"Visual repatriation" : déterminer un présent pour le passé
Comme l’affirme Elizabeth Edwards, « la visual repatriation consiste, à bien des égards, à déterminer un présent pour les photographies historiques, en réalisant leur « potentiel à créer de nouveaux récits » qui permettent de comprendre combien ce passé est pertinent pour le présent et de répondre aux besoins de ce présent. »1 Edwards explique que la visual repatriation – terme anglais consacré qui se traduirait en français par « rapatriement visuel » – est tout d’abord un moyen pour les autochtones comme pour les détenteurs de collections, de faire la lumière sur un des groupes de photographies, généralement prises aux XIXème et XXème siècles, mais aussi d’obtenir des renseignements sur ces photographies. Plus important encore, on peut considérer que la visual repatriation est un moyen de créer des récits qui permettent de créer un pont entre le passé et le présent.
La visual repatriation a souvent été considérée comme un processus à sens unique étant donné que les photographies étaient rapatriées vers leur communauté d’origine. Cependant, la volonté de rapatriement peut tout autant venir du musée détenteur de la collection que d’une communauté autochtone qui réclamerait la restitution de connaissances sur leur culture.
Il n’y a pas une seule façon de faire de la visual repatriation : il y a autant de manières de faire qu’il y a de cas. De plus, le processus de rapatriement génère des « zones d’engagement » ainsi que le définit James Clifford dans sa réflexion sur le musée comme zone de contact.2 « Ce qu’il se passe dans une zone d’engagement et ce qui y est produit dépend de l’approche collaborative utilisée, des participants impliqués, de la manière dont le procédé se déroule ainsi que du contexte dans lequel il a lieu. »3 En d’autres termes, chaque cas de visual repatriation est déterminé par les différents moyens de collaboration entre les personnes impliquées et le contexte dans lequel le procédé lui-même se déroule. « Il y a autant de conceptions de l’engagement qu’il y a de musées, de communautés et d’individus qui y participent »4, ce qui rend chaque zone ou chaque cas de visual repatriation unique. Cela implique des assemblages d’images mais aussi des associations de personnes et d’institutions ; c’est précisément cette combinaison d’éléments font de la zone d’engagement « un espace semi-privé et semi-public où l’on peut partager et débattre de la culture visible et invisible, et où les connaissances peuvent être interprétées et traduites pour favoriser la compréhension entre ceux qui ne possèdent pas le capital nécessaire, ou bien encore pour faciliter l’accès interculturel. »5 L’historienne Bryony Onciul explique ici que ce qui résulte d’une zone d’engagement, la visual repatriation dans notre cas, est ce qui permet à tout le procédé d’exister.
Comme chaque cas de visual repatriation est unique, nous allons aborder dans cet article ce qui peut être accompli grâce à la visual repatriation de photographies. Pour mieux comprendre la question, nous explorerons le concept de visual repatriation à travers deux études de cas : le rapatriement effectué par Joshua Bell de photographies dans le delta du Purari en Papouasie-Nouvelle-Guinée et la création d'une nouvelle bibliothèque et base de données par le Centre culturel du Vanuatu à Port Vila.
Delta du Purari, Papouasie-Nouvelle-Guinée
Selon Elizabeth Edwards, « les photographies, en particulier celles qui sont historiquement entrées dans les collections des musées européens et américains, sont, pour le meilleur ou pour le pire, presque toujours un lieu ou des histoires se croisent ».6 C'est pour comprendre ces « histoires qui se croisent » que Joshua Bell est retourné dans la région du delta du Purari pour rapporter un ensemble de cinquante-huit photographies prises par Alfred Haddon et ses filles en 1914 et soixante-seize tirages pris par Francis Edgar Williams en 1922. Selon Bell, la visual repatriation de ces photographies « est apparue comme un autre aspect de la vie sociale des photographies ».7 Bien sûr, les photographies nous renseignent sur l’époque et le contexte dans lequel elles ont été prises. Mais elles sont également impliquées dans un processus qui permet de raconter les différentes histoires des personnes représentées sur les photographies plutôt que les histoires des colonisateurs qui les ont prises.
