Les masques en écaille de tortue du Détroit de Torres
Aujourd’hui, CASOAR a décidé de se pencher sur les surprenants masques en écaille de tortue de l’archipel du Détroit de Torres, à présent politiquement rattaché à l’Australie.Cette région se situe entre la pointe du Cap York du Nord de l’Australie et la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Dès 1606, le navire allemand Dyfken « découvre » l’existence de l’archipel. Quelques mois plus tard, Luiz Baes de Torres, qui lui donnera son nom, le traverse avec deux navires. L’un des capitaines, Diego de Prado, remarque l’existence des masques en écaille de tortue. En 1777, James Cook prend possession des terres pour la Couronne anglaise. Un siècle plus tard, en 1871, la London Missionary Society s’installe à Erub, une île de la région orientale. Dans les mêmes années, l’administration australienne interdit toutes les cérémonies. Enfin, en 1888 et en 1898, le biologiste et ethnologue Alfred Cort Haddon se rend dans le Détroit de Torres, à Mabuiag (à l’Ouest de l’archipel). Bien qu’il s’intéressât d’abord à la biologie marine, il entreprit aussi de nombreux travaux à propos des productions et des pratiques artistiques locales. Il rapporta d’ailleurs un nombre important d’objets, aujourd’hui conservés au British Museum et surtout au Museum of Archeology and Anthropology de Cambridge.
Les masques en écaille de tortue étaient fabriqués et utilisés partout dans l’archipel pour plusieurs types de cérémonies comme celles pour les moussons, les célébrations mortuaires ou initiatiques. Lors d’une initiation, les jeunes garçons étaient séparés du reste de la communauté pendant plusieurs mois. Les masques en écaille de tortue sortaient à l’occasion d’une danse autour d’un feu, rythmée par les tambours et les chants. Acmé du processus initiatique, la sortie des masques servait à rejouer des mythes et les impétrants étaient terrifiés à la vue des danseurs masqués, dont les corps étaient recouverts de fibres végétales.
À l’occasion des cérémonies mortuaires, le corps du défunt était exposé sur une plateforme, à la vue de tout le village, en deuil. Les insulaires considéraient que l’âme du mort était accrochée à son corps jusqu’au moment de la danse des masques en écaille de tortue.
David R. Moore1 précise aussi que ces masques servaient à célébrer les héros mythiques de l’archipel. Kwoaim, par exemple, est l’un des principaux héros locaux. Il est décrit par les mythes comme un Aborigène parti de l’île de Mabuiag, qui fit des ravages humains et matériels dans toutes les îles jusqu’à Pulu, où il fut tué. Un autre mythe, celui des frères Sigai, Kulka, Malu et Sau, raconte que, venus de l’Ouest, ils accomplirent de nombreuses choses pour les insulaires. Mais une dispute survint entre eux et Malu partit vivre sur l’île de Mer, Salu à Massid, Kulka à Auri et Sigai à Yam. Sur l’île de Mer, Haddon étudia le culte de Malu, composé de rituels secrets culminant avec la procession des masques en écaille de tortue, dansant au son du tambour sacré Wasikor.2 Il écrivit d’ailleurs dans son rapport que les masques avaient un pouvoir si important que les hommes ne voulaient pas les porter en dehors d’une cérémonie.
Le temps de confection de ces masques était considérable et leur réalisation nécessitait de maîtriser une technique particulière du travail de l’écaille, transmise de génération en génération.3 Ces deux aspects ne faisaient que renforcer le prestige des masques.Peu de bois était disponible dans les îles du Détroit de Torres et les ressources marines étaient donc privilégiées. L’écaille de tortue devait d’abord être détachée et nettoyée. Ensuite, la forme désirée était prédéfinie et les bords polis. L’écaille pouvait alors être chauffée au-dessus d’un feu, dans de l’eau bouillante ou bien dans du sable chaud. Une fois les différentes plaques modulées et décorées de motifs gravés et remplis de chaux, elles étaient ligaturées avec des fibres naturelles. Des plumes de casoar, de la nacre, dont la luminosité renvoyait à la brillance de l’écaille, des graines de noix de goa, qui ajoutaient une dimension sonore au masque et bien d’autres éléments encore étaient ajoutés. Certains exemples conservés dans les musées européens montrent que des objets provenant de Papouasie-Nouvelle-Guinée, dont l’utilisation première avait été détournée, pouvaient être ajoutés. Rappelez-vous! Le Détroit de Torres se situe exactement sous la Papouasie-Nouvelle-Guinée et de nombreux échanges entre les populations du Golfe de Papouasie et du Détroit étaient conclus. Par exemple, le masque de la collection Barbier-Mueller est composé d’une ceinture en écorce gravée en champ levé, venant du Golfe de Papouasie, mais aussi d’un bidon en métal, qui sert à faire la base de l’objet. Ce type d’adjonction permettait, sans aucun doute, d’ajouter du prestige au masque.
