Des techniques du corps à l'ornementation en Océanie : affirmation sociale et magie de séduction

Danseur au corps recouvert de pollen, îles Trobriand, 1966-1992, © Josette et Charles Lenars. Il s'agit ici d'ornements de danse. Il est question d'ornements d'échange dans l'article, mais c'est cette photographie qui a été choisie car elle est représentative de l'ornementation dans les Trobriand.

Aujourd’hui, CASOAR a décidé de s’intéresser à l’usage quotidien que nous faisons de notre corps, à la façon dont nous l’ornons, et dont nous manions les outils qui nous entourent. N’avez-vous jamais, lorsque vous marchiez, dansiez, nagiez, soudain prêté une totale attention à vos mouvement, afin de les voir se succéder de façon fluide? Ne vous êtes-vous pas demandé.e pourquoi vous nagiez ou marchiez de cette certaine façon, avec telle position corporelle, tel rythme ? Imaginons que la question vous ait obsédé.e et que vous l’ayez appliquée à n’importe quelle habitude, n’importe quel réflexe de votre quotidien et de votre entourage. En aurait peut-être résulté des questions comme : pourquoi la position accroupie a-t-elle tendance à se perdre à l’âge adulte dans nos sociétés, alors qu’elle est relativement utilisée par les enfants ? Le fait de porter des chaussures peut-il avoir un impact sur la démarche ? C’est donc d’inné et d’acquis dont il s’agit ici, et de l’importance de l’éducation là où on ne l’attend pas forcément. Marcel Mauss fut l’un des premiers à s’intéresser à cette question des mouvements acquis par l’éducation, qu’il dénomma avec d’autres faits sociaux, les « techniques du corps ». C’est en partant de sa théorie que nous en viendrons à nous intéresser aux techniques du corps dans le monde océanien, notamment celles consistant à s’orner, à se parer afin de « briller » parfois, afin d’appartenir aussi…

Carte des régions Iatmul, Hautes-Terres et Îles Trobriand. Nouvelle-Guinée. © CASOAR

Apprendre à nager

Marcel Mauss est considéré comme l’un des « pères de l’anthropologie française ». Il est l’un des premiers à s’intéresser à la notion de « techniques du corps » qu’il définit comme la façon dont les hommes, dans chaque société, utilisent leur corps. Le fait de porter attention à l’usage du corps en fonction de la société dans laquelle on vit va déclencher une vague de nouvelles perspectives dans la discipline anthropologique. Mauss nous apprend à travers son étude que même la façon dont nous marchons, nous servons d’un outil basique- ou justement ne nous en servons pas- comme la fourchette, est en réalité influencée par le monde extérieur. Or jusque-là, on considérait l’outil, mais pas le corps. Je m’explique. Pour la plupart, les sociologues jusqu’alors ne s’intéressaient qu’à l’outil au bout du bras, mais pas au bras sans lequel, pourtant, l’outil n’aurait eu qu’une efficacité limitée. Le mouvement du bras, outre son utilité technique, dévoilait surtout un apprentissage social du geste. Mauss prend l’exemple de ses exercices de natation. Il souligne le fait que la façon de nager a changé au cours du temps, car on a de plus en plus cherché à rassurer l’enfant et à l’habituer au contact avec l’eau avant de lui apprendre à plonger. Par comparaison, l’anthropologue se rend compte qu’il lui est impossible d’appliquer cette nouvelle pratique de la natation qui consiste à ne plus avaler l’eau et la recracher comme il avait appris à le faire. La technique de la nage s’est donc améliorée, perfectionnée pour inhiber les peurs de l’enfant, mais même s’il essaye, Mauss ne peut pas se défaire de sa propre technique, celle qu’il a apprise.

Nous pourrions multiplier les exemples, car son texte Les Techniques du Corps n’en manque pas, mais venons-en plutôt aux conclusions tirées par l’auteur. D’abord, « le corps est le premier et le plus naturel instrument de l’homme »1. En découle alors une étude nécessaire de ce que Mauss nomme « l’homme total », c’est-à-dire l’homme que l’on va étudier sous toutes les coutures, pas seulement comme un être biologique, pas seulement comme un être social (membre d’un groupe et ayant des rapports avec celui-ci), ni d’un point de vue purement psychologique, mais en liant ces trois disciplines.

Le corps, objet social et magique

Men with initiation markings, probably Mindimbit village, 1925. © EWP Chinnery, National Library of Australia, Canberra.

Partant de cette théorie de la technique du corps comme éminemment liée à un contexte culturel, j’aimerais m’attarder dans le présent article sur la façon dont les populations océaniennes ornent leur corps, la façon dont elles le modifient aussi, le marquent définitivement parfois. Quelle est la nécessité, par exemple, dans certaines sociétés du Sepik, d’ancrer des marques pérennes sur le corps du jeune garçon lors des initiations ? En quoi le fait d’orner et de parfumer son corps permet-il à un homme qui réalise un échange de séduire son partenaire? Quelle est la dimension magique d’une telle pratique ? Nous allons voir que l’ornementation n’a pas seulement une valeur esthétique, mais aussi hautement sociale et magique.