Rapporter les photographies sur le lieu de leur création signifie bien plus que rapporter un simple artefact photographique. C’est sans aucun doute un moyen de ramener les gens eux-mêmes sur leur territoire, ce qui explique pourquoi l’arrivée de Joshua Bell dans la région du Purari « s’inscrivait dans le cadre du retour du descendant mythique d’un jeune frère perdu ».8 Placer le retour des photographies dans un contexte précis était un moyen pour le peuple Purari de comprendre et de reconnaître le retour de tant d'ancêtres à la fois. Mais plus encore que le simple retour des ancêtres dans leur société, le rapatriement de ces photographies était un moyen pour les Purari de prouver qui est un amua (classe de chef) et qui ne l'est pas.9 En effet, les photographies des moments du passé sont prises pour acquis, comme témoins de la vérité d'un temps qui est maintenant révolu.
La consultation des photographies s’est déroulée en deux temps : d'abord une consultation publique et, ensuite, des consultations individuelles. Dans les deux cas, les gens ont demandé le lieu où les photographies avaient été prises, comme si la contextualisation géographique était un élément clé pour pouvoir lire ces photographies. Lors des consultations publiques, les gens discutaient généralement des cérémonies, des chansons, de l'utilisation des objets, de tout ce qui était lié à la mémoire commune. Lors des consultations privées, les gens se sont davantage concentrés sur le nom des personnes et sur la manière dont elles étaient liées à leur famille. Cette double compréhension d'un même moment dans le temps est ce que Joshua Bell a appelé les « cadres pluriels de l'histoire ».10
La rencontre avec les photographies, et donc, avec leurs ancêtres, a conduit les Purari à interagir avec ces images. Alors qu’une photo amenait les gens à chanter, une autre leur faisait utiliser des objets similaires à ceux représentés. Mais les réactions pouvaient être encore plus intimes lors des consultations privées - les gens touchaient les photos, pleuraient, les étreignaient. Découvrir ces photographies et interagir avec elles était un moyen pour les anciens de créer un pont entre le passé et le présent. Comme le soutient Edwards, « les photographies deviennent une forme d'interlocuteur. Elles débloquent littéralement des souvenirs ».11 Fondamentalement, redécouvrir les histoires racontées par les photographies était aussi une manière de les raconter et de les transmettre aux jeunes générations et, ce faisant, de créer un lien avec l'avenir.
Mais qu'est-il arrivé aux photographies lorsque Joshua Bell a quitté la Papouasie-Nouvelle-Guinée ? Les photographies sont restées sur leur territoire d'origine afin qu’elles puissent être consultées par les Papous au sein du Papua New Guinea National Museum and Art Gallery à Port-Moresby, mais aussi dans toutes les institutions dotées d'une unité de stockage. Si davantage d’institutions venaient à ouvrir leurs portes, les photographies seraient diffusées sur le territoire papou. Étant donné que seul un petit pourcentage de la population de Papouasie-Nouvelle-Guinée peut actuellement avoir accès à ces bases de données, les travaux de terrain menés par les anthropologues restent la forme de visual repatriation la plus répandue et la plus fructueuse dans les pays où les musées ne sont encore que peu nombreux.
Centre culturel du Vanuatu, Port-Vila
Au Vanuatu, bien qu’il n’y ait pas beaucoup plus de musées, la situation en matière d'accès aux collections et de diffusion des connaissances est assez différente de ce que nous venons de voir pour la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Le Centre culturel et le musée national du Vanuatu jouent un rôle important dans « l'activation » locale de la « banque des coutumes ».12 Au Vanuatu, la kastom est un mot utilisé pour parler de pratiques et coutumes anciennes.13 Pour maintenir cette kastom active, le Centre culturel du Vanuatu a travaillé en collaboration avec plusieurs musées du Royaume-Uni qui détenaient des photographies prises par John Layard afin de rapatrier ces images pour les rendre disponibles pour le peuple Ni-van. Une fois rapatriées, ces images ont été mises à disposition au Centre culturel du Vanuatu à Port-Vila, mais elles ne sont pas entièrement accessibles à tous. En effet, il existe une salle Tabu qui est régie par les règles de la kastom qui permet au Centre culturel de savoir qui a le droit de consulter et voir quelle image. Les règles de la kastom ont en effet un rôle important à jouer dans le rapatriement. Le rapatriement est aussi un moyen pour les peuples autochtones impliqués de redéfinir les règles de consultation : certaines images ne pouvaient être consultées que par certaines personnes, et seules les personnes suffisamment élevées dans la société étaient autorisées à voir les images tabu.