Les masques mêlaient le plus souvent des représentations anthropomorphes et zoomorphes. Quand ils étaient portés, la forme animale était la plus visible, mais lorsque le danseur se penchait, le spectateur voyait aussi le visage anthropomorphe, ce qui permettait d’accroître « l’intensité dramatique »4 du masque. Selon Moore5, les représentations zoomorphes renverraient aux emblèmes des héros mythiques et à des animaux totems. Le masque du Musée du quai Branly - Jacques Chirac exposé dans le parcours permanent a plutôt des traits anthropomorphes. Il est doté d’un nez long et fin et de dents pointues. Ses lèvres sont ourlées, comme les yeux, d’une couche de résine. Le front, le menton et le tour des yeux sont ornés de pointillés formant des motifs de cercles et de bandes. Enfin, le visage est ceint d’une collerette découpée en ajours qui, selon Anita Herle, pourrait faire référence à des scarifications.6
Tom Mosby7 suppose que le travail de l’écaille de tortue déclinait déjà quand les Occidentaux se sont installés dans l’archipel, ce qui expliquerait son abandon rapide, ainsi que le délaissement fulgurant des croyances locales, en faveur d’une conversion massive de l'archipel à la religion chrétienne.
Cette très rapide christianisation de l’île8 a entraîné l’arrêt de la production des masques, avant même l’arrivée d’Haddon. Celui-ci souligne toutefois que, dans les années 1880-1890, les connaissances techniques et les mythes qui y étaient liés étaient toujours connus. D’ailleurs, il demanda à ses informateurs de faire des reproductions des masques en écaille de tortue… en carton!
Selon Jude Philp9, certains masques ont pu être donnés par les insulaires aux missionnaires, comme Macfarlane, en signe de conversion. Il semble que, pour d’autres, les habitants les aient donnés dans un but de conservation. Par exemple, Haddon avait développé une relation « amicale » avec Maino, l’un de ses informateurs qui avait organisé une danse pour le biologiste-ethnologue et échangé des objets avec lui : « Nous étions de bons amis et il voulait que j’ai les objets et il voulait aussi qu’ils soient exposés dans un grand musée en Angleterre où plein de gens pourraient voir les créations de son père ».10 Kebisu, le père de Maino, était un homme connu depuis la rivière Fly en Papouasie-Nouvelle-Guinée, jusque dans le Détroit de Torres.
Sous l’autorité des missions et de l’administration coloniale, les danses et les chants ont été interdits. Cela conduisit les insulaires à créer de nouvelles compositions musicales et d’autres danses, appelées ailan dans (island dance), réalisées à partir d’un mélange de musiques et de danses provenant de tout le Pacifique Sud. 11 En effet, les missionnaires du Détroit de Torres venaient aussi bien d’Europe que d’îles polynésiennes ou mélanésiennes. Les influences des danses du reste du Pacifique ont contribué à façonner ces nouvelles formes artistiques, ainsi qu’à modifier les costumes et les artefacts portés par les danseurs. Les masques en écaille de tortue ont pu, par exemple, être remplacés par des croix en bois. 12 Le seul élément de danse qui fut conservé est un type de coiffe, dhoeri ou dahir, autrefois utilisée pour la guerre. 13 D’ailleurs, si vous regardez le drapeau du Détroit de Torres, il comporte, en son centre, une représentation de dhoeri/dahir.
Certains artistes vivants originaires du Détroit de Torres, comme Victor McGrath 14 , soulignent que la méthodologie rigoureuse de collecte d’Haddon leur a permis de renouer avec certains objets et/ ou des connaissances anciennes qui avaient été perdus. Cependant, la plupart des objets provenant du Détroit de Torres sont aujourd’hui conservés en Europe et très peu en Australie ou localement. Seuls quelques artistes originaires du Détroit, comme Alick Tipoti, ont eu la possibilité d’aller voir les collections européennes. Cela lui a permis de s’inspirer des techniques et des formes anciennes pour sa pratique artistique contemporaine. Il décrit d’ailleurs son travail comme une transcription des images spirituelles et des totems de ses ancêtres et, pour lui, son œuvre doit avoir une vertu éducative. Il accompagne d’ailleurs la plupart de ses travaux de chants et de danses. En 2014, il a réalisé un masque pour le British Museum à partir d’un autre masque présent dans les collections du musée (voir l’image à la une). Les tortues sont aujourd’hui des espèces protégées et il n’est plus possible d’utiliser leur écaille (c’est aussi le cas pour certains coquillages, les os de dugong, etc). Si quelques œuvres de McGrath sont tout de même réalisées en écaille de tortue, Tipoti a, ici, préféré utiliser du plexiglas, matériau moderne qui a toutefois la même capacité de transparence que l’écaille de tortue. Sur la tête du requin, il a incorporé des petits masques qui représentent les anciens danseurs. Celui situé dans la gueule de l’animal représente le danseur principal. Comme pour ses autres productions, Tipoti a créé une chorégraphie spécifique pour ce masque, où des coiffes dhoeri sont aussi portées. Le chant composé pour l’occasion raconte la création de la voie lactée, ce qui a donné au masque son nom : Kaygasiw Usul (Milky Way star constellation).
