvier 1926 pour son terrain. Il y meurt quatorze mois plus tard après avoir attrapé la malaria. Son travail fut publié au sein d’articles et d’ouvrages de l’anthropologue Camilla Wedgwood.

2 Layard (1891-1974) effectue un premier séjour au Vanuatu en 1914, au cours duquel il consigne langue et mythe. Il publie une monographie consacrée à Malekula, Stone men of Malekula, en 1942.

3 Pidgin à base lexicale anglaise parlé au Vanuatu.

4 GUIART, J., 1951. « Sociétés, rituels et mythes du Nord Ambrym (Nouvelles-Hébrides)  ». Journal de la Société des océanistes, n°7, p. 7.

5 HUFFMAN, K., 1996. « Su tuh netan’monbwei : nous écrivons sur le sol. Les dessins sur le sable dans le nord du Vanuatu ». In Vanuatu-Océanie. Arts des îles de cendre et de corail. Paris, Réunion des Musées Nationaux, p. 256.

6 DEACON, B., et WEDGHOOD, C. H, 1934. « Géometrical drawings from Malekula and others islands of the New-Hebrides ». Journal of the Royal Anthropological Institute of Great Britain and Ireland, Vol. LXIV, p. 129.

7 Ce qui constitue un trait commun des productions figuratives mélanésiennes, ainsi que le théorise Christian Kaufmann pour qui l’art mélanésien présenterait « un relatif manque d’intérêt pour une représentation objective, proche des formes de la nature ». (KAUFMANN, C., 1993. « Principes communs de l’art mélanésien ». In L’art océanien. Paris, Citadelles et Mazenod, p. 161).

8 HUFFMAN, K., 1996. « Su tuh netan’monbwei : nous écrivons sur le sol. Les dessins sur le sable dans le nord du Vanuatu ». In Vanuatu-Océanie. Arts des îles de cendre et de corail. Paris, Réunion des Musées Nationaux, p. 254.

9 HUFFMAN, K., 1996. « Su tuh netan’monbwei : nous écrivons sur le sol. Les dessins sur le sable dans le nord du Vanuatu ». In Vanuatu-Océanie. Arts des îles de cendre et de corail. Paris, Réunion des Musées Nationaux, p. 259.

10 Nous n’illustrerons pas cet exemple dont, en raison de son caractère également cérémoniel et des tabous qui en découlent, aucun auteur n’a diffusé de représentation.

11 Huffman, loc cit.La porosité entre la pratique du dessin sur le sable et d’autres formes de productions humaines se retrouve dans d’autres domaines, puisque certains motifs ont parfois servi pour le tatouage des femmes, tradition encore très vivace au début du XXème siècle sur l’île d’Ambae. (CABANE, J.-P., 1997. Ululan : les sables de la mémoire. Nouméa, Editions Grain du sable, p. 60).

12 CABANE, J.-P., 1997. Ululan : les sables de la mémoire. Nouméa, Editions Grain du sable, p. 62.

13 MAUSS, M., 1997 [1950]. Sociologie et anthropologie. Paris, Presses universitaires de France, p. 365.

14 Cabane, loc cit.

15 CABANE, J.-P., 1997. Ululan : les sables de la mémoire. Nouméa, Editions Grain du sable, p. 69.

16 GUIART, J., 1951. « Sociétés, rituels et mythes du Nord Ambrym (Nouvelles-Hébrides) ». Journal de la Société des océanistes, n°7, p. 70.

17 KAUFMANN, C., 1993. « Principes communs de l’art mélanésien ». In L’art océanien. Paris, Citadelles et Mazenod, p. 164.

18 KAUFMANN, C., 1993. « Principes communs de l’art mélanésien ». In L’art océanien. Paris, Citadelles et Mazenod, p. 163.

19 CABANE, J.-P., 1997. Ululan : les sables de la mémoire. Nouméa, Editions Grain du sable, pp. 58-60.

20 Gentilé des habitants du Vanuatu, souvent abrégé en « NiVan » .

21 Anthropologue norvégien spécialiste du Vanuatu et des phénomènes religieux.

22 RIO, K., 2005. « Discussion around a sand-drawing: creations of agency and society in Melanesia ». Journal of the Royal Anthropological Institute, vol XI, p. 410.

