L’ ’ahu’ula de Kamehameha I : matérialisation de l’essence divine du chef hawaïen par la parure de plumes
Un regard dirigé vers le lointain, une main droite ouverte vers l’avant dans un geste d’accueil : ainsi s’élève la statue du roi Kamehameha I, devant la façade du Ali’iolani Hale, l’ancien palais royal hawaïen situé à Honolulu (Oahu, Hawaï) qui abrite désormais la Cour Suprême d’Hawaï.
Né en 1758 et décédé en 1819, Kamehameha Le Grand fut le fondateur en 1810 du royaume hawaïen. Il parvint à dominer les différentes îles de l’archipel grâce à ses qualités de fin stratège et de guerrier mais aussi à l’aide de ses compétences diplomatiques et des alliances qu’il noua avec les puissances coloniales présentes dans le Pacifique au XIXème siècle.
Cette statue du roi, arrivée sur le sol hawaïen en 1883 à la demande du roi David Kalakaua, délivre une image parlante de cet homme au statut important dans l’apparence et les attributs tenus. Nous retrouvons d’ailleurs cette même représentation sur les autres statues de Kamehameha I érigées à Kapa’au et à Hilo sur l’île Hawai’i ainsi que sur celle de l’île Maui. Le roi tient une lance dans sa main gauche, porte une ceinture à sa taille ainsi qu’un casque nommé en langue vernaculaire le mahiole et couvre son corps d’une longue cape nouée à son cou, l’‘ahu’ula. La cape figurée sur la statue pourrait être inspirée de la cape de Kamehameha I aujourd’hui conservée et admirée au Bernice Pauahi Bishop Museum d’Honolulu. Cette dernière est un témoignage majeur de la production traditionnelle d’artefacts de plumes, très développée sur l’archipel hawaïen.
Par le biais de cette pièce majestueuse, nous allons tenter dans le propos qui suit d’éclaircir le rôle de l' ‘ahu’ula car il semble dépasser celui de la simple parure et chercher à transcrire visuellement l’essence de la personne du chef à Hawaï, notamment par le matériau employé.
L’apparence de l’oiseau
L’ ’ahu’ula de Kamehameha I1, réalisée à la fin du XVIIIème ou au début du XIXème siècle, se destine à un individu particulier, comme c’est le cas de la majorité des capes hawaïennes, et propose ainsi un ajustement adapté à la morphologie du roi. Relativement longue, elle mesure un mètre quarante de haut et sa large surface de deux mètres soixante serait couverte par approximativement 450 000 plumes d’un jaune primaire éclatant, bien que parsemée sur ses bordures de quelques plumes rouges. Les plumes colorées de cette cape proviennent de petits oiseaux de forêt, du ‘i’iwi (Vestiaria Coccinea, famille des Fringillidae) pour les plumes rouges et du mamo (Drepanis Pacifica, famille des Fringillidae) pour les plumes jaunes, pourtant plus rares à obtenir.
Ces plumes, nommées hulu o na manu, ont été récupérées par des spécialistes, les kia manu, chargés d’attraper les oiseaux sans les tuer, afin de prélever quelques plumes, puis de les relâcher ; une tâche longue et délicate. Elles ont par la suite été fixées à une vannerie constituée de fibres olona (Touchardia Latifolia), une des fibres endémiques de l’archipel hawaïen, très résistante, souvent associées aux racines aériennes refendues d’‘ie’ie (Freycinetia Arborea). Selon M. Marzan et S. ‘Ohukani’ohi’a Gon III, les techniques de fixation des plumes pour ces artefacts sont multiples, à savoir : un nouage des plumes à l’aide d’une fine corde à la structure en fibres (naki’i), un enroulement des plumes autour d’un support rigide ou souple (wili), un collage des plumes sur la structure à l’aide d’une colle végétale (pipili) ou encore une couture permettant le maintien des plumes sur une structure tressée (humu). Celles privilégiées pour la confection des capes sont le naki’i qui permet un bon maintien et une orientation spécifique des plumes, associé au wili, notamment pour le col et les bords de la cape2. Cependant, pour les plus anciennes capes conservées, c’est-à-dire celles datées de la fin du XVIIIème siècle ou du début du XIXème siècle, la technique la plus couramment observée est le pipili, possiblement celle de l’ ’ahu’ula de Kamehameha I, que seul un examen scientifique minutieux pourrait confirmer.