Outre le tatouage, sujet traité par le précédent article de CASOAR2, il existe une autre manière de modifier le corps de façon définitive en Océanie. Elle réside dans la pratique de la scarification. Celle-ci est pratiquée notamment par les Iatmul de Papouasie Nouvelle-Guinée. L’initiation, c’est-à-dire le fait de se séparer de l’influence maternelle et de devenir un homme, acquérir du savoir, des formules, des techniques que le reste de la communauté ignore, fait partie du quotidien chez les Iatmul. Il existe différents stades de connaissance, acquise au cours de la vie. Chez les Iatmul, ces stades sont toujours passés en groupes. En général il s’agit d’un moment d’épreuve et d’isolement, auquel succède la révélation des savoirs liés au niveau d’initiation. Certains de ces stades passent par la scarification des jeunes garçons. C’est le fait de créer des entailles dans la peau avec un objet coupant. Les scarifications engendrent la perte d’une certaine quantité de sang, et les plaies sont traitées de façon à mettre du temps à cicatriser et forment des reliefs définitifs sur la surface de la peau. Une partie des motivations de la scarification réside dans la perte de ce sang. En effet, le sang chez les Iatmul et pour beaucoup de sociétés Mélanésiennes, est considéré comme féminin3. Or, pour devenir un homme, le jeune garçon doit se débarrasser de cette partie féminine. De plus, le sang est tabou et même parfois dangereux pour les hommes car il peut être source de malheurs et les affaiblir. C’est pour cette raison que dans certains contextes rituels, l’homme doit s’abstenir de tout contact physique et relation sexuelle avec la femme, car cela s’avérerait dangereux. Ainsi en Papouasie Nouvelle-Guinée les parures sont plus que des accessoires décoratifs : c’est le moyen d’affirmer un statut personnel, une appartenance sociale, mais aussi spirituelle. D’ailleurs, le fait que tous les garçons de la même tranche d’âge soient initiés en même temps, et subissent l’épreuve physique et l’isolement tous ensemble permet d’enclencher la cohésion du groupe : pour sortir de l’état de réclusion dans lequel ils sont enfermés, il leur faut affronter comme un seul homme ceux qui leur infligent cette réclusion et ne laisser personne de côté4. Subir des scarifications en même temps que d’autres jeunes garçons, c’est aussi avoir un lien fort avec eux, un lien qui n’est pas seulement de l’ordre de l’apparence.

Outre le fait de marquer son propre corps, on peut aussi l’augmenter avec des ornements corporels afin de marquer un statut, ou une position sociale temporaire. Par exemple, la veuve dans les Hautes Terres de Nouvelle-Guinée, (bien que ce soit un fait qu’on trouve chez de nombreux peuples autour du globe) va porter une parure de deuil à la mort de son époux, pour montrer son isolement social suite à la perte de cet être cher. Elle reviendra à la communauté en abandonnant cette parure. Toujours dans les Hautes Terres, au cours de cérémonies rituelles, des danseurs vont se produire en groupes, tous parés d’ornements semblables, composés de plume, de coquillages, d’éléments végétaux, utilisés pour être portés dans des de pectoraux, colliers, brassards, les visages peints de couleurs éclatantes et les corps huilés5. Cette brillance, ainsi que la synchronisation de leurs mouvements et donc du mouvement de la totalité des parures, signifient d’une part la réussite de la représentation dansée, mais surtout que les ancêtres sont présents et puissants. On cherche donc à montrer la force guerrière du groupe en tant qu’unité, mais aussi la force rituelle, liée aux ancêtres. L’ornementation d’un seul membre entre donc dans quelque chose de beaucoup plus grand, lié en réalité à la collectivité dans laquelle il évolue.

Hommes de Minj, région du Mont Hagen, Hautes Terres, 1966-1992. © Josette et Charles Lenars

Un autre élément organique est intéressant dans la symbolique qu’on lui attribue en Océanie. Il s’agit du cheveu. En effet, le cheveu, étant en contact avec la tête, est considéré comme extrêmement chargé de puissance vitale, car c’est dans la tête que se situe la plus forte concentration de mana6. Ainsi, à la mort d’un membre éminent de groupe en Nouvelle-Calédonie, les personnes sont chargées de surveiller son corps, appelées deuilleurs, se voient obligées de laisser pousser leurs cheveux qu’ils ne peuvent couper qu’à la fin du temps de deuil. L’une des raisons de cette pratique est que lorsqu’on garde ses cheveux longs, il y a de fortes chances d’attraper des poux, et de se voir tourmenté par leur présence. C’est donc une douleur physique qui va s’associer à la douleur morale de la perte d’un être cher. C’est ici une partie du corps, le cheveu, qui va recevoir un traitement spécial, lié aux idées que se font les néo-calédoniens de la mort et du deuil.

