Le malangan : entre agent et patient
En 1998, Art and Agency, la théorie sur laquelle Alfred Gell avait travaillé toute sa vie, est publiée un an après la mort de son auteur. Cette théorie allait devenir une des plus marquantes dans le champ de l’anthropologie et de la culture matérielle.
Le concept développé par Gell consistait à « [classifier] toutes les entités du monde entre celles qui « comptent » comme agents et celles qui ne comptent pas ».1 Qu’entendait-il par le terme « agent » ? Gell explique qu’un agent participe d’une agentivité, que l’anglais appelle agency, qui n’est pas sans lien avec ce que l’on pourrait appeler des relations sociales ou un système d’interactions. Ainsi, un agent peut être une personne ou bien une chose qui est impliquée dans ces relations sociales. Dans le cadre de ces relations sociales, Gell identifie également ce qu’il appelle des « patients ». Le patient est celui sur lequel une action est exercée ; il est le destinataire de cette action. En outre, Gell considère que ces agents fonctionnent dans un rapport d’inférence par rapport aux patients. Il appelle ces rapports d’inférence des « abductions ».
Ces abductions, que l’on pourrait appeler actions, fonctionnent en partant de l’agent vers le patient. Selon Umberto Eco, les abductions sont « la trace et la recherche hésitante et dangereuse d’un système de règles de signification qui permettent au signe d’acquérir un sens ».2 L’abduction est donc un système qui permet à l’agent d’avoir un rapport d’inférence direct ou indirect avec le patient, sans lequel aucune agentivité ou relation sociale ne pourrait se produire. Notons que chacune de ces classifications « résulte de relations et dépend entièrement du contexte ».3 En d’autres termes, un agent placé dans différents contextes produirait indubitablement des réseaux d’agentivité différents. Très clairement, le contexte social est au cœur de la théorie de Gell.
Pour chacun de ces réseaux d’agentivité, Gell choisit un vocabulaire très spécifique afin de pouvoir les analyser et les évaluer sous toutes leurs formes possibles. Quatre concepts empruntés au sémioticien Charles S. Pierce permettent à Gell d’élaborer sa théorie : l’indice, l’artiste, le destinataire et le prototype. L’indice est l’artefact qui est évalué, l’objet lui-même ; l’artiste est la personne qui a créé cet objet ; le destinataire est la personne pour qui l’objet a été créé ; le prototype est l’image d’après laquelle l’objet a été créé.
Afin de mieux saisir la théorie de Gell et d’en apprécier les points forts mais aussi les limites, nous allons utiliser son cadre de réflexion pour analyser une sculpture malangan de Nouvelle-Irlande, conservée aujourd’hui au British Museum.
Commençons par explorer le contexte social des sculptures malangan. Dans la tradition de la Nouvelle-Irlande, en particulier dans la partie nord de l’île, une cérémonie était organisée après la mort d’une personne. Parfois, cette cérémonie pouvait se dérouler plusieurs années après le décès de cette personne. La famille du mort devait alors tuer des cochons (monnaie d’échange commune en Mélanésie) pour payer toutes les étapes de la cérémonie. La cérémonie commençait avec un festival de la puberté pour initier les jeunes garçons. Le jour le plus important de la cérémonie, plusieurs masques se tenaient dans l’eau avant l’aube. Ils se déplaçaient ensuite vers le village en jetant des lances jusqu’à ce que les hommes sortent de leurs maisons pour payer les masques. Ensuite, les masques se déplaçaient tous vers un enclos en emportant avec eux des objets. Les masques surgissaient alors de derrière un monument. Plus tard, tandis que l’on tuait d’autres cochons et que la nourriture était préparée, les gens commençaient à dire les noms des malangan liés aux ancêtres. La nourriture était partagée entre tous les participants de la cérémonie alors que les masques démolissaient le monument ainsi que les malangan.4 Cette cérémonie est le contexte de création dans lequel la sculpture malangan joue un rôle majeur. C’est ce contexte qui va nous permettre de comprendre les relations d’agentivité liées au malangan.
Lorsque l’on considère cette sculpture en bois à la lumière de la théorie de Gell, le malangan est un objet fabriqué qui, dans sa relation avec son créateur (son agent), est placé dans la position de patient.5 Selon le schéma créé par Gell pour expliquer la relation d’abduction entre l’agent et le patient, le malangan et la relation avec son créateur peut s’exprimer de la façon suivante : Artiste-A → Indice-P. La première partie montre comment l’artiste (le créateur) est l’agent, la flèche représentant l’abduction. L’indice (la sculpture malangan) est le patient. Mais cette relation sociale n’est qu’une partie de l’agentivité qui permet la création et « l’activation » de la sculpture malangan dans son contexte social. En effet, le processus créatif du malangan n’est pas simplement artistique ; c’est aussi un système de représentation. Pour les habitants de la Nouvelle-Irlande, la façon la plus courante de se rappeler de leur filiation était de réciter le nom des générations de leurs ancêtres. Toutefois, ce n’était pas uniquement un moyen de se souvenir des morts ; c’était aussi une façon de montrer leur droits sur leurs terres : chaque individu est propriétaire d’un territoire en fonction de sa relation avec la terre de ses ancêtres.
