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Merry Christmauss

      Rarement un écrit en sciences humaines aura eu autant de lecteurs, d’impact et de détracteurs. L’Essai sur le don rédigé par Marcel Mauss (1872-1950) paraît pour la première fois dans la revue L’Année sociologique dans son volume des années 1923-1924. L’auteur, neveu d’Émile Durkheim (1858-1917), qui est considéré comme le fondateur de l’école française de sociologie, choisit de poursuivre l’ambition d’asseoir pleinement cette discipline. Ce sont finalement autant des sociologues que des anthropologues qui se sont emparés de ce texte au cours du XXème siècle, en faisant littéralement le « propre don de Mauss aux siècles à venir ».1

      Presque à l’heure de Noël, période marquée par une avalanche de cadeaux, et donc de dons, en tout genre, CASOAR vous décortique cette semaine l’une des notions les plus utilisées et débattues de l’anthropologie sociale.

Ce qu’il faut retenir de L’Essai sur le don

      Bien qu’assez court – quelques cent trente pages – l’essai est dense et chaque lecture permet de dévoiler de nouvelles strates de théorie. Voici donc en quelques mots les éléments majeurs à retenir.

     « Dans la civilisation scandinave et dans bon nombre d’autres, les échanges et les contrats se font sous la forme de cadeaux, en théorie volontaires, en réalité obligatoirement faits et rendus.»2

      Ainsi, dès l’introduction du texte, Mauss introduit plusieurs éléments qui seront développés tout au long du texte. Il met d’abord en lumière une dimension quasiment universelle liée au “don”, ce qui sera à nouveau développé à la fin de l’essai avec les exemples du droit romain, du droit germanique, ou encore du droit hindou. Plus proches de nos intérêts géographiques habituels, Mauss cite notamment la kula, étudiée par Bronislaw Malinowski (1884-1942)dans les mêmes années que la publication de l’Essai, ainsi que les échanges pratiqués au Samoa. La mention du « contrat » est également importante. Rappelons ici que Mauss s’est toujours revendiqué de la sociologie, bien que ses écrits aient eu une forte influence sur les écoles tant françaises qu’internationales en anthropologie. Cette évocation du contrat renvoie ainsi au « contrat social », défini dans Le Léviathan de Thomas Hobbes (1588-1679) publié en 1651, puis repris par Rousseau (1712-1778) au siècle suivant. Si leurs avis divergent, ces deux auteurs postulent en tout cas de l’existence de lois et de règles émises et contrôlées par un souverain qui, tout en entravant en partie la liberté individuelle, permettent de garantir l’existence d’un corps social. En s’intéressant au mécanisme de lien social et la constitution des hommes en société, cette notion est un élément qui a beaucoup intéressé Durkheim avant son neveu Marcel Mauss.

       Ce dernier inclut le don parmi les composantes du contrat social et en fait un « fait social total ». Mauss définit ainsi des actes individuels ou collectifs qui mobilisent plusieurs dimensions de la société. Le don inclut en effet des dimensions politiques, économiques et sociales, tout en mêlant individus et sociétés, ce qui est en fait un bon exemple de « fait social total ».

     La citation que nous avons incluse en tête de notre étude contient l’argument principal de Mauss dans son essai : sous des apparences volontaires et consenti, le don n’est jamais neutre et porte en lui une forme de contrainte. L’auteur justifie cela par la triade du don, qui inclut donner, accepter, rendre. À chaque don est attendu un contre-don en retour qui fait intrinsèquement partie de la démarche engagée. Pour justifier cela, Mauss a recours à un concept présent dans les sociétés, le hau, c’est-à-dire « l’esprit des choses ».4 La chose donnée conserve ainsi un lien avec son ancien propriétaire, « le lien de droit, lien par les choses, est un lien d’âmes, car la chose elle-même a une âme, est de l’âme ».5 Mauss reprend un texte publié par Elsdon Best concernant les taonga, objets précieux pour les Maoris de Nouvelle-Zélande, et l’esprit de la forêt, le hau.6 Mauss étend cette notion bien au-delà de la pensée maori pour en faire la pierre angulaire du don, la raison même de l’obligation de rendre et du contre-don.

Critiques et enrichissements

       Presque toutes les notions et phrases de l’essai ont fait l’objet par la suite de critiques et d’enrichissements par les suiveurs de Mauss. La sélection de textes et d’auteurs que nous opérons ici est subjective mais permet de rendre compte des débats en jeu.