L’ ‘ahu’ula du roi, dépourvue de motifs décoratifs particuliers, frappe par sa couleur intense : le jaune. Et dans ces cultures polynésiennes, le jaune, ainsi que le rouge, sont les couleurs de la sacralité et de la royauté. Par conséquent, un lien se tisse progressivement entre la personne du roi et le matériau choisi pour la cape. De plus, un autre élément dans la pensée hawaïenne relie les chefs aux oiseaux dont sont issues les plumes : le comportement. Le mano, le ‘i’iwi et le ‘o’o, un autre oiseau fournissant des plumes jaunes, sont réputés pour leur comportement bruyant et agressif, nécessaire à la défense de leur territoire. Or, ces caractéristiques sont souhaitées et attendues pour un chef hawaïen, dans le but de montrer sa puissance à ses sujets et aux autres chefs.3
Toutefois, les populations hawaïennes lient les oiseaux à d’autres entités : leurs dieux. V. Valeri décrit la composition du panthéon hawaïen comme agencée autour de quatre dieux majeurs, eux-mêmes entourés de divinités secondaires. L’ensemble de ces divinités influe sur le monde des hommes, et de ce fait, elles doivent pouvoir interagir avec cet espace et s’y matérialiser. Pour cette raison, les hawaïens ont associé des éléments perceptibles et concrets du monde ordinaire à leurs dieux, en fonction de leur personnalité respective. Par exemple, concernant les couleurs, le noir renvoie à Lono, dieu de l’agriculture et de la fertilité ainsi qu’à Kanaloa, dieu de la mort, tandis que Kane, dieu des forêts, et Ku, dieu de la guerre, sont rattachés au rouge. Par conséquent, les oiseaux au plumage coloré sont immédiatement associés par rapport analogique à ces différents dieux, tel que l’oiseau ‘o’o au dieu Ku.4 La mythologie hawaïenne rapporte également que les dieux auraient le corps couvert de plumes. C’est cette caractéristique que tentent de reproduire les chefs hawaïens lorsqu’ils revêtent ces casques et ces capes de plumes.
Dès lors, le matériau aviaire permet d’établir un premier lien entre les entités divines et royales de l’archipel mais il n’est pas le seul. En effet, d’après la théogonie de l’archipel, il existerait une filiation entre les êtres divins et les chefs hawaïens. Les artefacts de plumes aideraient justement à la matérialiser dans le paysage social hawaïen.
L’expression visuelle du pouvoir divin et royal
Afin de comprendre les multiples liens unissant les chefs hawaïens à leurs propres dieux, nous nous devons de rappeler l’organisation sociale de l’archipel du Pacifique. La société hawaïenne traditionnelle est une société pyramidale fortement hiérarchisée. Elle fonctionne sur la base de chefferies, dirigées par les ali’i, les chefs, dont Kamehameha I entreprit de se distinguer pour prendre le pouvoir sur l’ensemble d’entre elles, établissant l’autorité d’un chef suprême à l’échelle de l’archipel. Les hauts rangs de cette société sont quant à eux occupés par les chefs religieux et les guerriers, suivis des divers spécialistes de l’île avant les gens du commun.
Cependant, la raison de cette organisation sociale pyramidale se découvre dans la cosmologie hawaïenne. Cette cosmologie, expliquée par V. Valeri, divise le monde en deux domaines distincts, le po et le ao. Le po, lié à la nuit, est entièrement réservé au divin et est considéré comme le lieu de réserve du mana, une substance divine tout autant créatrice que destructrice. En revanche, le ao, assimilé au jour, est compatible avec l’Homme. Pour autant, la naissance des hommes et des dieux racontée dans la cosmologie est commune car ils sont issus du même couple, composé de deux entités du Po. Le chant religieux hawaïen Kumulipo, dont sont issus les vers suivants, énonce leur naissance simultanée :
“Born was La’ila’i a woman
Born was Ki’i a man
Born was Kane a god
Born was Kanaloa the hot-striking octopus
It was day”5
Mais bien que la naissance des hommes et des dieux soit identique, les chefs renforcent leur statut privilégié par une généalogie fondée sur une ascendance et une origine divine. Cela leur permet d’acquérir un certain prestige et une quantité plus importante de mana dans leur corps, arguments supplémentaires pour leur attribuer la place sommitale de la hiérarchie sociale. Cette hiérarchie agit comme le reflet de la hiérarchie existante au sein du panthéon hawaïen et dès lors, au sommet de ce système de rang pyramidal figurent les chefs dans le ao et les dieux majeurs dans le po.