Ce sont ces ancêtres qui sont représentés dans la sculpture malangan. Un des membres de la famille de la personne décédée récite les noms au sculpteur à qui on avait donné des plantes pour lui permettre de se sentir relié à des « rêves » et de visualiser des représentations des noms que le membre de la famille récite. Susanne Küchler appelle ces noms (ces ancêtres) la force vitale (noma).6 C’est dans cette force vitale que le sculpteur trouve les formes humaines et animales : oiseaux, serpents, cochons et êtres humains sont les motifs les plus fréquemment représentés dans les sculptures malangan.7 Ces formes humaines et animales représentent le prototype qui permet au sculpteur de créer le malangan : l’agentivité devient ici plus complexe et est faite de plusieurs inférences. [[Prototype-A] → Artiste-A] → Indice-P est la formulation précise qui témoigne de la complexité de l’agentivité : la force vitale représentée par les formes animales dicte au sculpteur les motifs avec lesquels la sculpture doit être créée. Mais, ainsi que le montre la photo ci-dessus, les motifs humains et animaux ne sont pas les uniques éléments constitutifs de la sculpture : une forme à l’aspect de cage assemble les éléments en un tout. On estime que ce sont ces éléments cette cage qui permettent à l’esprit du mort - la force de vie - d’être contenue dans la sculpture malangan, comme si le malangan en était la peau.8 En portant la force de vie ancestrale en elle, la sculpture joue le rôle de médiateur entre le passé et l’avenir : elle porte la longue lignée des ancêtres tout en contenant également l’ancêtre une dernière fois avant qu’il ne disparaisse.9 De cette façon, la sculpture malangan permet à la famille d’être en contact avec leur ancêtre décédé une dernière fois. En conséquence, il est possible d’affirmer que le malangan n’est plus le patient, mais devient l’agent : [[[Prototype-A] → Artiste-A] → Indice-A] → Destinataire-P. Dans ce réseau d’abductions, la famille du défunt devient le destinataire pour qui le malangan a été créé.Si l’on pousse la théorie un peu plus loin, on pourrait affirmer que le destinataire est à la fois l’agent primaire et le destinataire. En effet, la personne qui dicte aux générations ce qui doit être représenté dans le malangan est le même membre de la famille que celui qui découvrira plus tard la sculpture lors de la cérémonie. Il apparaît que le réseau d’abductions est le suivant : [[[[Prototype-A] → Destinataire-A] → Artiste-A] → Indice-A] → Destinataire-P. Cette formule complexe révèle que le destinataire est à la fois le commanditaire de la figure et la personne pour qui elle a été créée.
Ainsi que nous l’avons expliqué, cette analyse n’est valable que dans le contexte de la cérémonie malangan célébrée en Nouvelle-Irlande, ce qui n’est bien évidemment plus le contexte dans lequel nous analysons la sculpture de nos jours puisqu’elle fait partie des collections du British Museum. Acquise par le musée en 1884 après avoir été collectée sur le terrain par Hugh Hastings Romilly, administrateur colonial du sud Pacifique, ce malangan est maintenant reconnu pour ses qualités esthétiques, comme un objet que l’on a « sauvé » et comme le témoin de cérémonies « perdues ». Même si l’objet n’est pas exposé actuellement, il a été rapporté en Europe en vue de faire connaître les cultures que Romilly avait rencontrées alors qu’il accomplissait ses missions. Dans son contexte d’origine, une fois la cérémonie terminée, on laissait pourrir le malangan ou bien on le brûlait. Même si certains collectionneurs pensaient qu’ils « sauvaient » ces objets en les achetant à des communautés locales, ils ne faisaient que leur « donner la mort » une seconde fois.10 Effectivement, les sculptures malangan n’étaient censées avoir une existence qu’à travers les relations créées dans la cérémonie et disparaissaient au terme de cette dernière. Une fois « tuées » à la fin de la cérémonie, « elles n’existaient plus en tant qu’objets rituels »11– même si « objets rituels » est bien la dénomination utilisée dans les musées pour les nommer.