Il serait dommage de parler de techniques du corps et d’ornementation sans aborder le thème de la séduction. Seulement, dans l’exemple choisi ici, il ne s’agit pas de séduction en tant que poussée par un désir de la personne en elle-même, mais plutôt dans le but de manipuler cette dernière. C’est ce que recherchent les acteurs de la Kula dans les îles Trobriand du sud-est de la Papouasie Nouvelle-Guinée, lorsqu’ils se parent, s’enduisent d’huile et se parfument avant de rejoindre leur partenaire. Mais la nature de ce partenaire est toute spécifique. Il s’agit d’une relation d’échange d’objets matériels, résidant en des bracelets et des colliers considérés comme très puissants et même renommés pour certains. Si un homme désire l’objet que possède son partenaire d’échange, il va parfois user de magies afin de s’assurer du bon déroulement du don de cet objet. Ces magies sont des sorts, utilisés afin d’augmenter la beauté et le pouvoir de séduction de celui qui cherche à s’approprier l’objet. En faisant usage de cette magie de beauté, on cherche à « tourner l’esprit », la disposition du partenaire, afin qu’il cède et fasse don de l’objet désiré (bien qu’il n’y ait aucune requête verbale explicite de l’objet). On retrouve cette idée dans l’histoire de Tokosikuna7. C’était un homme si laid qu’il lui était impossible de se marier car il n’attirait personne. Cependant, il réussit à se procurer une flûte magique, qui change son apparence et le transforme en beau jeune homme. Ainsi, il réussit à obtenir tous les objets et toutes les femmes souhaitées. Un parallèle est d’ailleurs réalisé entre la capacité à séduire un partenaire Kula et celle à séduire une femme. La façon de se vêtir, le fait de porter des fleurs dans les cheveux et des feuilles odorantes, ont pour but d’envoûter les femmes, et les partenaires Kula. Par l’usage de la magie, on cherche donc à prendre le contrôle sur la disposition d’autrui à l’échange. Cette magie de l’apparence s’accompagne aussi de techniques de la parole et de techniques des gestes, qui vont servir à mettre en confiance le partenaire.

L’idée des « techniques du corps » développée par Mauss nous permet d’avoir une approche renouvelée face à l’usage de l’ornementation dans le monde océanien. Orner son corps c’est affirmer une appartenance sociale, c’est expliciter un instant crucial comme la mort au reste du groupe. Mais c’est aussi montrer son statut, mettre en valeur sa beauté et augmenter sa capacité de séduction. Pour Mauss, « acte technique, acte physique, acte magico religieux sont confondus »8 pour celui qui les réalise. S’orner n’est donc jamais une chose anodine, elle dit beaucoup du contexte social et spirituel d’où provient la personne. Tout comme le reste de la production artistique océanienne, l’ornementation ne peut donc être pensée en dehors d’un contexte culturel donné.

Margaux Chataigner

1 MAUSS, M., 1934. « Les techniques du corps », Journal de Psychologie n° 32. Chapitre 1 de l’article.

https://casoar.org/2018/01/10/entre-traditions-ancestrales-et-phenomene-de-mode-international-le-tatouage-marquisien-fait-la-star/ Publié le 10 janvier 2018.

3 Le sang et la chair sont en général de l’ordre du féminin, alors que les os et le sperme appartiennent au domaine masculin.

4 Nous abordons ici l’initiation du point de vue masculin, mais il ne faut pas omettre le fait que les jeunes filles sont elles aussi initiées. Seulement, les hommes anthropologues n’avaient pas accès au savoir initiatique féminin, et peu d’informations étaient récoltées dans ces premières recherches.

5 Nous n’insistons pas ici sur la danse dans les Hautes Terres car le Casoar devrait très prochainement vous proposer un article dédié entièrement à ce sujet.

6 Le mana en Polynésie est une énergie qui circule entre les dieux, les hommes et même avec les matériaux et les animaux. Certains hommes, de par leur statut, sont plus chargés de mana. Celui-ci trouve sa plus forte concentration dans la tête.

7 Le mythe de Tokosikuna est rapporté par Malinowski (1922, p 307-311) et par Shirley Campbell (2002, p 167).

8 MAUSS, M., 1934, Les Techniques du corps, Chapitre 1.

Bibliographie :

  • CAMPBELL, S., 2002. The art of Kula. Oxford, Berg.

  • MALINOWSKI, B., 1963 [1922]. Les Argonautes du Pacifique Occidental. Paris, Tel/Gallimard.

  • MAUSS, M., 1934. « Les Techniques du Corps », Journal de Psychologie n° 32, 1936.

  • PELTIER, P., et MORIN, F., (éds), 2006. Ombres de Nouvelle-Guinée. Arts de la grande île d’Océanie dans les collections Barbier-Mueller, Paris-Genève, Somogy-Musée Barbier-Mueller.

  • PELTIER, P., (dir.), 2015. Sepik, arts de Papouasie Nouvelle-Guinée. Skira, musée du Quai Branly.

  • THOMAS, N., 1995. L’art de l’Océanie. Paris, Thames and Hudson.

  • COUPAYE, L. Enseignement donné à l’école du Louvre dans le cadre du cours organique de la spécialité Arts et Anthropologie de l’Océanie.

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