V. Valeri mentionne deux autres qualités essentielles partagées par les chefs et les dieux : l’inaccessibilité et l’invisibilité. Les dieux, à l’instar des chefs, ne peuvent être facilement atteignables à cause du mana qu’ils renferment et qui peut être dangereux voire fatal à la majorité des hommes. Si les dieux sont invisibles et inaccessibles aux hommes puisqu’ils évoluent dans un autre espace, les chefs ont quant à eux besoin de créer une distance avec leurs sujets. Ainsi, ils sortent généralement de nuit, lorsque l’obscurité les dissimule. Si des hommes ordinaires croisent leur chemin, l’acte de prosternation qu’ils effectuent, en plus de signifier une soumission sociale, insiste sur la nécessité de préserver cette capacité à être invisible : en se prosternant, ils évitent tout contact visuel avec le chef et son potentiel divin.6
Toutefois, pour entretenir la distance avec leur corps dans des contextes diurnes divers, les chefs ont recours à d’autres artifices, tels que les capes et les casques de plumes. Comme le rappelle A. Kaeppler, ces créations sont généralement portées par les membres importants de la société hawaïenne, tels que les chefs, les hauts dignitaires ou encore les guerriers aux responsabilités stratégiques. Ils revêtent le casque, la cape et tiennent la lance sur les terrains ou les navires de guerre, afin d’impressionner l’ennemi. Ils peuvent porter la cape sur les deux épaules et l’attacher à l’avant, comme le montre la statue royale de Kamehameha I, ou bien ils la placent sur une seule épaule et la nouent sous le bras opposé, déplaçant l’ouverture sur le côté. En couvrant leur corps de la tête aux pieds, la cape leur offre une couche de protection supplémentaire face aux coups portés.7
Néanmoins, les capes de plumes demeurent un bien essentiellement associé aux chefs, en raison de la nature divine interne de ces derniers. En effet, la dissimulation du corps par l’enveloppement a pour but de neutraliser le mana dont les chefs sont constitués. S. Hooper indique que la cape sert de barrière entre le corps du chef au statut tapu, c’est-à-dire marqué, qui peut être compris comme sacré, et l’environnement alentours. La tête, partie du corps où siège le mana, doit être elle aussi enveloppée. Seul le visage des chefs est alors visible lorsqu’ils portent l’ensemble.8 De plus, l’enveloppement du corps à l’aide de ces artefacts en plumes est un moyen métaphorique de restreindre l’impact du *mana *car ces éléments contraignent directement les gestes et les mouvements du corps de celui qui les porte.
Mais par un effet paradoxal, cet enveloppement du corps chargé de le dissimuler attire le regard et l’expose clairement dans le tableau social. L’attraction visuelle opérée par ces artefacts de plumes en fait de véritables parures, destinées à embellir l’être qui les revêt et à créer un effet esthétique sur l’observateur. Finalement, ces artefacts en plumes énoncent aux yeux de tous la présence du chef et participent à la manifestation visible de son substrat divin.
Par ce procédé, les capes de plumes associées aux casques parviennent à transformer l’apparence du chef. Comme l’explique G. Bartholeyns, leur apparence se définit alors comme la relation entre un plan intérieur et un plan extérieur, comme un véritable point de contact entre une intériorité de double nature, humaine et divine, et un domaine extérieur hiérarchisé.9 À Hawaï, la personne est son apparence, à la différence de la pensée occidentale pour laquelle l’intérieur de l’être est la partie « authentique » ou « véritable » tandis que l’apparence est une « fausse » couverture. C’est donc cette apparence du chef qui fait émerger une définition de sa personne : le chef est composite, multiple, à la fois lui-même et l’héritier d’une importante généalogie aux origines divines et dont la puissance provient de sources variées. Son apparence est l’expression matérielle de sa personne.
Mais, au-delà de cette multiplicité identitaire, il n’est pas exclu que l’un des éléments constitutifs de la personne du chef puisse prendre une place dominante dans un contexte précis et pour une durée limitée. C’est pourquoi le caractère divin des chefs prédispose leurs corps à servir de réceptacles aux entités divines lors des célébrations religieuses. Ainsi, le contenant qu’est leur corps reçoit un traitement similaire à celui des objets dans lesquels s’incarnent habituellement les divinités, comme par exemple un enveloppement, expliquant le recours aux ‘ahu’ula et aux mahiole.
