comments 2

La pêche à la nacre dans la culture maori

      Les enfants que nous avons été ou sommes toujours se souviennent certainement de la beauté saisissante de la nacre habitant les coquillages de nos plages, lors des chasses rituelles qui ne manquaient jamais d’advenir lors de vacances à la mer. Rose, verte, blanche lunaire ou opaline, cette nacre est toujours synonyme d’une iridescence qui attire le regard lorsqu’on l’aperçoit du coin de l’oeil. Cette nacre européenne est pourtant bien pâle en comparaison de la nacre bleue prisée par les habitants d’Aotearoa, les biens connus Maori de Nouvelle-Zélande.

Gauche : Un specimen d’haliotis de Bretagne. Source : groixhaliotis.com
Droite : Un specimen d’haliotis du Pacifique dont la couche externe a été polie jusqu’à atteindre la couche de nacre. Source : https://www.tryfreshcatch.com/red-abalone/ 

       Là-bas, le coquillage abritant cette nacre couleur d’océan porte le nom de paua, et trouve son équivalent européen chez le célèbre ormeau. Sous ces noms vernaculaires se trouve pourtant une famille unique, celle de l’haliotis. Sur les îles d’Aotearoa, cette famille se décline sous les espèces haliotis iris, haliotis australis and haliotis virginaehaliotis iris étant la plus chamarrée, la nacre bleue très recherchée à la fois par les habitants et par les touristes internationaux.
Paua se présente sous la forme d’une coquille de forme ovale, opaque, souvent rendue grise ou brunâtre par la présence d’algues et d’autres organismes. Haliotis iris possède un pied noir, tandis que l’haliotis australis possède un pied de couleur orangée. L’haliotis virginae, quant à elle, possède un pied de couleur laiteuse. 

TPOBRS003800_WM

Un specimen d’haliotis iris. Source : tpo.tepapa.govt.nz

     En Nouvelle-Zélande, paua peut être récoltée le long des portions rocheuses du littoral, des îles des Trois Rois au nord aux îles Stewart au sud, et jusqu’aux îles Chatham dans l’est. Les plus larges spécimens, qui sont les plus recherchée pour leur chair et pour leur nacre, se trouvent dans les îles Stewart. Dans des conditions idéales, les paua atteignent leur taille adulte en trois à quatre ans ; la côte de Wellington s’y prête particulièrement bien. La plus imposante des paua jamais découverte, longue de vingt centimètres, a sans doute vingt-cinq ans. Aujourd’hui, il existe des restrictions relatives à leur pêche ; dix paua sont autorisées par personne quotidiennement, et les coquillages de moins de cent vingt-cinq millimètres doivent être remis à l’eau. La pêche à l’aide d’un matériel de plongée n’est pas autorisée, et les paua doivent être récoltées en apnée. Un couteau à la lame affûtée est nécessaire pour les détacher du rocher auquel les paua s’attachent avec détermination.

dscn3409_2

Un specimen d’haliotis dans son milieu naturel, aussi connu sous les noms vernaculaires d’abalone (anglais), ormeau (français) ou paua (maori).
Source : http://coldwaterdiver.net/abalone-etiquette/

      La culture maori accorde une place déterminante à paua, à la fois en tant que source d’alimentation à l’intérêt gastronomique non négligeable, mais aussi pour les qualités visuelles de sa nacre. Afin de se procurer les coquillages, les Maori plongeaient en apnée et utilisaient des instruments en os aiguisés, qui portaient le nom de ripi ou de maripi.1

     J’ai eu la chance d’interviewer l’artiste contemporain maori George Nuku en décembre 2015. Voici les premiers mots qu’il choisit alors pour introduire le coquillage paua :

Paua est sacrée pour la culture maori – paua est un vrai trésor de Tangaroa – divinité de l’océan. »2

Il continue :

Paua est une source de nourriture majeure et prestigieuse pour la culture maori dans les régions côtières. Mon ancêtre Kahugunu est célèbre pour ses exploits en plongée pour ramener paua. Il émergea de la mer avec de nombreuses paua attachées à son corps, et il traversa la foule rassemblée sur la plage, et les détacha de lui. Il les offrit aux femmes du village – il fit alors grande impression. »3

Au festin de paua il fit démonstration de son style épicurien en consommant seulement les oeufs. Cela lui provoqua d’importantes flatulences pendant la nuit suivante. Il blâma son rival, l’époux de la célèbre ancêtre Rongomaiwahine, pour l’odeur offensante. Rongomaiwahine finit cependant par prendre le dessus, et fut à l’origine de mon iwi (clan), Ngati Kahugunu. Le peuple de Rongomaiwahine sont appelés Ngati Paua – le peuple de Paua du fait de la présence de cette riche source de nourriture dans leur région. »4

    La nacre du coquillage est largement utilisée par les Maori, notamment en tant qu’élément d’incrustation au niveau des yeux de leurs figures sculptées, mais aussi pour fabriquer leurs hameçons.