Les photographies n'ont pas seulement été reclassées mais elles ont également été réutilisées dans de nouveaux projets afin de créer de nouvelles interactions entre les personnes et les images, et même afin de créer de nouveaux objets. En effet, les photographies ont été utilisées pour relancer la production d'écorce à Erromango, la confection de nattes sur Ambae, les cérémonies d’hommes dans le sud de Malakula et la pratique du dessin sur sable à Malakula, Pentecôte et Ambae.14 Le rapatriement des photographies de Layard a « facilité la croissance d’un mouvement artistique contemporain dynamique »15 au Vanuatu, grâce au Centre culturel du Vanuatu, instigateur du projet. Toutes ces nouvelles créations représentent une grande réussite pour le Vanuatu car la plupart de ces pratiques ont été inscrites dans la Convention de l'UNESCO sur le patrimoine culturel immatériel. Les photographies ont été un moyen de transmettre les connaissances liées à la kastom à travers les générations.
Selon Haidy Geismar, les images de Layard ont même permis de faire une sorte d'archéologie : parfois, des objets comme des tambours à fente étaient représentés sur les photographies et, en regardant attentivement le paysage, derrière des buissons, certains objets qui avaient été cachés pendant des années ont été « retrouvés ».16 Mais plus qu’une archéologie « à proprement dite », Geismar soutient que les photographies de Layard ont été utilisées comme un moyen d’ « exhumer le récit » afin de renouer avec les lieux.17 Les Ni-van ont également utilisés les photographies pour recréer des scènes du passé et les inscrire dans le présent. Recréer à la fois des moments et des objets d’un autre temps a permis aux photographies rapatriées de faire partie d'un nexus de nouvelles agentivités qui n'ont été possibles que grâce au processus de collecte, d'autant d'éléments de la kastom que possible en provenance des musées du monde entier, que ce soit sous la forme d’images de vidéos ou encore d’enregistrements sonores.
Avec le temps, les images de Layard ont été beaucoup utilisées dans la presse locale et elles continuent à être utilisées même en dehors de la sphère de la kastom, comme des éléments indispensables à la compréhension de la culture Ni-van par les anthropologues. Grâce à la visual repatriation effectuée en collaboration avec plusieurs musées et bibliothèques, le Centre culturel du Vanuatu détient désormais la plus grande collection au monde de matériel visuel lié au Vanuatu.
« Les films ethnographiques ont une grande valeur historique pour les communautés dans lesquelles ils ont été tournés, mais les membres des communautés sources n'y ont souvent pas accès. »18 Si cette déclaration de Andrew J. Connelly fait référence aux films, elle peut aussi résonner avec nos deux études de cas.
Les photographies rapportées par Joshua Bell dans la région du delta de Purari sont indéniablement d'une grande valeur historique pour la communauté. L’une des raisons principales est que les images et ce qu’elles dépeignent ont été prises pour acquis par le peuple Purari comme des « ombres du passé ». Une autre raison de cette valeur est que, plus que de rappeler aux gens le passé, le rapatriement de ces images a incité les gens à revisiter et à repenser leur façon d'agir, de danser et de chanter. Avec ce regard sur le passé, les Purari ont pu faire revivre certaines chansons et utiliser certains objets pour témoigner de la continuité de leur culture, même après la colonisation.
En termes de renouveau, grâce à cette valeur historique, le cas du Centre culturel du Vanuatu est assez simple. En effet, plusieurs pratiques de la kastom ont été remises à l'honneur et font à nouveau partie du patrimoine culturel immatériel du Vanuatu. Les photographies de Layard qui reviennent sur leur territoire d’origine ont principalement consisté à faire quelque chose de nouveau à partir de choses anciennes : de vieilles photographies ont été recréées afin d'ouvrir le dialogue entre les gens et de rendre la kastom vivante et active à nouveau. Mais la partie la plus importante du projet de rapatriement était de rendre ce matériel visible et accessible aux communautés d'origine, afin que ces personnes puissent interagir avec lui.