En conséquence, l’ ’ahu’ula de Kamehameha I est un exemple idéal pour connaître les sens dont sont investies ces capes, production majeure de la culture matérielle hawaïenne au sein d’un large panel d’artefacts de plumes.
Véritable parure, cette cape est le fruit d’une technique traditionnelle complexe mais parfaitement maîtrisée, dont le matériau principal crée une relation entre les chefs et les dieux hawaïens. Ces derniers ont d’autres points communs, ce qui explique en partie la structure pyramidale fortement hiérarchisée de la société hawaïenne. Et les ‘ahu’ula viennent matérialiser ces liens, notamment par le changement d’apparence qu’elles effectuent et qui énonce visuellement la double nature du chef hawaïen.
Ce propos s’est servi de l’artefact en plumes pour aborder l’individu qui le porte mais il est loin d’être exhaustif sur la production d’ ‘ahu’ula. Il serait intéressant de se pencher plus largement sur les évolutions de ces capes, qui ont suivies de près celle de la société hawaïenne, telle que l’évolution de la technique elle-même, possiblement jusqu’à une création contemporaine, ou bien l’évolution des rôles qui leurs sont octroyés, comme celui d’insigne royal ou de cadeau diplomatique offert aux sociétés étrangères du temps de la monarchie hawaïenne.
Corinne Chevalier
1 Kamehameha I possédait en réalité une douzaine de capes, qui servaient pour des occasions diverses et qui furent transmises à ses descendants (M. K. Y. Kahanu, 2015, p.24
2 Marzan & ‘Ohukani’ohi’a Gon III, 2015, pp. 31-32
3 Ibid.
4 Valeri, 1985, p. 12
5 Beckwith, 1951. The Kumulipo: a Hawaiian creation chant, pp.97-98, l. 612-615, dans Valeri, 1985, p. 6
6 Valeri, pp. 145-147
7 Kaeppler, 1985, p. 115
8 Hooper, 2006, pp. 37-39
9 Bartholeyns, 2010, p. 19
Bibliographie :
BARTHOLEYNS, G., 2010. « Faire de l’anthropologie esthétique », Civilisations, vol. 59 n°2. Bruxelles, Institut international des civilisations différentes.
HOOPER, S., 2006. Pacific encounters. Art & divinity in Polynesia. Oxford, Clarendon Press Oxford University.
KAEPPLER, A., 1985. “Hawaiian art and society. Traditions and transformation”, Transformation of polynesian culture, memoir n°45. Auckland, The Polynesian Society
KAEPPLER, A., 1986. “Hawaiian featherwork in the age of exploration”, Royal Hawaiian Featherwork. Na Hulu Ali’i. San Francisco, Fine Arts Museums.
KIRCH, P. V., 2010. How chiefs became kings: divine kingship and the rise of the archaic states in ancient Hawai’i. Berkeley, University of California Press.
MARZAN, M. & ‘OHUKANI’OHI’A GON III, 2015. “The aesthetics, materials and construction of Hawaiian featherwork”, Royal Hawaiian Featherwork. Na Hulu Ali’i. San Francisco, Fine Arts Museums.
M: K. Y. KAHANU, N., 2015. “‘Ahu’ula: the most treasured of chiefly possessions”, Royal Hawaiian Featherwork. Na Hulu Ali’i. San Francisco, Fine Arts Museums.
SAHLINS, M., 1985. Islands of History. Chicago, University of Chicago Press.
SILVA, N., 2015. “Bird and feather imagery in Hawaiian literature”, Royal Hawaiian Featherwork. Na Hulu Ali’i. San Francisco, Fine Arts Museums.
VALERI, V., 1972. Le fonctionnement du système des rangs à Hawaii. Paris, Mouton & Co.
VALERI, V., 1973. « Pouvoir des dieux, rire des hommes. Divertissement théorique sur un fait hawaiien », Anthropologie et Sociétés, vol. 5 n°3. Chicago, University of Chicago Press.
VALERI, V., 1974. Kingship and sacrifice. Ritual and society in ancient Hawaii. Chicago, University of Chicago Press.