Sacrifice, guerre et meurtre : objets de mort en Polynésie (Partie 2)
Cet article est la suite de Sacrifice, guerre et meurtre : objets de mort en Polynésie (Partie 1) que vous pouvez retrouver ici.
Diversité des Armes : Forme, matériau et ornementation
« Les types d’armes diffèrent d’un archipel à l’autre, cependant d’après les exemples qui nous sont parvenus, il semblerait que les armes étaient principalement individuelles et destinées au combat au corps à corps. Les armes défensives comme le bouclier étaient absentes, et seules les frondes permettaient un combat à distance qui précédait généralement le corps à corps. »
Millaud Hiriata, dir., 2001. Les collections du Musée de Tahiti et des îles. Tahiti, p. 78.
Lorsqu’on se penche sur l’étude de cet « art de la guerre » on est frappé par un élément un peu paradoxal : il n’existe en soit pas un nombre très important d’armes aux fonctions différentes et pourtant le corpus regroupe une grande variété d’objets aux formes, aux techniques et aux décors bien distincts les uns des autres. Ceci peut s’expliquer par le fait que « Toutes les îles n’ont pas atteint le même degré de perfection dans le façonnage des quelques matériaux disponibles – du bois le plus souvent, et quelquefois de la pierre ou de l’os – pour la réalisation de somptueux « instruments de mort » ».
Il existe donc un grand nombre d’objets qui bien qu’ayant la même fonction sont très différents : des massues néo-zélandaises en os de baleine, en néphrite ou en basalte, aux massues en bois des Fidji incrustées d’ivoire de cachalot, en passant par les massues en bois et fibres de coco des îles Australes… Nous nous pencherons donc dans un premier temps sur les différentes formes existantes pour bien illustrer cette variété de production, puis nous nous intéresserons plus aux décors de ces armes et aux techniques utilisées pour les réaliser. Pour bien comprendre ces différences nous finirons par faire une comparaison stylistique entre une massue marquisienne et une autre des îles Tonga.
Un archipel est très intéressant pour étudier ces différentes formes d’armes il s’agit de celui des Îles Fidji. En effet, les habitants de ces îles passaient au XIXème siècle pour être belliqueux et agressifs et ces armes ont durant de nombreuses années continué à être utilisées. Dans cet archipel le rôle social des guerriers était si élevé qu’ils étaient suivis dans la mort par leurs femmes : ainsi lorsqu’un guerrier mourrait au combat on enterrait avec lui tous les ennemis tués sur le champ de bataille ainsi que toutes ses épouses qui étaient assassinées au village à la fin du combat.1 Dans l’armement de ces guerriers, on trouve notamment de nombreux casse-têtes et massues de formes et de tailles multiples. La massue était en effet l’instrument préférée du guerrier, il ne s’en sépare même pas en temps de paix.
Ces armes aux formes et aux motifs variés ont frappé les premiers visiteurs occidentaux par le raffinement de leur fabrication.
On peut les classer en deux grands groupes qui se subdivisent eux-mêmes en plusieurs ensembles : les massues plus ou moins longues pour les combats rapprochés et les massues courtes de jet. Dans le premier groupe nous allons voir deux armes différentes : une massue à éperon appelée Sali et une massue à pointe nommée Totokia.
La première, la massue à éperon sali était conçue pour trancher et casser les os. Meyer nous explique que ce « casse-tête de guerre massif était appelé sali d’après la fleur griffue de la plante sali, de l’espèce Musa qui ressemble aux bananiers ».2 On peut le voir sur notre exemple, ce casse-tête de forme typiquement fidjienne se compose d’une partie supérieure qui est courbée par rapport à la ligne du manche et dont le sommet se compose de deux parties ; l’une, qui suit la courbure du manche, qui est fréquemment incisée de petits quadrillages et qui est surmontée d’une arête tranchante, l’autre forme une partie tranchante en forme d’éperon pour donner des coups à l’adversaire. Le manche, lui, est incurvé et présente une section transversale circulaire. Cette arme était donc utilisée dans les combats rapprochés : la lame fauchait l’adversaire et l’éperon perforait son crâne. On peut la rapprocher de la massue dite gata.
La deuxième, appelée Totokia présente une forme totalement différente : c’est un grand manche en bois coudé présentant une section transversale circulaire et qui est orné d’un partie distale se composant d’un épais anneau hérissé de piquants, prolongé d’une pointe brisée. Ces massues étaient elles aussi utilisées lors des combats rapprochées, la pointe de la massue donnait le coup de grâce en perforant le crâne de l’adversaire déjà au sol.
Dans le second groupe composé des armes de jet nous prendrons l’exemple de la massue I ula tavatava qui là aussi se subdivise encore en de nombreuses formes. La massue i ula tavatava possède un manche cylindrique et une tête sphérique ou lobée, elle était généralement utilisée comme arme de jet mais pouvait aussi servir de casse-tête dans les phases décisives des combats rapprochés.
