De la grotte d’Ouvéa au musée du Quai Branly : l’étrange cas du docteur Jacques et de Mister Chirac, partie 1
26 septembre 2019, quelque part en fin de matinée : la nouvelle vient d’arriver, elle tourne en boucle, les premières réactions des grandes personnalités suivent, les hommages pleuvent, le deuil national est décrété, on accourt dans le musée qui porte maintenant son nom. Jacques Chirac est mort.
Sur les réseaux sociaux, à la télévision et partout ailleurs, on ne parle que de ça, on analyse, à droite, à gauche, on évoque avec un sourire entendu la bonhomie du personnage, les pommes, on repasse les musiques désuètes de vieilles campagnes présidentielles. Il faut bien dire que la mort du président contient une autre mort, une mort qui chahute un peu le cœur de chacun, celle des années 1990, du début des années 2000, d’un monde que l’on pensait peut-être encore près de nous, et dont le décès d’un de ses personnages principaux nous rappelle soudainement l’éloignement… Alors, c’est fini, ces années là, c’est enterré les 90’s, le début du nouveau millénaire ? En fermant les yeux, les images reviennent, nombreuses, on les a vues à la télé, en boucle, on s’en rappelle quelque part entre Titanic et la finale de 98… Un président détesté, adoré, acclamé, hué, en bref, un personnage dont l’ambiguïté ne se laisse finalement pas facilement apprivoiser. Quel Chirac retenir ? Le requin néo-libéral des années 1980, ou l’homme qui ose dire « non » à la guerre en Irak ? Celui dont la maison brûle pendant que nous regardons ailleurs, ou celui dont les nombreuses affaires judiciaires émaillent la carrière ? Une chose est sûre : il serait difficile de nier le capital sympathie et la photogénie incroyable de l’ancien président. En attestent les t-shirt, tumblr et autres objets à l’effigie de l’ancien président, souvent à destination d’une génération encore enfant à la fin de son dernier mandat et qui n’en retient que ce qui passera à la postérité dans l’imagerie populaire. Un homme séduisant, souriant, populaire, en un mot : iconique.
Dans cette mémoire collective, une image revient souvent, celle qui nous sert ici de photo de couverture, Chirac coiffé d’une couronne végétale, portant avec sourire ses colliers de fleurs lors de son arrivée à Tahiti. Si cette image fonctionne si bien, c’est qu’il s’y trouve quelques éléments associés à l’image de Chirac : un président voyageur, avide de rencontres avec d’autres cultures, passionné par les outres-mers. N’est-ce pas lui à l’origine du fameux musée du Quai Branly, n’est-ce pas lui qui a soutenu la création du Pavillon des Sessions au sein du musée du Louvre ? On peut remonter le temps plus loin encore, peut-être jusqu’à l’adolescence du président français, et observer ce jeune homme passionné par les arts asiatiques sécher ses cours pour déambuler dans les couloirs du musée Guimet. Comment, dès lors, ne pas être convaincu de la sincérité de son goût et de son respect pour l’altérité ?
Et pourtant, l’ambiguïté du président nous rattrape. Pendant que les amateurs d’art extra-européens chantent les louanges de Jacques, le Pacifique lui, retient le Chirac dela grotte d’Ouvéa et des essais nucléaires polynésiens. Tenter de comprendre les relations de Jacques Chirac avec l’Océanie s’annonce donc complexe.
Au milieu des années 1980, bien rares en tout cas étaient ceux qui auraient pu deviner l’attrait pour les cultures extra-européennes de cet homme politique, dont on s’accordait surtout à dire qu’il avait les dents longues. Jeune protégé et ministre de Georges Pompidou, premier ministre de Valéry Giscard d’Estaing, et enfin, premier ministre de François Mitterrand de 1986 à 1988 au cours d’une cohabitation houleuse, il s’illustra alors dans l’une des actualités les plus marquantes de la décennie.