       Un large pan de l’anthropologie anglo-saxonne s’est par la suite intéressée à l’écrit de Mauss pour l’appliquer plus précisément à leurs terrains de recherche. Ils ont également concouru à remettre en cause la stricte distinction entre sujet et objet appliquée dans le monde occidental. Christopher Gregory dans Gifts and commodities (1982)7, où il entreprend une histoire critique de la Papouasie-Nouvelle-Guinée lors de sa colonisation et une étude comparée de l’échange dans les sociétés mélanésiennes, a ainsi insisté sur la personnification de la chose donnée dans l’économie du don. Cette personnification permet la création de relations qualitatives, et non quantitatives comme c’est le cas dans l’économie capitaliste de marché. Marilyn Stratherna quant à elle développé une approche féministe des échanges dans les sociétés de Papouasie-Nouvelle-Guinée. En préférant une approche individuelle des échanges, elle a mis en lumière le fait que les échanges et les personnes n’étaient jamais totalement ni économiques ou des actes de dons, et ainsi permis une étude plus nuancée.

    Annette Weiner (1933-1997) ainsi que Maurice Godelier (né en 1934), tous deux anthropologue spécialistes de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, se sont particulièrement arrêtés sur les termes de “mobilier” et “immobilier” pour les développer plus en détails. Annette Weiner la premièrea ainsi distingué deux types d’objets séparés par toutes les sociétés : les objets et biens échangés dans un but de lien social ; les biens inaliénables. Ce dernier type constitue ainsi un lien entre passé et présent d’une société et en garantissent l’existence et la continuité.10 Au sujet des biens échangeables, Weiner a formulé le paradoxe du  « giving-while-keeping » qui introduit un continuum des droits sur la chose donnée par son ancien propriétaire, et n’est pas donc sans rappeler le hau maussien.

       Maurice Godelier11 renchérit dans cette lignée en incluant également la dimension rituelle et l’importance des dieux dans le schéma du don. « Les objets précieux qui circulent dans les échanges de dons ne peuvent le faire que parce qu’ils sont des doubles substituts, des substituts des objets sacrés et des substituts des êtres humains. »12 Ainsi, écrit-il, les objets sacrés, que l’on conserve, sont des substituts des dieux tandis que les objets précieux, échangeables, sont des substituts des êtres humains qui lient ainsi des relations. Pour Godelier, il y a également une quatrième obligation non formulée par Mauss : celle de rendre aux dieux par le sacrifice.

     Alain Caillé13 suivi par un mouvement plus large appelé le Mouvement Anti-Utilitariste en Sciences Sociales (M.A.U.S.S)14, composé entre autres de Jacques Godbout et Serge Latouche, propose une critique du don notamment dans la vision reprise par le sociologue Pierre Bourdieu. Selon ce dernier, les acteurs du don sont dans un rapport ambivalent. Ils sont à la fois des automates de la structure sociale mais, dans un même temps, ils connaissent les règles sociales en jeu et en jouent pour maximiser leur intérêt. C’est justement ce point que Caillé souhaite remettre en cause. Cette vision tend à faire des acteurs du don des machines à calculer. Le mouvement anti-utilitariste s’oppose à cette vision économique du don. Au contraire, le don est pour eux irrationnel d’un point de vue économique. En donnant, on ne maximise pas ses intérêts. Le don doit donc englober tout ce qui est non-marchand. C’est ce qui le distingue des échanges marchands et en fait toute sa particularité. Le mouvement du M.A.U.S.S. souhaite remettre au centre du système l’importance des relations sociales. Le cœur de la vie sociale ne peut pas être la recherche de son propre intérêt. C’est plutôt le don qui se trouve au centre d’un système valorisant les relations de personnes à personne et non entre biens. À travers cette critique, Caillé pose également les bases d’une critique de la mondialisation. Ahmet Insel, l’un des membres du mouvement, pose la question du transfert de temps, d’énergie et d’argent non-régis par les lois du marché. Ces transferts peuvent avoir lieu au sein d’une famille mais également entre différents ménages. Par exemple, en 2010, on compte soixante milliards d’heures non marchandes correspondant à un travail domestique.15

