Histoire d’objet : La statue Nukuoro de la collection Ortiz

Figure Nukuoro Dinonga Eidu, île de Nukuoro, État de Ponhpei, Archipel des îles Caroline, États fédérés de Micronésie, bois d'arbre à pain (Artocarpus incisus), XVIII-XIXème siècle, 40cm de haut. © Galerie Entwistle

Parmi les œuvres phares de la fameuse Collection George Ortiz à Genève s’impose sans conteste sa figure de divinité Dinonga Eidu, chef-d’œuvre de la statuaire du petit atoll de Nukuoro en Micronésie.

George Ortiz et sa statue Nukuoro.© Sotheby’s DR.

Acquise en 1867 par Lord et Lady Thomas Brassey lors d’un voyage dans le Pacifique à bord du Sunbeam elle rejoint les Collections du Hastings Museum au Royaume-Uni de 1919 à 1958. Passant ensuite entre les mains de James Hooper, Marie-Ange Ciolowska et Lance Entwistle, elle rejoint la Collection Ortiz en 1986. Publiée dès 1885 par Wright dans le Catalogue Raisonné of the Natural History, Ethonographical Specimens and Curiosities Collected by Lady Brassey during the Voyages of the « Sumbeam » elle s’impose comme l’un des rares témoins de l’art énigmatique de l’Archipel de Nukuoro.

Contexte historique

Vue aérienne de l’Atoll de Nukuoro, montrant la barrière de corail, l’île principale ainsi que les îlots. Google Earth, image 2013.

Les Carolines sont l’un des quatre grands archipels d’îles micronésiennes. Dès le XVIème siècle ces territoires ont fait partie des voyages des grands navigateurs et ont fait partie des premières visites des occidentaux. Au nord des Carolines, Les Mariannes, qui ont été visitées par Magellan en 1521 sont devenues une colonie espagnole dès 1564 s’imposant rapidement comme escale de la route commerciale vers les Philippines. Cependant si ces îles ont été très tôt en contact avec le monde occidental les premières missions d’évangélisation sont systématiquement des échecs.

Visitée par un Espagnol en 1806, Nukuoro ou l’île de Monteverde est l’une des rares enclaves polynésiennes de l’archipel des Carolines. Ses habitants sont de culture polynésienne et parlent une langue polynésienne. Les premiers récits décrivent des hommes d’une grande beauté qui mesuraient plus d’un mètre quatre-vingt. Leur comportement est relevé comme joyeux et amical, malgré la dureté et à la précarité de la vie : certains atolls, qui n’étaient composés que d’une étroite bande de terre, étaient constamment confrontés au caractère imprévisible de la nature.

A. Krämer, 24 janvier 1910. Village de Nukuoro : route et maisons principales. Hambourg, Musée d’Ethnologie, archive photographique, inv. No. Krämer_SSE5_8670.

Au début du XIXème siècle, divers marins et navires s’y arrêtèrent, et en 1830, le capitaine Morrell y est confronté à une situation difficile : les habitants, qui s’étaient montrés amicaux aux premiers abords devinrent rapidement agressifs et attaquèrent les navigateurs européens et missionnaires venus vivre sur leur île. Cependant la situation évolue rapidement car peu de temps après, le 15 septembre 1852, les révérends Doane et Sturges arrivent à Ponape (une île proche de Nukuoro) pour fonder la première mission protestante. Dès février 1855, ils revinrent pour commencer leur mission, et vers la fin de l’année, le 24 décembre, ils partirent tous les deux pour Kosrae pour une réunion de mission, et retournèrent à Ponape le 11 janvier 1856. En octobre 1857, le roi de Mac Askill, une des îles environnantes de Ponape au nord de Nukuoro, déclarait au révérend Doane qu’il voulait qu’un missionnaire vienne vivre sur son île.

