Les Lumières à Tahiti ou l’histoire d’un tragique malentendu
Cet article est l'adaptation de notre conférence De la Vahiné à Vaiana : mythologies européennes de l'Océanie, des Lumières de la philosophie à celles des projecteurs, qui s'est tenue à l'École du Louvre le 27 mars 2019, dans le cadre de notre partenariat avec le Bureau Des Élèves de l'École du Louvre pour le gala "Mythes et Légendes".
Plages de sable blanc, eaux turquoises et vahinés : voilà les quelques images qui viennent à l'esprit de nombreux d'entre nous lorsque l'Océanie est évoquée. Si les paysages paradisiaques existent bel et bien, qu'en est-il de ces fameuses vahinés ? Éternellement accompagnée de son ukulélé, enchaînant les pas d'une danse lascive... la femme polynésienne telle que vue dans l'imaginaire populaire semble donner un avant-goût du paradis.
Cette femme, qui existe dans un coin de tous nos imaginaires d’Européens, c’est surtout l’image de la « sur-femme », une femme en quelque sorte parfaite... En tout cas d’un point de vue masculin ! Très belle, très peu vêtue, séduisante, chaleureuse : cette figure est devenue, avec le temps, celle de l’accueil polynésien, présente à la sortie des avions pour décorer le joyeux touriste de colliers de fleurs et de nombreux sourires…
La vahiné, si elle existe évidemment dans son sens littéral de « femme », – puisque c’est la signification du mot « vahiné » dans les langues polynésiennes, avec différents dérivés : fafiné à Samoa, wahiné à Hawaii etc – a été l’objet de tant de fantasmes, affublée de tant de légendes, qu’elle trouve bien sa place au panthéon des figures mythiques de notre culture populaire.1 L'imaginaire qui lui est associé a, encore aujourd'hui, une grande influence sur notre perception du Pacifique et de ses cultures, et il est à ce titre nécessaire de s'interroger sur les origines et la création de ce mythe...
Il nous faut pour cela regarder du côté de l’Europe du XVIIIème siècle, et plus particulièrement de la France des Lumières. L’Europe n’a bien évidemment pas attendu ce siècle pour se confronter à l’altérité ni commencer son expansion territoriale, assortie de tous les maux que l’on connaît : les rencontres avec l’Asie, l’Afrique, et les Amériques, avaient déjà permis à l’Europe de s’interroger sur la nature de l’homme, de définir certains comme « sauvages », et d’autres comme «civilisés». Dès l’aube du siècle des Lumières, on tente, à l’aide des interrogations liées à ces nouvelles découvertes, de définir une « histoire naturelle de l’homme », quitte à rejeter le dogme de la Genèse chrétienne.2 La question du naturel de l’homme n’a de cesse d’être débattue au XVIIIème siècle, et ces questionnements prendront une place de plus en plus grande dans la vie intellectuelle du siècle à venir. Si les expéditions maritimes et leurs lots de découvertes pour les Européens ont nourri ces questionnements sur l’homme naturel, l’inverse est également vrai : les interrogations philosophiques sur la nature de l’homme ont également alimenté les ambitions des voyageurs du XVIIIème siècle. Mais nous serions naturellement très loin de la vérité en imaginant les explorateurs européens en seule quête d’un Graal philosophique : les navigateurs qui partaient découvrir le Pacifique au XVIIIème siècle étaient d’abord animés d’intérêts commerciaux et politiques. L’une de ces expéditions devait cependant devenir l’une des plus importantes pour les Philosophes du XVIIIème siècle : celle de Louis-Antoine de Bougainville, le premier français à réaliser un tour du monde, entre 1766 et 1769. Si Bougainville devait d’abord, en explorant le Pacifique sud, découvrir de nouvelles terres pour la France et renforcer les intérêts commerciaux du royaume, nul doute que l’on trouvait certainement dans ses bagages Le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes de Jean-Jacques Rousseau, l’Histoire Naturelle de Buffon ou encore les œuvres de Court de Gébelin, qui s’attelait à retrouver la trace du premier langage humain.