Elle était plus petite, plus légère et plus maniable que les deux exemples précédents et pouvait se porter par paire à la ceinture. « Ces massues courtes agissaient par percussion lancée. Contrairement à ce que l’on pouvait penser le coup était donné par la poignée et non par la tête massive qui servait par son poids à augmenter l’intensité du coup porté ».3 Sa forme peut être très variée car généralement cette arme a été aménagée en coupant, arrondissant et polissant les racines de l’arbuste qui servent à la fabriquer. La forme de la souche détermine donc la forme de l’arme et donnait une tête faite de protubérances latérales irrégulières. Le manche de ces massues était souvent très décoré, on pouvait quelquefois y retrouver les marques de leur usage mortel : l’incrustation de dents humaines ou des encoches dénombrant les ennemis tués au combat.
Jusqu’ici nous nous sommes donc concentrés sur l’exemple des Îles Fidji mais on retrouve ces massues dans toute la Polynésie avec à chaque fois une nouvelle forme : la grande massue U’U des Îles Marquises ou les courtes massues plates wahaika, kotiata, mere, patu… de Nouvelle-Zélande, pour ne citer que ces exemples.
Il n’y a pas que dans les formes que s’exprime la diversité des armes océaniennes. On trouve aussi des objets se caractérisant par leur matériau ou bien leur décor fait d’incrustations, de gravures… En ce qui concerne les matériaux un très bon exemple est celui des massues courtes et plates de Nouvelle-Zélande. En effet les Maoris utilisaient deux types d’armes : des grandes massues longues, à poignée en forme de tête, taiaha ou a poignée pointue pouwhenua et ces fameuses petites massues qui pouvaient servir comme armes de jet ou dans les combats rapprochés, mais aussi par les chefs qui scandaient leurs discours par des mouvements de cet objet.
Or un fait intéressant est que ces objets possèdent un nom différent en fonction du matériau utilisé : ainsi les massues en pierre (souvent du basalte) sont appelées patu onewa, les massues en os de baleine patu paraoa, les massues en bois wahaika, et les plus précieuses, celles en néphrite mere punamou…
Ces objets de forme simple et élégante dont le manche est percé pour pouvoir passer une cordelette montrent la variété des matériaux pouvant être utilisés pour réaliser des armes ayant la même fonction. Cette diversité est bien visible sur le dessin de J.F Miller où l’on peut voir trois de ces massues : une en bois, wahaika, ornée de tiki sur la tranche, et d’une autre tête de tiki pour former l’extrémité du manche – ces figures étaient très souvent incrustées d’anneaux en coquille d’haliotis pour représenter les yeux – , une en os de baleine, patu paraoa d’une forme un peu plus singulière en deux parties mais présentant le même manche orné et percé et enfin une en pierre, patu onewa qui présente la forme la plus fréquente de ces massues, avec un manche percé et des stries régulières sur le haut de sa poignée, produites par mouture, frottement et polissage. Il est important de noter que le trou, présent sur le grande majorité des objets, et destiné au passage de la cordelette permettant d’attacher l’arme au poignet et de ne pas la perdre pendant les combats, était un défi technique particulier, d’autant plus en ce qui concerne les pièces en pierre ou en néphrite.
La matière était essentielle car ces objets ; comme nous le verrons plus tard ; n’étaient pas seulement des armes mais aussi des insignes du statut des guerriers et des objets de prestiges. Par conséquent les massues en néphrite, comme tous les autres objets composés de ce matériau étaient toujours considérées comme très précieuses, taonga, véritables marqueurs de pouvoir.
Forme, matériau, à travers ces deux exemples nous voyons bien que l’uniformité n’est pas de mise dans cet « art de la guerre », d’autant plus que s’il existe bien un domaine qui illustre cette diversité, c’est celui de l’ornementation et des motifs stylistiques que nous allons à présent étudier.
Pour bien comprendre la variété d’ornementation que nous pouvons trouver sur les armes polynésiennes nous allons tenter de procéder à une analyse stylistique comparative entre deux objets représentatifs de cet « art de la guerre », d’une part une grande massue U’u typique des Îles Marquises et une massue Apa’apai des Îles Tonga. Ces deux objets sont intéressants car ils présentent un programme iconographique très vaste et finement gravé.