Les données ci-dessus fournissent des indications importantes quant au changement d’attitude de la population à mesure que leurs religions furent abandonnées, ce qui eut une incidence directe sur leur patrimoine sculptural. Kubary, envoyé spécial mandaté par le musée Godeffroy à Hambourg pour acquérir des œuvres dans les mers du Sud fit une première courte visite à Nukuoro en 1873 puis y revient en 1877 pour un séjour plus long afin d’étudier les îles Caroline, principalement Nukuoro. À cette époque, leurs pratiques religieuses ont considérablement évolué car depuis 1874 un commerçant européen vit de manière permanente sur l’Île.

Sans préciser lors de quel voyage, Kubary rapporte dans ses journaux qu’il fit acheter deux images par une personne en son nom, l’une représentant la déesse Ko Kawe, cette dernière étant vénérée comme une grande idole dans l’Amalau. Elle était l’épouse du dieu Te ariki et la déesse protectrice des Sekawe, l’un des cinq clans. Aujourd’hui nous estimons que toutes les divinités rapportées par Kubary à Hambourg ont probablement été rassemblées lors de sa deuxième visite en 1877.

Une représentation divine

Cette statue est la représentation d’un dieu ou d’un ancêtre mythique vénéré. Elle était conservée soit avec le personnage principal du culte à Amalau, la maison de culte de la communauté, soit dans l’une des neuf plus petites maisons des dieux.

Maquette du temple Amalau réalisée par Bernard de Grunne d’après la description de J.S Kubary d’une cérémonie takonota mentionnée précédemment. D’après Kubary (1900), le temple Amalau mesure approximativement 30 mètres de longueur. Dessin réalisé par Jean Funken.

Le personnage principal du culte était orné de fleurs, et défilait lors de certaines fêtes, se voyant offrir un grand nombre d’offrandes. Certaines des images les plus petites étaient probablement vénérées de la même manière. Eilers nous rapporte que le rituel principal du culte des dieux était le drapage du tino dans des vêtements neufs, pendant la récolte. À cette occasion, de nombreuses cérémonies de culte avaient lieu. Les quatre clous de fer incrustés de part et d’autre de la gorge et sous chaque fesse de cette figure ont sûrement été ajoutés à cette image, soit pour l’enrichir, soit pour y attacher de nouveaux vêtements, de toute évidence à un moment où elle était encore vénérée. Les clous de fer ont peut-être été l’un des objets les plus anciens et précieux échangés ou reçus lors des passages des navires occidentaux.

Une caractéristique de ces sculptures est le triangle se terminant par un mons veneris proéminent représentant le tatouage (te mata) qui était obligatoire pour les femmes. Une telle parure était réservée à une petite élite et associée à de longues cérémonies religieuses. Cette sculpture représente donc la déesse Ko Kawe et s’impose comme l’un des anciens témoins de ce rare corpus.

Une chef-d'œuvre de Nukuoro

Comparaison de trois figures tino aitu de Houston vues de trois quart, Hambourg lors de l’exposition à la Fondation Beyeler en 2013.

Par l’épure de sa sculpture et la fluidité de ses lignes, cette œuvre s’impose comme l’une des plus aboutie de son corpus composé d’une trentaine de statues. Le corps humain, entièrement réinventé et stylisé est traité en une composition de formes géométriques abstraites. Le dialogue parfait entre la tête ovoïde et les différentes lignes courbes façonnant les bras, le torse et les jambes, témoigne du savoir-faire immense du sculpteur talentueux qui en est à l’origine. La monumentalité de l’œuvre tient tant de la prégnance des espaces négatifs, que de la dynamique – parfaitement maîtrisée - des courbes profondes et des formes fuselées qui les délimitent. L’épure magistrale de ses formes, le galbe délicat de ses contours et la beauté de sa surface vierge de tout décor, imposent une saisissante modernité. Libérée des vêtements et bijoux qui l’ornait autrefois elle s’offre désormais à nos regards dans la perfection la plus pure de sa forme.