Posons-nous maintenant la question : qu’en est-il de l’agentivité de l’objet aujourd’hui ? Mon argument est que nous pouvons continuer à utiliser le même réseau d’abductions. [[[[Prototype-A] → Destinataire-A] → Artiste-A] → Indice-A] → Destinataire-P : si le réseau des agents apparaît identique puisqu’il s’agit du système de création, l’abduction et le destinataire ont changé. Alors que dans le contexte de la cérémonie malangan l’abduction jouait le rôle de représentation des ancêtres pour les membres de la famille, maintenant que l’objet est au Royaume-Uni l’inférence est différente : l’abduction est celle d’un artefact présenté comme un objet esthétique conservé dans un musée et exposé au grand public, et qui représente la Nouvelle-Irlande à l’étranger pour les chercheurs.
Ainsi que nous l’avons démontré, la théorie de Gell n’est opérante que si elle est utilisée dans un contexte social spécifique. C’est précisément ce contexte qui crée un cadre d’évaluation de l’artefact (l’indice) qui permet une meilleure compréhension de cet objet. Pour un objet comme la sculpture malangan qui se trouve maintenant dans des collections en Europe, l’évaluation contextuelle est restreinte dans la mesure où elle ne nous permet pas de prendre en compte l’intégralité de la vie de l’objet. En effet, même si l’objet a toujours une existence physique, aux yeux des habitants de la Nouvelle-Irlande la figure malangan est maintenant dépourvue de force vitale et, en tant que telle, n’a plus véritablement d’existence. Pour nous, c’est la présence physique de l’objet qui le rend vivant car il est imprégné d’histoire. Le passé de l’objet, depuis sa fabrication, jusqu’à son utilisation, sa collection et son exposition est ce qui est considéré par les Occidentaux comme les éléments importants de la vie de l’objet, les éléments qui peuvent créer sa biographie. Dans le cadre de l’étude muséale d’un objet, l’objet faisant partie d’un tout, la théorie d’agentivité développée par Gell n’est pas opérante.
Il reste que le concept d’agentivité est précieux dans la mesure où il permet d’avoir une compréhension précise des différentes abductions avec lesquelles le malangan est en contact tout au long de sa vie. Ce sont précisément ces abductions qui ont permis à des chercheurs comme Küchler de comprendre que les malangan font partie d’un système d’échange dans lequel « ce qui est transmis dans les échanges ne sont pas des choses, mais le droit de reproduire des images dont les sculptures à venir portent le souvenir et incarnent la trace ».12 Cela a donc permis aux chercheurs de mettre en lumière un des aspects les plus importants des sculptures malangan : les droits et les générations transmis et incarnés dans les sculptures représentent un moment essentiel des cérémonies. Les malangan ne sont en effet que des images d’images, les habitants de la Nouvelle-Irlande perçoivent la force vitale de leurs ancêtres dans les sculptures en bois.
Clémentine Débrosse
1 Gell 1998, p. 21.
2 Eco, cited in Gell 1998, p. 14.
3 Gell 1998, p. 22.
4 Information fournie par Philippe Peltier lors d’un cours à l’Ecole du Louvre dans le cadre du cours Histoire des arts et anthropologie de l’Océanie.
5 Gell 1998, p. 23.
6 Küchler 1987, p. 240.
7 Information fournie par Philippe Peltier lors d’un cours à l’Ecole du Louvre dans le cadre du cours Histoire des arts et anthropologie de l’Océanie.
8 Gell 1998, p. 225.
9 Gell 1998, p. 226.
10 Gell 1998, p. 223.
11 Gell 1998, pp. 224-225.
12 Kuchler 1988, cited in Geismar 2009, p. 51.
Bibliographie :
GEARY, C. M., ed., 2006. From the South Seas – Oceanic Art in the Teel Collection. Boston, MFA publications.
GEISMAR, H., 2009. « The Photograph and the Malanggan: Rethinking images on Malakula, Vanuatu ». In : Australian Journal of Anthropology 20 (1), pp. 48-73.
GELL, A., 1998. Art and Agency : an Anthropological Theory. Oxford, Clarendon.
GUNN, M., ed., 1997. Rituals Arts of Oceania, New Ireland : in the Collections of the Barbier-Mueller Museum. Milan, Skira editore.
GUNN, M., et PELTIER, P., eds. 2006. New Ireland : Art of the South Pacific. Milan, 5 Continents.
KÜCHLER, S., 1987. « Malangan : Art and Memory in a Melanesian Society ». In : Man 22 (2), pp. 238-255.
PELTIER, P., 2015. Cours Organique : « Nouvelle-Irlande ». In : Art et Anthropologie de l’Océanie. Paris, Ecole du Louvre.