     Alain Testart propose, quant à lui, l’une des plus importantes critiques de ces dernières années à la théorie du don. Il reproche dans un premier temps le manque de rigueur de Mauss sur l’emploi du terme don. Selon Testart, celui-ci a réuni sous un même terme des réalités bien différentes. L’étude de Mauss est donc biaisée par ce mauvais usage des termes. Le don lui apparaît différent d’un échange. Comment qualifier cette différence ? Cette différence repose sur la notion d’engagement. L’échange suppose un engagement de la part des deux acteurs tandis que le don n’engage à rien. La différence entre le don et l’échange relève également de la notion d’exigibilité. L’exigibilité est présente dans l’échange. On attend de l’autre un retour dans l’échange tandis que dans le don, on ne peut exiger le contre-don. Le don lui-même ne peut pas être exigé. Testart propose ensuite de distinguer les échanges marchands et non-marchands et parvient à se soustraire à la nécessité d’intégrer l’argent comme critère. L’échange marchand suppose trois éléments selon lui. Il faut que la décision de l’échange soit prise avant que celui-ci ne prenne place, que la valeur soit fixée et que le partenaire ait potentiellement les moyens pour cet échange, qu’il soit solvable. À ce titre, un échange non-marchand peut inclure de l’argent. Par exemple, je découvre un objet chez un ami que je souhaite et je propose de lui acheter. Cet échange est un échange non-marchand puisque la décision de l’échange ne s’est pas faite avant et que l’échange met en jeu des rapports sociaux qui ne sont pas seulement ceux de la vente. Mais ce n’est pas tout … Testart distingue une troisième catégorie de transfert qui ne correspond ni à un don ni à un échange. Il l’appelle tout simplement transfert du troisième type. Il se distingue du don dans le sens où il est exigible mais que sa contre-partie ne l’est pas. Ce n’est pas très clair … prenons l’exemple de l’impôt. Il est exigible donc ce n’est pas un don. Cependant, il n’est possible d’exiger un retour. On peut bien évidemment attendre qu’il soit bien utilisé mais cela n’est pas juridiquement exigible. La nouvelle définition donnée par Testart bouleverse certains éléments de l’Essai sur le don. En effet, si on prend en compte les définitions de Testart, l’un des exemples majeurs de l’essai, la kula ne s’apparente pas à un don mais à un échange.

Usages contemporains du don

      Près d’un siècle après sa première parution, L’Essai sur le don continue à nourrir les travaux de nombreux chercheurs. Sortant du cadre de la sociologie et de l’anthropologie, d’autres disciplines ont repris les théories de Mauss et ses suivants pour les appliquer à leur propre domaine d’études. Le musée fait partie de ceux-là. Le muséologue François Mairesse a ainsi rédigé un ouvrage16, résultat de sa thèse d’Habilitation à Diriger des Recherches (HDR) sur le lien entre les musées et le marché, ainsi que la question du don dans le financement des institutions muséales, envisagée comme une troisième voie d’apport budgétaire. Les sociétés d’amis de musée, les dons d’entreprises, mais également les dons effectués par les particuliers sont ainsi concernés. À la veille de Noël, il est d’ailleurs intéressant de voir que le musée du Louvre propose d’offrir des dons, en dédiant sa propre générosité à un proche. Cette année, c’est l’arc du Carrousel qui est visé par cette entreprise de mécénat participatif.

      Les anthropologues n’ont toutefois pas totalement délaissé L’Essai sur le don. Benoît de L’Estoile, spécialiste du Brésil mais dont les études s’étendent également aux « musées des Autres », est ainsi intervenu à plusieurs colloques récents au sujet des demandes de restitutions17, sujet devenu que plus brûlant pour les musées occidentaux détenant des objets des anciennes colonies africaines majoritairement, mais qui ouvrent le champ à d’autres demandes de la part des communautés d’Amérique, d’Asie ou du Pacifique. La proposition de Benoît de L’Estoile vise ainsi à repenser la définition de la propriété au-delà de la stricte notion occidentale en permettant de dissocier propriété et souveraineté. Usant du hau maori, de la persistance des droits d’une personne sur un objet qu’elle aurait donné, et partant de l’obligation du contre-don formulée par Mauss, il soumet l’idée de contre-dons pouvant être rendus aux populations demandeuses, sans que celui-ci soit similaire au premier don. Le célèbre Essai de Mauss a donc encore d’autres usages à nous faire découvrir.

Marion Bertin & Enzo Hamel

SAHLINS, M., 1976. « L’Esprit du don » in Âge de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives. Paris, Éditions Gallimard, p. 200.

MAUSS, M., 1995. « Essai sur le don » , in Anthropologie et Sociologie. Paris, Presses universitaire de France, p. 147.