Dans leur étude sur la statuaire de Nukuoro, Christian Kaufmann et Oliver Wick supposent que la première statue de Nukuoro ramenée en Europe est celle acquise par Johann S. Kubary en 1873 suivie de près par celle acquise par Edward Toppin Doane en 1874 aujourd’hui au Bishop Museum d’Honolulu (inv. n° 8151). L’œuvre de la Collection George Ortiz serait ainsi la troisième à rejoindre une collection Occidentale se plaçant alors dans le corpus le plus historique de la statuaire de Nukuoro ce que confirment l’ensemble de ses qualités sculpturales. Exposée par le couple Brassey dans leur maison de Claremont dès leur retour au Royaume-Uni elle les suit en 1886 dans leur résidence de Park Lane à Londres avant de rejoindre en 1919 les Collections du Hastings Museum. En 1948 elle fut acquise, via échange, par le grand collectionneur James Hooper avant de rejoindre en 1953 la collection parisienne de Marie-Ange Ciolkowska où elle restera jusqu’au milieu des années 1980 et son acquisition en 1985 par George Ortiz.

Figure Nukuoro Dinonga Eidu, île de Nukuoro, État de Ponhpei, Archipel des îles Caroline, États fédérés de Micronésie, bois d'arbre à pain (Artocarpus incisus), XVIII-XIXème siècle, 40cm de haut. © Galerie Entwistle

Alberto Giacometti, 1934-1935. Objet invisible (mains tenant le vide). © Sotheby’s DR.

Au sein de son corpus cette œuvre s’affirme par son degré d’aboutissement quasi inégalé. Si elle n’a pas les dimensions des plus grandes figures de Nukuoro qui peuvent dépasser les deux mètres elle n’en perd pas la monumentalité. Le hiératisme de la sculpture, l’ancrage des jambes massives dans le sol et l’ampleur du torse bombé traduisent magistralement la puissance de la divinité représentée. Cependant tout en imposant cette force expressive à sa figure le sculpteur n’en a pas pour autant amoindri la subtilité et la finesse sculpturale. Au sein du corpus une grande majorité des sculptures ont les bras rattachés au torse, la statue de la Collection Ortiz fait partie de celles dont les bras s’éloignent de la taille grâce à l’élégante courbure des épaules. Cette posture crée un fort contraste entre la massivité des formes pleines et les délicats espaces vides qui dessinent la silhouette de l’œuvre, témoignant de la perfection voulue par le sculpteur à l’origine de cette œuvre. S’impose enfin la tête de la sculpture traduite par une forme ovoïde à l’épure magistrale sublimée par la patine luisante. Siège de la puissance de la divinité cette partie du corps a concentré les efforts de l’artiste qui a réussi par cette prouesse technique magistrale à imposer la présence divine.

Au début du XXème siècle, Alberto Giacometti découvre au Musé de l’Homme à Paris, la sculpture de Nukuoro offerte par Georges Henri Rivière. Le choc visuel est tel qu’il créera en 1934, inspiré par cette image, Objet invisible (mains tenant le vide), œuvre qui affirme la même grâce éthérée que la statuaire de Nukuoro. Henry Moore quant à lui estimait que la figure de Nukuoro du British Museum (inv. n° 2968) était l’un des plus grands chefs- d’œuvre de l’Histoire de l’Art Universelle. Nombreux sont ainsi les exemples d’artistes occidentaux qui ont reconnus l’importance artistique de l’un des plus rares corpus de l’art Océanien  qui impose à lui seul cette recherche de l’absolu qui a toujours guidé les hommes.

Pierre Mollfulleda

Bibliographie : 

  • KAUFMANN, C., WICK, O., 2013. Nukuoro, Sculptures from Micronesia. Munich, Hirmer.

Pierre Mollfulleda

Grâce à une enfance heureuse sous les cocotiers de Tahiti, Pierre a développé très tôt une passion pour l’art polynésien. Ses navigations entre les Marquises, les Australes, la Nouvelle-Zélande ou encore l’île de Pâques n’ont fait que confirmer cet élan naturel qui l’entraîne aujourd’hui. Les voyages sous les tropiques cependant terminés, Pierre est dorénavant Spécialiste chez Sotheby’s sous le ciel gris parisien et sera l’œil du marché de l’art pour CASOAR.

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