      La capacité de la nacre de paua à réfléchir la lumière, même plongée sous l’eau, fut rapidement remarquée par les Maori. Incluse dans les hameçons, la nacre bleutée permettait d’attirer les poissons carnivores, qui croyaient voir en l’appât des poissons de plus petite taille dont les écailles reflètent la lumière du soleil à travers le filtre changeant de l’eau. Cette iridescence prend forme dans le préfixe pa en maori, que l’on retrouve dans paua. En tant qu’élément essentiel pour la pratique de la pêche, paua participait pleinement au kaitiakitanga, c’est-à-dire la capacité des Maori à assurer l’intendance.

kjhkl

 Hameçon, Maori, Nouvelle-Zélande, 19ème siècle, bois, coquillage, os, 2.5 x 17.5 x 4.1 cm, 35g, musée du Quai Branly, Paris. Source : collections.quaibranly.fr

      Ces hameçons composés de nacre servaient notamment à pêcher le poisson kahawai (arripis trutta), et étaient appelés pakahawai. Les Maori, guidés par les sternes tara, sterna striata, dirigeaient leur waka, pirogue, jusqu’à l’endroit au dessus duquel s’agitaient les oiseaux de mer. Là, ils lançaient à l’eau leur hameçon, maintenu au bout d’une corde, et laissaient les reflets irisés de paua attirer les kahawai, dont la capture était un synonyme de prestige et une démonstration de force ; le poisson est en effet connu pour se débattre et bondir hors de l’eau une fois accroché au bout de l’hameçon. George Nuku décrit l’acte de la façon suivante :

Pakahawai est un appât à poisson giratoire fait de la nacre du coquillage Paua, de bois et d’os. L’appât est lancé derrière une waka (pirogue) et il virevolte dans l’eau. L’éclat lumineux de la nacre de paua attire alors le poisson kahawai. »5

p4250184-e1429959610483

Un kahawai (arripis trutta). Aujourd’hui, ces prédateurs sont capturés à l’aide d’un leurre en forme de petits poissons iridescents. Source : aucklandswoffer.wordpress.com

    La plupart des hameçons maoris destinés à la capture de l’impressionnant kahawai sont constitués de bois incrusté d’une lamelle particulièrement colorée de paua. À l’ensemble est ajouté un crochet en os, fermement lié au corps de bois et de paua à l’aide des fibres de l’épaisse et résistante vigne kiekie (freycinetia baueriana). On connaît également des exemples d’hameçons entièrement constitués de la nacre du coquillage paua.

     L’association du monde de la pêche et du contexte mythique, dans le récit de la genèse d’Aotearoa par les mains de Maui, nous confirme une fois de plus la place que tient paua dans l’imaginaire maori.
Pour pêcher l’île du Nord de la Nouvelle-Zélande, Te Ika-a-Maui (« Le poisson de Maui »), le héros mythique et trickster Maui se rend en pirogue, accompagné de ses frères, sur l’océan, et ce jusqu’à ce que leur terre d’origine disparaisse. Pour réussir l’exploit de pêcher l’île du Nord, il utilise un hameçon enchanté fait de nacre de paua :

« (L’hameçon) était décoré de nacre du coquillage paua et d’une touffe de poils de chien, et lorsque Maui le fit tourner dans sa main il étincela brusquement au soleil. L’hameçon était si beau que chacun des frères désirait le posséder. Ce qu’ils ignoraient était qu’un morceau de l’os de la mâchoire de leur grand-mère, attaché à la pointe, lui conférait des pouvoirs magiques. »6

     Après avoir utilisé comme appât supplémentaire son propre sang, Maui lança sa ligne, auquel un poisson énorme mordit immédiatement. Maui prouva sa valeur en le remontant à la surface ; le corps immense de l’animal était destiné, après avoir été en partie dévoré par les frères de Maui qui y créèrent le relief des vallées et des montagnes, à devenir l’île du Nord de la Nouvelle-Zélande, Te Ika-a-Maui.

      Sa protection et l’utilisation des ressources marines font, notamment depuis 2004, l’objet d’une vive polémique. En conséquence de l’accusation des Maori de vouloir monopoliser les fonds marins et d’interdire l’accès au littoral, le gouvernement travailliste vota finalement un projet de loi en novembre 2004, qui confiait les ressources du littoral et des fonds marins néo-zélandais aux mains de la Couronne d’Angleterre.
En 2008, lorsque le parti travailliste perdit les élections au profit du National Party de centre droit, ACT New Zealand, United Future et le parti Maori se joignirent à lui pour former un gouvernement de coalition. Depuis, l’un des éléments fondamentaux du parti Maori concerne l’abrogation de la loi sur le littoral et les fonds marins.