Au matin du 2 avril 1768, l’équipage découvre une île qui justifie à elle-seule le voyage… Rapidement nommée Nouvelle-Cythère ou Jardin d’Eden par Bougainville, il s’agit en réalité d’une île que nous connaissons sous le nom de Tahiti, et qui devient la plus fameuse découverte de l’explorateur, bien que l’équipage n’y ait passé en tout que dix jours. L’arrivée sur cette île telle que décrite par Bougainville dans son journal est à l’origine de toutes nos légendes liées à la Vahiné et aux mœurs polynésiennes d’une façon plus générale. Les faits, tels que racontés par Bougainville dans son Voyage autour du monde en 1771, laissent songeur :
« À mesure que nous avions approché la terre, les insulaires avaient environné les navires. L’affluence des pirogues fut si grande autour des vaisseaux, que nous eûmes beaucoup de peine à nous amarrer au milieu de la foule et du bruit. Tous venaient en criant « Tayo » qui veut dire « ami », et en nous donnant mille témoignages d’amitié, tous demandaient des clous et des pendants d’oreilles. Les pirogues étaient remplies de femmes qui ne le cèdent pas, pour l’agrément de la figure, au plus grand nombre des Européennes et qui, pour la beauté du corps, pourraient le disputer à toutes avec avantage. La plupart de ces nymphes étaient nues, car les hommes et les vieilles qui les accompagnaient leur avait ôté le pagne dont ordinairement elles s’enveloppent. Elles nous firent d’abord de leurs pirogues, des agaceries où, malgré leur naïveté, on découvrit quelque embarras, soit que la nature ait partout embelli le sexe d’une timidité ingénue, soit que, même dans les pays où règne encore la franchise de l’âge d’or, les femmes paraissent ne pas vouloir ce qu’elles désirent le plus. Les hommes, plus simples ou plus libres, s’énoncèrent bientôt clairement : ils nous pressaient de choisir une femme, de la suivre à terre, et leurs gestes non équivoques démontraient la manière dont il fallait s’y prendre avec elle. Je le demande : comment retenir au travail, au milieu d’un spectacle pareil, quatre cent Français, jeunes, marins, et qui depuis six mois n’avaient point vu de femmes ? »
Une île accueillante, un peuple amical, et surtout, des femmes offertes… et pas n’importe quelles femmes, car un élément est très important dans la création de ces légendes autour de la vahiné : les femmes de Polynésie ont la peau blanche. On les opposait en cela aux peuples rencontrés en Australie, à la peau noire, définis par conséquent comme « hideux » par les Européens, puisque si différents d’eux-mêmes... Cette dichotomie entre une Océanie blanche et une Océanie noire définit, pour l’Européen de l’époque, la différence entre le « bon sauvage » et le « mauvais sauvage» , avec d’un côté le polynésien blanc dans une société aristocratique, dont les règles pouvaient rappeler celles de l’Europe du XVIIIème siècle, et de l’autre côté de l’échiquier, des peuples noirs, dont les sociétés et les langues très diverses étaient pour le voyageur occidental le signe indubitable d’une infériorité intellectuelle.
À son retour en France, Bougainville publie, en 1771, son Voyage autour du monde. Il y fait une large place à l’accueil que Tahiti leur a réservé, à lui et ses hommes et écrit par exemple :
« Chaque jour nos gens se promenaient dans le pays. On les invitait à entrer dans les maisons, on leur y donnait à manger ; mais ce n’est pas à une collation légère que se borne ici la civilité des maîtres de maison ; ils leur offraient des jeunes filles. »
Bougainville décrit le rituel lié à ce « culte de Vénus » , ou comment l’ensemble du village jetait au sol feuillages et fleurs, jouait de la musique et encourageait l’acte charnel, en y assistant : les Tahitiens « ne respirent que le plaisir des sens », pour reprendre la formule de Bougainville. Les danses qu’il voit sur l’île sont décrites comme lascives et rappelant « les douceurs de l’amour ». Très vite, les Français en concluent alors que les coutumes de Tahiti incluent cette hospitalité sexuelle et ces actes sexuels pratiqués en public. Ils y voient un peuple libre, dénué de tout sentiment de honte ou de jalousie, insouciant et préoccupé uniquement de ses plaisirs.
