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Un bambou pour un récit – histoires végétales

     Autrefois assimilés à des bâtons de chef ou de voyageur, plus récemment comparés à des journaux ou encore des bandes dessinées1, les bambous kanak sont des objets tout à fait étonnants qui ont beaucoup intrigué ceux qui ont bien voulu s’y intéresser. En effet, la culture kanak a privilégié la gravure sur bambou pour exprimer les hauts faits de la société, les évènements de la vie quotidienne et rituelle du village mais aussi la rencontre et la promiscuité avec le monde blanc à partir de 1853. À cette date, la flotte napoléonienne débarque sur les côtes de la Nouvelle-Calédonie et déclare le territoire français. Dès lors, les kanak bien que soumis à la pression coloniale et missionnaire découvrent une culture dont ils ne manqueront pas d’en tirer les traits qu’ils jugeront les plus curieux. Ce n’est pas sans une pointe d’ironie et d’humour que ce face à face de cultures transparaît sur ces bambous gravés. Aujourd’hui, le Casoar se questionne sur ces objets et ce qu’ils nous révèlent de la pensée kanak.

     Le bambou, présent dans l’ensemble du Pacifique est une plante importé par les hommes depuis le Sud-est asiatique. Pour les activités de la vie quotidienne, il est transformé pour servir de contenant, pour la cuisson de la nourriture à l’étouffée, les constructions d’habitats. Il est aussi utilisé pour fabriquer des peignes ou encore pour faire de la vannerie en en tirant les fibres. Le bambou était spécialement apprécié pour créer des flûtes dont le chant, d’après les premiers mythes kanak, charme par sa grande beauté. Les bambous gravés ont été répertoriés dans les musées occidentaux en tant que « bâton de voyageur » ou « bâton de chef » car les premiers récits de voyageurs rapportent que les vieux les prenaient lorsqu’ils voyageaient de tribus en tribus. Le pasteur Maurice Leenhardt, par l’interprétation des mythes et son observation de la société écrit que les bambous servaient à contenir des herbes médicinales. De nombreux mystères résident donc sur l’histoire de ces bambous. En effet, les européens ont collecté ces objets entre 1850 et 1920 sans documenter leur provenance ni en récolter les récits qui les accompagnaient. Leur production s’est arrêtée aux alentours de 1917 au moment où la puissance coloniale détruisait les Grandes Cases, imposait la conversion et déstructurait ainsi la culture kanak. L’écriture et le papier, importée par les occidentaux,  auraient d’après Carole Ohlen progressivement pris le relais pour fixer les évènements importants de la société kanak. La question de l’origine de cette production réside toujours. Si les premiers témoignages de bambous gravés remontent avant le temps de la colonisation, certains formulent l’hypothèse que c’est par imitation des européens qui prenaient des nombreux croquis que la production des bambous kanak s’est développée au XIXème siècle.

     Pour faciliter l’opération, le bambou est gravé encore vert avant qu’il ne sèche. Ce travail nécessite une grande virtuosité technique par la forme circulaire du support et les fibres marquées et serrées de l’essence végétale. On se servait d’éclats de quartz, de pinces de crustacés emmanchées ou encore de dents avant d’utiliser des lames de métal, notamment des canifs. La tige était ensuite enduite d’une graisse sombre – de suie ou d’une carbonisation d’huile de noix de bancoulier – pour qu’elle s’immisce dans les parties gravées et révèle le dessin une fois le bambou essuyé.

     On distingue les bambous à motifs géométriques de ceux présentant des scènes figuratives. On pense que le premier type résulte d’une production antérieure qui a diminuée au fur et à mesure que les bambous figuratifs se sont développés, peut être par l’influence du dessin à l’occidental. Hauts en moyenne d’un mètre, les motifs couvrent le bambou sur toute sa surface. Plusieurs scènes sont représentées, dans de multiples sens. Aide-mémoire visuel, le bambou est lié à une histoire, narrée par son propriétaire. Marguerite Lobsiger – Dellenbach, directrice du Musée d’ethnographie de Genève (MEG) de 1952 à 1967, fut la première à se pencher sérieusement sur les bambous disséminés en Europe, consciente de ce qu’ils pouvaient révéler de la pensée kanak. La lecture des gravures doit se faire dans sa totalité car chaque scène prend sens en relation avec les autres. Pour ce qui concerne les bambous collectés entre la seconde moitié du XIXème siècle et le début du XXème siècle, nous parvenons à déchiffrer les scènes de manière isolée mais les récits ont été perdus au moment où les bambous ont quitté leurs propriétaires.

     Des scènes de pêche, de chasse, de culture de l’igname et du taro, de villages et évènements de la vie quotidienne kanak sont représentés autant que les mythes, les cérémonies et faits marquants rituels de la société. Nous avons par exemple un bambou conservé MEG où le dernier entre-nœud2 illustre les funérailles d’un chef. Lorsque ce personnage important décède, des deuilleurs ont la charge d’emporter le corps dans la forêt et de le garder jusqu’à la levée du deuil. Nous distinguons ici le moment où le cadavre est couché dans le brancard que les deuilleurs prennent à bout de bras. Les petits traits sur leurs joues signalent l’interdiction rituelle qui contraint les deuilleurs à se laisser pousser cheveux et barbes jusqu’à la cérémonie de fin de deuil. Les quatre personnages à gauche du défunt pourraient être des danseurs de clans affiliés en train de danser pour le piloude deuil tandis que le grand personnage au bandeau frontal tenant dans sa main droite un arbre orné d’une banderole pourrait être un parent maternel se couvrant la tête de branchages en signe de douleur.