Dans une certaine mesure, on pourrait affirmer que ces deux études de cas nous ont permis de comprendre comment la visual repatriation est un processus qui implique à la fois passé, présent et futur. Alors que les Purari s’intéressaient au passé pour comprendre le présent, les Ni-van utilisaient le passé pour construire et créer un nouveau présent, comme si le passé nourrissait et générait de nouvelles pratiques et réussites.
Clémentine Débrosse
1 EDWARDS, E., 2003. ‘Locked in the Archive’. In: In PEERS, L., and BROWN, A. K., eds., Museums and Source Communities: a Routledge Reader. London, Routledge, p. 84.
2 ONCIUL, B., 2013. ‘Community Engagement, Curatorial Practice, and Museum Ethos in Alberta, Canada.’ In: GOLDING, V., and MODEST, W., Museums and Communities: Curators, Collections and Collaboration. London, Routledge, p. 79.
3 Ibid.
4 ONCIUL, B., 2013. ‘Community Engagement, Curatorial Practice, and Museum Ethos in Alberta, Canada.’ In: GOLDING, V., and MODEST, W., Museums and Communities: Curators, Collections and Collaboration. London, Routledge, p. 81.
5 ONCIUL, B., 2013. ‘Community Engagement, Curatorial Practice, and Museum Ethos in Alberta, Canada.’ In: GOLDING, V., and MODEST, W., Museums and Communities: Curators, Collections and Collaboration. London, Routledge, p. 84.
6 EDWARDS, E., 2003. ‘Locked in the Archive’. In: In PEERS, L., and BROWN, A. K., eds., Museums and Source Communities: a Routledge Reader. London, Routledge, p. 83.
7 BELL, J. A., 2003. ‘Looking to See: Reflections on Visual Repatriation in the Purari Delta, Gulf Province, Papua New Guinea.’ In PEERS, L., and BROWN, A. K., eds., Museums and Source Communities: a Routledge Reader. London, Routledge, p. 111.
8 BELL, J. A., 2003. ‘Looking to See: Reflections on Visual Repatriation in the Purari Delta, Gulf Province, Papua New Guinea.’ In PEERS, L., and BROWN, A. K., eds., Museums and Source Communities: a Routledge Reader. London, Routledge, p. 112.
9 BELL, J. A., 2003. ‘Looking to See: Reflections on Visual Repatriation in the Purari Delta, Gulf Province, Papua New Guinea.’ In PEERS, L., and BROWN, A. K., eds., Museums and Source Communities: a Routledge Reader. London, Routledge, p. 114.
10 BELL, J. A., 2003. ‘Looking to See: Reflections on Visual Repatriation in the Purari Delta, Gulf Province, Papua New Guinea.’ In PEERS, L., and BROWN, A. K., eds., Museums and Source Communities: a Routledge Reader. London, Routledge, p. 115.
11 EDWARDS, E., 2005. ‘Photographs and the Sound of History’. Visual Anthropology Review, Vol. 21, no 1 and 2, p. 39.
12 GEISMAR, H., 2009. ‘The Photograph and the Malanggan: Rethinking images on Malakula, Vanuatu’. Australian Journal of Anthropology, vol. 20, issue 1, p. 55.
13 Voir DEBROSSE, C., 2020. "Existe-t-il une créature répondant au nom de "culture traditionnelle" ?*". CASOAR: https://casoar.org/2020/03/25/existe-t-il-une-creature-repondant-au-nom-de-culture-traditionnelle/
14 GEISMAR, H., 2009. ‘The Photograph and the Malanggan: Rethinking images on Malakula, Vanuatu’. Australian Journal of Anthropology, vol. 20, issue 1, p. 56.
15Ibid.
16 GEISMAR, H., 2009. ‘The Photograph and the Malanggan: Rethinking images on Malakula, Vanuatu’. Australian Journal of Anthropology, vol. 20, issue 1, p. 64.
17Ibid.
18 CONNELLY, A. J., 2016. ‘Pikisi Kwaiyai! (pictures tonight!): The Screening and Reception of Ethnographic Film in the Trobriand Islands, Papua New Guinea’. Australian Journal of Anthropology, vol. 27, issue 1, p. 3.
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