« Voilà le seul pays qui m’ait donné du goût pour une autre contrée que la mienne », écrira même Bougainville.
L’ouvrage de l’explorateur occupe rapidement les conversations des salons parisiens, et le Voyage de Bougainville fait l’objet d’un commentaire philosophique par Diderot, en 1773, le Supplément au voyage de Bougainville : la société tahitienne y est définie comme une société enfant, ne connaissant d’autres lois que son instinct et la nature, tandis que l’Europe est vue comme un vieillard décrépissant, dont les normes sociales, trop nombreuses, trop contraignantes, sont ridiculisées face à la vie simple et bonne que mènent les Tahitiens.
Moins d’un an après le passage de Bougainville, c’est au tour de James Cook de s’aventurer sur les côtes tahitiennes, en 1769 ; il y reviendra lors de son second voyage en 1773, puis en 1774, et enfin lors de son troisième et dernier voyage, en 1777. Il décrira la même « convivialité » que Bougainville : on peut voir sur cette gravure un chef tahitien offrant ses sœurs à l’équipage de Cook. Cette scène de femmes offertes en guise d’hospitalité se reproduit lors du premier contact à Hawaii en 1778 : c’est alors l’ensemble de la Polynésie qui passe pour une terre d’insouciance et de plaisirs.
Cook ayant embarqué sur son vaisseau des peintres, l’Europe pu alors découvrir le fameux paradis tant décrit par les marins, et ces fameuses « nymphes » dont avaient tant parlé les marins : les premières images des vahinés atteignent ainsi l’Europe. Les dessins faits sur place par les artistes embarqués avec Cook trouvent un fort écho à leur retour en Europe auprès d’artistes qui réinterprètent ces vahinés, leur donnant un aspect antiquisant comme ici avec le sein dénudé, qui n’apparaissait pas dans la version originale de Webber.
Les danses elles aussi dites lascives sont représentées3, et contribuent à répandre dans les gravures qui en sont faites en Europe, l’image d’une femme polynésienne entièrement dévouée à la séduction.
Si ces images d’un Tahiti paradisiaque et d’une Polynésie toute dévouée aux jeux de l’amour est certainement très séduisante, n’oublions pas de les considérer pour ce qu’elles sont en réalité : des mythes. Car, n’en déplaise aux doux rêveurs, la vérité semble tout autre, à la lueur de ce que nous savons à présent sur les sociétés polynésiennes.
Dans un premier temps, on explique ce malentendu par un évènement important survenu peu de temps avant l’arrivée de Bougainville. Contrairement à ce qu’il pensait, il ne fut pas le premier européen à aborder les côtes tahitiennes : quelques mois avant lui passait le navigateur anglais Samuel Wallis, et sa rencontre avec les habitants de l’île fut beaucoup moins pacifique : une suite d’incompréhensions mena à l’attaque des navires anglais par les tahitiens, qui ripostèrent au fusil puis au canon. Les tahitiens négocièrent finalement la paix, et c’est dans ce contexte qu’il s’agit de remettre l’arrivée de Bougainville.