Bambou gravé, Détail. Musée Ethnographique de Genève. In Colombo Dougoud, R. (ed.), 2008.

      Les bambous gravés qui donnent à voir la société occidentale fascinent par le regard kanak qu’ils offrent sur l’Histoire de l’île ; fait rare pour le Pacifique où les premiers échanges sont bien souvent rapportés par les récits de la puissance coloniale. Les bambous kanak sont donc en plus d’être des œuvres d’une qualité plastique extraordinaire de véritables mines d’informations. Le monde européen est représenté à travers les uniformes, maisons coloniales, voiliers, bateaux à vapeur, armes à feu et autres inventions totalement inédites sur le sol kanak. La consommation abusive d’alcool par les colons a sûrement du être un phénomène intriguant et sujet à moquerie pour les kanak à la vue des gravures représentant des scènes de débauches de personnages identifiés grâce au chapeau, la pipe et le fusil.

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Calque de bambou gravé, Musée ethnographique de Genève. © MEG Archives.

     Cas exceptionnel, Paul Tirat, officier d’infanterie de marine a noté le discours donné par le vieux propriétaire du bambou qu’il a recueilli en 1875 sur l’île des Pins. Aujourd’hui perdu, l’œuvre a été exposée en 1888 par la Société de Géographie de Paris. Le bambou était séparé en cinq entre-nœuds chacun orné de motifs. Roger Boulay4 rapporte que dans l’entre nœud supérieur, des lignes en zig-zag représenterait l’agitation des kanak à la vue du débarquement des Européens. Dans le deuxième entre-nœud, les losanges disposés en colonnes indiquerait le rassemblement des tribus prêt à combattre les nouveaux arrivants. Les deux entre-nœuds inférieurs, couverts de losanges inégaux rappelleraient les Européens avançant contre les Kanak. Enfin, au milieu une série de fusils disposés de manière parallèle est pointée vers le haut du bambou, vers la population locale. Cet unique témoignage montre que les motifs géométriques n’en sont pas moins riches en signification. Ce bambou exprime dans son ensemble la lutte des Européens contre les tribus. L’historien Georges Pisier pense même que ce récit coïncide à l’arrivée de La Boussole et de L’Astrolabe, les navires de l’expédition de La Pérouse à l’île des Pins en 1788.

Bambou Ile des pins

Bambou gravé de l’île des Pins. Recueilli par Paul Tirat. Publié dans le Bulletin de la Société de Géographie, 1888. In BOULAY R., 1993, Le bambou gravé kanak, Editions Parenthèses/ADCK, Marseille.

     En Nouvelle-Calédonie, le bambou kanak est aujourd’hui sorti de l’oubli. Des artistes comme Micheline Néporon se sont réappropriés la technique traditionnelle de la gravure sur bambou mais en se souciant des problématiques de la société contemporaine kanak et néo-calédonienne. Ainsi, Micheline Néporon traite par exemple de la souffrance de la jeunesse ou encore des problèmes d’alcoolisme qui ravage les populations marginalisées du  « Caillou». En tant qu’artiste mélanésienne, Micheline Néporon travaille au nom des siens, pour continuer, via un médium ancré dans la tradition ancestrale, de donner forme à une conscience et une mémoire visuelle collective. Son œuvre contribue ainsi au rayonnement de la culture actuelle kanak :

«  Je ne parle pas avec la bouche mais c’est toute une histoire que je raconte : quand je grave un bambou c’est comme si j’écrivais un livre […]. Je ne dessine pas pour moi, mais pour l’avenir. Avec nos dessins, nos objets, nous on apporte aussi quelque chose à la société kanak : surtout la vie, une représentation du présent ». 

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« Halte à l’alcool ». Détail. Micheline Néporon, Musée ethnographique de Genève,  2005. © MEG, cliché de Johnathan Watts.

Soizic Le Cornec

Image à la une : Bambous gravés kanak. © MEG, cliché de Johnathan Watts.

METAIS – DAUDRE E., 1973.

Espace compris entre deux nœuds ou deux articulations d’une tige. Définition du CNRTL (www.cnrtl.fr). Consulté le 5 août 2018.

Pilou est un terme générique en français de Nouvelle-Calédonie qui désigne divers échanges ritualisés et cérémonies kanak. D’après COLOMBO DOUGOUD R., 2013.

4 BOULAY R., 1993.

NEPORON Micheline. 1993. Geïra : le lieu d’où je suis, Nouméa, Agence de développement de la culture kanak.

 Bibliography :

  • BOULAY R., 1993. Le bambou gravé kanak. Marseille, Editions Parenthèses/ADCK.
  • COLOMBO DOUGOUD, R. (ed.), 2008. Bambous kanak. Une passion de Marguerite Lobsiger-Dellenbach. Gollion et Genève, Interfolio et Musée d’ethnographie de Genève.
  • COLOMBO DOUGOUD, R., 2013. «  Les bambous gravées, objets ambassadeurs de la culture kanak ». In Le Journal de la Société des Océanistes [En ligne] 136 – 137.
  • KASARHEROU, E. et BOULAY, R., 2013. Kanak, l’art est une parole. Paris,Musée du Quai Branly, Actes Sud
  • METAIS-DAUDRE, E., 1973. Les Bandes dessinées des Canaques. Paris, Mouton.
  • OHLEN, C. 1987. Iconographie  des bambous gravés de Nouvelle-Calédonie. Objets  et « décors », vol. 1 et 2. Mémoire de maîtrise en Esthétique et Sciences de l’Art ; Paris I Panthéon –Sorbonne.

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