Garance Nyssen
1 MOORE, D. R., « Les îles du Détroit de Torres ». In NEWTON, D., 1998. Arts des mers du sud Collections Barbier-Mueller. Paris, Société Nouvelle Adam Biro, p. 233.
2 Ibid, p. 232.
3 MOSBY, T., « Torres Strait Islander art and artists », In MOSBY, T., ROBINSON, B., 1998. Ilan Pasin (This our way). Torres Strait art. Cairns, Cairns Regional Gallery, p. 90.
4 HERLE, A. « Masque composite, Mélanésie, Australie, Queensland, Détroit de Torres, région ouest, île Mabuiag ».
http://www.barbier-mueller.ch/collections.html?recherche=Torres&x=0&y=0
Dernière consultation le 25 janvier 2018.
5 MOORE, D., R., 1989. Arts and crafts of Torres Strait Islands. Aylesubury, Shire, p. 25.
6 HERLE, A. « Masque composite, Mélanésie, Australie, Queensland, Détroit de Torres, région ouest, île Mabuiag ».
http://www.barbier-mueller.ch/collections.html?recherche=Torres&x=0&y=0
Dernière consultation le 25 janvier 2018.
7 MOSBY, T., « Art is an act of bringing truth into being ».In MOSBY, T., ROBINSON, B., 1998. Ilan Pasin (This our way). Torres Strait art. Cairns, Cairns Regional Gallery, p.74.
8 Ibid.
9 Cité par MURPHY, H., et CARTY, J., « Understanding country ». In SCULTHROPE, G., CARTY, J., MORPHY, H., (et al.)., 2015. The BP exhibition: Indigenous Australia enduring civilisation. Londres, British Museum Press, p. 106.
10 Notre traduction : « Still as we were such good friends he wanted me to have them and he also wanted them to be exhibited in a big museum in England where plenty of people could see his father’s things ».
SCULTHROPE, G., « Out of country ». In SCULTHROPE, G., CARTY, J., MORPHY, H., (et al.)., 2015. The BP exhibition: Indigenous Australia enduring civilisation. Londres, British Museum Press,pp. 210-241. p.237.
Cette citation est tirée du journal d’Haddon : A.C. Haddon, Journal 1888-9, p.66. Enveloppe 1029, Haddon Papers, Cambridge University Library, p. 66.
11 LAWRENCE, H., « Dance and music in the Torres Strait ». In MOSBY, T., ROBINSON, B., 1998. Ilan Pasin (This our way). Torres Strait art. Cairns, Cairns Regional Gallery, p. 59.
12 Ibid.
13 Ibid.
14 MCGRATH, V., « Contemporary Torres Strait Arts- an overview ». In MOSBY, T., ROBINSON, B., 1998. Ilan Pasin (This our way). Torres Strait art. Cairns, Cairns Regional Gallery, p.102.
Bibliographie :
CARUANA, W., 1994. L’art des Aborigènes d’Australie. Londres, Thames & Hudson.
DEMOZAY, M., 2001. Gatherings, Contemporary Aboriginal and Torres Strait Islander Art from Queensland Australia. Queensland, Keeaira Press.
HERLE, A., et JUDE, P., 1998. Torres Strait Islanders: an Exhibition Marking the Centenary of the 1898 Cambridge Anthropological Expedition. University of Cambridge, Museum of Archeology and Anthropology.
MOORE, D. R., « Les îles du Détroit de Torres ». In NEWTON, D., 1998. Arts des mers du sud Collections Barbier-Mueller. Paris, Société Nouvelle Adam Biro., pp. 232-237.
MOORE, D., R., 1989. Arts and crafts of Torres Strait Islands. Aylesubury, Shire.
SCULTHROPE, G., CARTY, J., MORPHY, H., (et al.)., 2015. The BP exhibition: Indigenous Australia enduring civilisation. Londres, British Museum Press.
MOSBY, T., ROBINSON, B., 1998. Ilan Pasin (This our way). Torres Strait art. Cairns, Cairns Regional Gallery.
TIPOTI, A.,http://www.alicktipoti.com/index.html, dernière consultation le 11 mars 2020.
HERLE, A. « Masque composite, Mélanésie, Australie, Queensland, Détroit de Torres, région ouest, île Mabuiag », http://www.barbier-mueller.ch/collections.html?recherche=Torres&x=0&y=0, dernière consultation le 25 janvier 2018.