23 Cette activité consiste à créer des figures avec une boucle de fil, avec les doigts et parfois aussi les dents. Elle a été observée depuis la fin du XIXème siècle en plusieurs endroits, par exemple dans le détroit de Torres, aux îles Trobriands ou dans plusieurs archipels de Micronésie.

24 CABANE, J.-P., 1997. Ululan : les sables de la mémoire. Nouméa, Editions Grain du sable, p. 53.

25 Cette anecdote sert à nommer la règle explicite selon laquelle le doigt du traceur ne doit jamais passer deux fois sur la même ligne, car recouvrir un segment déjà tracé est comparé à l’action de «manger le fruit», c’est-à-dire une action destructrice puisqu’elle a pour conséquence d’effacer les segments préexistants (CHEMILLIER, M., 2004. « Représentations musicales et représentations mathématiques ». L’Homme, 171-172, http://journals.openedition.org/lhomme/24913 dernière consultation le 9 janvier 2020.).

26 LAYARD, J., 1936. « Maze-Dances and the Ritual of the Labyrinth in Malekula ». Folklore, n°47, pp. 123-170.

27 RIO, K., 2005. «Discussion around a sand-drawing: creations of agency and society in Melanesia». Journal of the Royal Anthropological Institute, vol XI, pp. 408-409.« En étant simultanément une série de lignes, l' "itinéraire" concret emprunté par un personnage mythique, et la représentation complète d'un être reconnaissable, le dessin correspond à un geste totalisant. Non seulement il suit les actes et les subjectivités des acteurs dans leur structure d’éventements immédiate, mais il nous présente aussi  la forme achevée de tous ces actes et intentionnalités - en une image. Cette façon de présenter une perspective duelle est caractéristique de tous les motifs de dessins sur le sable. Ce qui semble être d'une importance primordiale est qu'à la fin l'histoire puisse être contenue en une image "totalisante". Cette image n'est pas percevable depuis la perspective de l'histoire elle-même, ou depuis le point de vue des acteurs, mais émerge de l'histoire comme un tout. Cela rend aussi évident, pour le spectateur, comment les personnages de l'histoire sont inconscients de la vraie raison d'être de leurs propres actes. » (traduction personnelle)

28  HUFFMAN, K., 1996. « Su tuh netan’monbwei : nous écrivons sur le sol. Les dessins sur le sable dans le nord du Vanuatu ». In Vanuatu-Océanie. Arts des îles de cendre et de corail. Paris, Réunion des Musées Nationaux, p. 255.

29 Huffman, loc cit.

30 RIO, K., 2005. «Discussion around a sand-drawing: creations of agency and society in Melanesia». Journal of the Royal Anthropological Institute, vol XI, p. 410.

31 Pour ceux qui ne connaitraient pas ce théoricien ou qui voudraient se rafraîchir la mémoire, CASOAR a publié plusieurs articles sur le sujet, notamment celui-là : https://casoar.org/2019/02/13/le-malangan-entre-agent-et-patient/.

32 GELL, A., 2009 [1998]. L’art et ses agents: une théorie anthropologique. Dijon, les presses du réel, p. 115.

33 KAUFMANN, C., 1993. « Principes communs de l’art mélanésien ». In L’art océanien. Paris, Citadelles et Mazenod, pp. 161-165.

34 RIO, K., 2005. «Discussion around a sand-drawing: creations of agency and society in Melanesia». Journal of the Royal Anthropological Institute, vol XI, pp. 401-423.

35 Pour qu’une pratique puisse prétendre à être inscrite sur cette liste, elle doit être « représentative, traditionnelle et contemporaine à la fois, inclusive et fondée sur les communautés » (https://unesco.delegfrance.org/-Patrimoine-Culturel-Immateriel-PCI-).

36 https://www.vanuatu.travel/fr/jouer/voir-et-faire/sites-du-patrimoine

Bibliographie :

  • BONNEMAISON, J., 1996. Les fondements géographiques d’une identité : L’archipel du Vanuatu, essai de géographie culturelle – Livre I. Paris, ORSTOM éditions.

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