Aux Îles Marquises on compte un bon nombre de massues mais celles qui sont le plus représentées dans les collections occidentales sont celles de type U’u, collectées en grand nombre et dont nous avons un très bel exemple au Musée du Quai Branly. Les deux protubérances latérales de ces objets servaient à frapper. Ces objets étaient généralement taillés dans du bois de fer, ce bois est appelé toa, nom qui désigne également le guerrier. Elles sont ensuite recouvertes par une patine noirâtre obtenue par un enfouissement dans une tarodière puis un frottement avec de l’huile de coco. Ces objets sont très intéressants car comme nous pouvons le voir sur l’exemple présenté ils sont impressionnants par leur taille, leur poids et leur étrange beauté dûe à leur décor iconographique. En effet on peut voir sur la partie percutante une tête schématisée ainsi qu’un visage stylisé grâce à trois têtes de tiki, puis sur la partie inférieure du haut de l’objet l’exécution de motifs secondaires qui reprennent de façon systématique et récurrente cette image du tiki. Ces différentes séries de visages regardent dans toutes les directions et ont souvent été rapprochés aux atua, dieux tutélaires dans leur rôle de protection. La patine très foncée accentue la force de ces motifs qu’il faut rapprocher de ceux utilisés dans le tatouage également très présent dans cet archipel de Polynésie Française. Il est essentiel de souligner que ces massues présentaient toutes un programme iconographique gravé et sculpté qui différait de l’une à l’autre et souvent même d’une face à l’autre d’un même objet.
Parallèlement nous pouvons comparer cette massue Apa’apai des Îles Tonga, elle aussi conservée au Quai Branly, entièrement gravée de motifs très fins. Ce type de massue, était également appelée en nervure de palme de cocotier, car elle s’inspire profondément de la végétation, elles étaient utilisées lors de joutes ludiques entre guerriers mais étaient également des objets de prestige. Celle-ci, comme la plupart de ces massues, présente une décoration qui a fait l’objet d’un soin très particulier. Mais on est loin des tikis marquisiens : on trouve ici des motifs géométriques (spirales, lignes horizontales et verticales, chevrons, disques…), des figurations anthropomorphes et zoomorphes (chien, cochon, requin, bonite…), des représentations phytomorphes qui recouvrent l’intégralité de l’objet. Tout ce programme iconographique a un symbolisme qui reste aujourd’hui inconnu mais on voit qu’il diffère réellement de celui présent sur la massue U’u.
Nonobstant ce fait on peut également le rapprocher des motifs fréquemment utilisés pour le tatouage, ou pour orner les tapas suivant cette logique polynésienne selon laquelle l’emballement du corps ou de l’objet lui confère sa puissance. Ainsi la gravure de la surface de ces objets, peu importent les motifs dont elles s’inspirent, pourrait être comprise comme un procédé équivalent conférant valeur et puissance à ces armes.
À travers ces différents exemples illustrant les productions de plusieurs archipels polynésiens, nous avons bien vu que même si les fonctions des armes sont quasiment partout les mêmes : des massues longues ou des massues de jet, nous ne trouvons pas qu’un seul type d’objet. En effet ces armes présentent un grand nombre de typologies différentes que ce soit concernant leur forme mais également leur matériau et leur technique de création ou bien leur décor iconographique. Ajouter à cela il ne faut pas oublier que nous avons ici fait des choix et que cette liste est loin d’être exhaustive, il existe une quantité non négligeable d’objets pouvant encore apporter des variations aux exemples étudiés.
De la même façon même si nous nous sommes concentrés ici sur les massues et les casse-tête car ce sont les objets les plus représentés dans le corpus, il existe en Polynésie d’autres types d’armes qui sont aujourd’hui beaucoup plus rares : les frondes, très fréquemment utilisées lors des affrontements mais très rarement conservés, des javelots (généralement utilisés lors d’affrontements sportifs et non lors de combats) et d’autres types de productions moins fréquentes et plus anecdotiques comme les lances avec pointes en dard de raie ou les bâtons ornées de dents de requins. Ce qui est sûr c’est que ces objets ont rapidement fascinés les Occidentaux car il est vrai qu’ils sont le fruit d’un travail très soigné, particulièrement raffiné. Il est donc particulièrement réducteur de cantonner ces productions au rang d’armes et nous tenterons de prouver dans notre dernière partie qu’ils sont beaucoup plus que cela.
Nous nous retrouverons le 3 juillet pour le troisième et dernier épisode de cette série.
Pierre Mollfulleda
1 GRAVELLE, K., 2000. Fiji’s Heritage : A History of Fiji. Suva, Fiji Times, p. 23.
2 MEYER, A. J. P., 1996. Art océanien. Köln, Könemann, p. 473.
3 BATAILLE, M-C., LUPU, F., CHAZINE, J-M., 1975. Océanie, un art de la vie. Marcq-en-Baroeul, Fondation Anne et Albert Prouvost, p. 123.
Bibliographie :
BATAILLE, M-C., LUPU, F., CHAZINE, J-M., 1975. Océanie, un art de la vie. Marcq-en-Baroeul, Fondation Anne et Albert Prouvost.
GRAVELLE, K., 2000. Fiji’s Heritage : A History of Fiji. Suva, Fiji Times.
MEYER, A. J. P., 1996. Art océanien. Köln, Könemann.