Quant au malentendu sexuel, il est tragique : on peut aisément imaginer, malheureusement, qu’un navire peuplé d’individus uniquement masculins, n’ayant pas fait d’escale depuis des mois, n’étaient que trop ravis de se jeter sur l’aubaine qui leur était offerte par ces jeunes femmes amenées à eux, pour songer à comprendre ce qui se tramait véritablement autour d’eux. On note néanmoins deux choses importantes dans les récits des voyageurs : les tahitiennes présentées étaient toutes très jeunes. Les femmes mariées n’étaient jamais offertes. Et enfin, les jeunes filles dites « offertes », l’étaient en effet… par d’autres. Elles étaient toujours amenées par d’autres personnes, chefs ou des personnes âgées. En réalité, ces jeunes filles ne faisaient qu’obéir aux ordres de leurs chefs. Elles ne s’offraient pas, elles étaient offertes, et c’est là l’immense différence... Chaque navigateur avait noté à quel point on les pressait de s’emparer, vite, des jeunes filles, et comment un rituel accompagnait l’acte sexuel. Les Européens, persuadés d’être accueillis comme des hôtes de marques, trop occupés à profiter de ce qu’on leur offrait, ne remarquent pas un ensemble de détails : à Hawaii, un insulaire montre le soleil, en demandant si les voyageurs viennent de là, chaque européen est examiné méticuleusement… Ces détails, associés à d’autres récits de voyages dans d’autres archipels polynésiens, permettent d'affirmer avec une presque certitude que les Européens n’étaient pas vus comme des humains, mais bien comme des esprits, ou des dieux.4 Dès lors, il s’agissait, pour les chefs de l’île, à la fois de contenter ces êtres surhumains, pour s’attirer leur bienveillance, et de capturer un peu de leur essence divine, en poussant les jeunes filles à tomber enceintes. Dans une société pour laquelle seul le premier-né possède la force des parents, il s’agissait donc de ne présenter que des jeunes filles encore sans enfant, afin que le nourrisson possède l’essence divine de ces visiteurs. Ceci explique donc le très jeune âge des tahitiennes offertes aux marins, ainsi que leurs accompagnateurs, leur forçant la main, les dénudant devant l’équipage, et même les larmes remarquées sur les joues de certaines vahinés.
Ainsi commençait l’un des premiers grand malentendu entre Européens et Polynésiens, laissant des traces sur nos croyances jusqu’à nos jours, transformant des jeunes filles terrifiées en nymphes de l’amour, sur une Nouvelle-Cythère dont le goût est, sans doute un peu plus âpre à qui n’ignore plus ses dessous…
Camille Graindorge
1 Voir, à ce sujet, l’ouvrage de BOULAY, R., 2000. Kannibals et Vahinés. Imagerie des Mers du Sud. La Tour d’Aigues, Editions de l’Aube.
2 Voir pour la seconde moitié du XVIIème siècle, la vision pessimiste de Hobbes en 1651 dans Le Léviathan, dont est issue la fameuse formule « L’homme est un loup pour l’homme »
3 Voir image de couverture A dance in Otaheite, J.K. Sherwin d’après Webber, 1785, https://www.google.com/urlsa=i&rct=j&q=&esrc=s&source=images&cd=&ved=2ahUKEwiBy5PHz-LiAhWi8uAKHRbRAhkQjxx6BAgBEAI&url=https%3A%2F%2Fwww.britishmuseum.org%2Fresearch%2Fcollection_online%2Fcollection_object_details.aspx%3FobjectId%3D3188375%26partId%3D1&psig=AOvVaw3-e9IX_mNAE6x-xop0Ssb_&ust=1560383472898207
4 Cette thèse est développée par Marshall Sahlins, « Supplément au voyage de Cook », chapitre 1 de SAHLINS, M., 1989. Des îles dans l’histoire. Paris, Seuil / Gallimard/ Ed. De l’EHESS, p.24. Ou encore dans SAHLINS, M., 1995. How « Natives » think ? About Captain Cook for example. Chicago, The University of Chicago Press. L’ensemble de ces thèses à propos du malentendu sexuel est étudié dans l’ouvrage de TCHERKÉZOFF, S., 2004. Tahiti – 1768. Jeunes filles en pleurs. La face cachée des premiers contacts et la naissance du mythe occidental. Papeete, Au Vent des Îles.
Bibliographie :
BOULAY, R., 2000. Kannibals et Vahinés. Imagerie des Mers du Sud. La Tour d’Aigues, Editions de l’Aube.
DIDEROT, D., 2011 [1773]. Supplément au voyage de Bougainville. Paris, Gallimard.
SAHLINS, M., 1995. How « Natives » think ? About Captain Cook for example. Chicago, The University of Chicago Press.
TCHERKEZOFF S., 2004. Tahiti – 1768. Jeunes filles en pleurs. La face cachée des premiers contacts et la naissance du mythe occidental. Papeete, Au Vent des Îles.
VIBART, E., 1987. Tahiti, Naissance d’un paradis au siècle des Lumières. Bruxelles, Complexe.