MALINOWSKI, B., 1989. Les Argonautes du Pacifique occidental. Paris, Gallimard.

MAUSS, M., 1995. « Essai sur le don » , in Anthropologie et Sociologie. Paris, Presses universitaire de France, p. 158.

MAUSS, M., 1995. « Essai sur le don » , in Anthropologie et Sociologie. Paris, Presses universitaire de France, p. 160.

BEST, E., 1909. « Maori Forest Lore », Transactions of the New Zealand Institute, Vol. XLII.

GREGORY, C., 1982. Gifts and Commodities. London, Academic Press.

STRATHERN, M., 1988. The gender of the gift : problems with women and problems with society in Melanesia. Berkeley & Londres, University of California Press.

WEINER, A. B., 1992. Inalienable Possessions. The Paradox of keeping-while-giving. Berkeley & Los Angeles, University of California Press.

10 « To give up these objects is to lose one’s claim to the past as a working part of one’s identity in the present […] Such a loss is a destruction of the past, which ultimately weakens the futur », in WEINER, A. B., 1992. Inalienable Possessions. The Paradox of keeping-while-giving. Berkeley & Los Angeles, University of California Press, pp. 210-212.

11 GODELIER, M., 1996. L’Énigme du don. Paris, Fayard.

12 GODELIER, M., 1996. L’Énigme du don. Paris, Fayard, p. 101.

13 CAILLÉ, A., 2007. Anthropologie du don : Le tiers paradigme. Paris, La Découverte.

14 La revue mise en place par le M.A.U.S.S. est disponible en ligne : Revue du M.AU.S.S. [en ligne] : http://www.revuedumauss.com.fr/, dernière consultation le samedi 22 décembre 2018.

15  Etude de l’INSEE du 22 novembre 2012. [en ligne] : https://www.insee.fr/fr/statistiques/2123967, dernière consultation le samedi 22 décembre 2018.

16 MAIRESSE, F., 2010. Le Musée hybride. Paris, La Documentation française.

17 Lors du colloque Du droit des objets (à disposer d’eux-mêmes ?), au Collège de France, le 21 juin 2018 ; ainsi que lors de la première journée sur Les Nouveaux enjeux patrimoniaux en contextes de crises organisée à l’UNESCO le 19 novembre 2018.

Bibliography:

  • BEST, E., 1909. « Maori Forest Lore », Transactions of the New Zealand Institute, Vol. XLII.
  • CAILLÉ, A., 2007. Anthropologie du don : Le tiers paradigme. Paris, La Découverte.
  • Etude de l’INSEE du 22 novembre 2012. [en ligne] : https://www.insee.fr/fr/statistiques/2123967, dernière consultation le samedi 22 décembre 2018.
  • GODELIER, M., 1996. L’Énigme du don. Paris, Fayard.
  • GREGORY, C., 1982. Gifts and Commodities. London, Academic Press.
  • L’ESTOILE, B. de. « À qui appartiennent les objets des autres ? », intervention lors du colloque Les Nouveaux enjeux patrimoniaux en contextes de crises organisé à l’UNESCO le 19 novembre 2018.
  • L’ESTOILE, B. de. « Désir de retour et appartenance continuée. Notes sur le «hau» des objets de musée », intervention lors du colloque Du droit des objets (à disposer d’eux-mêmes ?), au Collège de France le 21 juin 2018.
  • MAIRESSE, F., 2010. Le Musée hybride. Paris, La Documentation française.
  • MALINOWSKI, B., 1989. Les Argonautes du Pacifique occidental. Paris, Gallimard.
  • MAUSS, M., 1995. « Essai sur le don » , in Anthropologie et Sociologie. Paris, Presses universitaire de France, pp. 143-279.
  • Revue du M.AU.S.S. [en ligne] : http://www.revuedumauss.com.fr/, dernière consultation le samedi 22 décembre 2018.
  • SAHLINS, M., 1976. « L’Esprit du don » in Âge de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives. Paris, Éditions Gallimard, pp. 200-236.
  • STRATHERN, M., 1988. The gender of the gift : problems with women and problems with society in Melanesia. Berkeley & Londres, University of California Press.
  • TESTART, A., 2007. Critique du don : étude sur la circulation non-marchande. Paris, Syllespe.
  • WEINER, A. B., 1992. Inalienable Possessions. The Paradox of keeping-while-giving,.Berkeley & Los Angeles, University of California Press.

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