Paua, en tant que trésor de la mer, occupe donc au sein de l’imaginaire collectif maori une place de choix. Elle est un symbole fort de leur culture îlienne, et fait l’objet de revendications que nous pourrions qualifier d’identitaires.

Elsa Spigolon

Image à la une : Un détail de la nacre d’haliotis iris.

SINCLAIR, M., 1945. Studies on the Paua, Haliotis iris in the Wellington district. Victoria University of Wellington.

Questions à l’artiste contemporain maori George Nuku (iwi : Ngati Kahungunu & Ngati Tuwharetoa), conduite par Elsa Spigolon en décembre 2015.
Version originale : « Paua is sacred to maori culture – paua is a true treasure of Tangaroa – divinity of ocean. » (Traduction française : Elsa Spigolon)

Questions à l’artiste contemporain maori George Nuku (iwi : Ngati Kahungunu & Ngati Tuwharetoa), conduite par Elsa Spigolon en décembre 2015.
Version originale : « Paua is a major food source for maori culture in coastal regions and is a highly regarded food source – my ancestor Kahugunu is famous for his diving exploits to procure paua – he emerged from the sea with paua all attached to his body and he walked through the assembled people on the beach and pulled them off his body and gave them to all the women of the village – he made quite an impression. »  (Traduction française : Elsa Spigolon)

4  Questions à l’artiste contemporain maori George Nuku (iwi : Ngati Kahungunu & Ngati Tuwharetoa), conduite par Elsa Spigolon en décembre 2015.
Version originale : « At the feast of paua he showed his epicurean style by only eating the roe – this caused him to have rich passing of wind that night which he used to effect to blame the offending smell on his rival – the husband of Rongomaiwahine – a famous ancestress whose eventually won over and began my iwi – Ngati Kahugunu. The people of Rongomaiwahine are called Ngati Paua – the Paua people as tribute to their rich food source in their region. » (Traduction française : Elsa Spigolon)

Questions à l’artiste contemporain maori George Nuku (iwi : Ngati Kahungunu & Ngati Tuwharetoa), conduite par Elsa Spigolon en décembre 2015.
Version originale : Pakahawai is a spinning fishing lure made from Paua shell wood and bone – it is a trolling lure – it is towed behind a waka and it spins in the water – the flashing luminance of the paua shell attracts the kahawai fish. » (Traduction française : Elsa Spigolon)

6 Tiré de : « The Great Fish of Maui », http://www.janesoceania.com/newzealand_maori_legends/index.htm
Version originale : « It was decorated with paua shell and a tuft of dog’s hair, and as [Maui] turned it in his hand it flashed in the sunlight. It was so fine a hook that each brother longed to own it. What they did not know was that a chip of their grandmother‘s jawbone, attached to the barb, gave it magical powers.» (Traduction française : Elsa Spigolon)

Bibliography:

  • BECK, R., MASON, M., APSA, A., 2010. The jade of New Zealand, Pounamu. Penguin group (NZ).

  • BEST, E., 1979. Fishing methods and devices of the Maori. New York, AMS press.
  • COOPER, W., DAVIDSON, J., HAKIWAI, A., National museum of New Zealand, Wellington, c. 1989. Taonga Maori : treasures of the New Zealand Maori people. Sydney, Australian Museum.

  • LOCKERBIE, L., 1940. « Excavations at Kings Rock, Otago, with a discussion of the fish-hook barb as an ancient feature of Polynesian culture ». In The Journal of Polynesian Society. Volume 49, No. 195, p. 393-446.

  • Museum of New Zealand Te Papa Tongarewa, Wellington, 2006. Taonga Maori, icons from Te Papa. Wellington, Nouvelle-Zélande, Te Papa Press.

  • Questions à l’artiste contemporain maori George Nuku (iwi : Ngati Kahungunu & Ngati Tuwharetoa), conduite par Elsa Spigolon en décembre 2015.

  • SEGARRA, L., cop., 2008. Arts du mythe. Musée du Quai Branly. Paris, Arte Vidéo.
  • SINCLAIR, M., 1945. Studies on the Paua, Haliotis iris in the Wellington district. Victoria University of Wellington.

  • TREGEAR, E. R., 1904. « Notes and queries ». In The Journal of Polynesian Society. Volume 13, No. 3., p. 193-195.

  • VIRTUAL EYE, 1 juillet 2012. Tales from the mythologies of Creation, Maui and Aoraki. Youtube, https://www.youtube.com/watch?v=P6q8E1laQjY

  • WEBSTER, K., ADKIN, L., 1956. « Notes and queries ». In The Journal of Polynesian Society. Volume 65, No. 2, p. 172-177.

  • http://www.arts.tepapa.govt.nz/on-the-wall/bone-stone-shell
  • « The Great Fish of Maui », http://www.janesoceania.com/newzealand_maori_legends/index.htm

2 Comments

Leave a Reply to Sylvie de Berg Cancel reply


This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.