En 1984, les esprit s’échauffent en Nouvelle-Calédonie depuis plusieurs années déjà1 autour des inégalités kanak-caldoches. Le Front de Libération National Kanak et Socialiste est créé cette année-là et lance différents types d’action devant mener à l’indépendance de l’île, allant de la création d’un Gouvernement Provisoire de Kanaky au boycott des élections et aux incendies de mairies. La tension monte rapidement et les premières fusillades ne tardent pas à suivre. Les victimes des deux côtés se font de plus en plus nombreuses et l’état d’urgence est finalement décrété sur l’île en 1985. Il s’agit du début de ce que l’on nomme, pudiquement, « les évènements de Nouvelle-Calédonie ». C’est dans ce contexte tendu que s’installe en 1986 la cohabitation entre le gouvernement de droite dirigé par Chirac et la présidence socialiste de Mitterrand. Aussitôt arrivé au pouvoir, Chirac engage une politique de fermeté dans tout le Pacifique Sud. Peu dépaysé,il sait s’entourerdans le paysage local : il est déjà un ami et allié de Jacques Lafleur, le leader des loyalistes calédoniens, et nomme un élu local polynésien, Gaston Flosse, secrétaire d’État chargé des problèmes du Pacifique Sud, prouvant par là-même l’attachement des populations locales à la République. Chirac renforce la présence militaire de 6000 hommes en Nouvelle-Calédonie et modifieégalement les termes du référendum d’auto-détermination planifié par l’ancien gouvernement socialiste. L’alternative au maintien dans la République n’est plus une indépendance-association, mais désormais une indépendance complète. Le manichéisme de ce référendum est dénoncé par l’opposition et le FLNKS appelle aussitôt au boycott des élections. Pendant ce temps, les relations diplomatiques avec les autres puissances du Pacifique se refroidissent dangereusement : l’Australie, qui soutient la réinscription de la Nouvelle-Calédonie sur la liste des territoires non-autonomes, voit son consul général expulsé de Nouvelle-Calédonie ainsi que l’arrêt des visites ministérielles.
La situation n’en finit pas d’empirer. 48h avant le déroulement du premier tour des élections présidentielles, opposant notamment le président sortant et son premier ministre, une prise d’otage a lieu sur l’île d’Ouvéa : les indépendantistes ont attaqué une gendarmerie et gardé les gendarmes en otage. L’assaut de la grotte, qui a eu lieu le 5 mai 1988, permet la libération des 22 gendarmes retenus, mais provoque la mort de deux gendarmes et de 19 kanaks preneurs d’otages. Cette opération, sourced’un véritable traumatisme pour la société calédonienne, a été largement remise en question – c’est le moins qu’on puisse dire –, notamment par Philippe Legorjus2, dirigeant de l’opération du GIGN, qui estimait qu’une solution pacifique aurait pu être trouvée. Le président Mitterrand avait par ailleurs suggéré d’envoyer une mission de coalition avant l’assaut final, ce que Chiracrefusa, ne voulant pas se lancer dans d’autres négociations. Le premier ministre étant le responsable de la défense nationale, la gestion de cette crise lui revenait donc, mais il obtint tout de même de Mitterrand un accord de principe pour l’assaut. Un accord qui, de l’avis des conseillers de Mitterrand3, avait été obtenu sans que le président ne soit en possession de toutes les informations sur la situation.
Après cette crise et une fois les élections présidentielles passées, les partis de droite tentent de rejeter la faute sur les socialistes, affirmant que les partis de gauche, en voulant « décoloniser un territoire qui n’est pas une colonie »4, ont engendré les évènements de Nouvelle-Calédonie. Chirac n’hésite d’ailleurs pas à attribuer l’entièreté des drames de Calédonie à la gouvernance socialiste et affirme, lors de son débat face à François Mitterrand à l’entre-deux tours : « Pendant qu’il y a eu les gouvernements socialistes, nous avons eu l’exaspération, nous avons eu trente-deux morts, des centaines de gens blessés, de maisons incendiées, de femmes violées. Voilà quel a été le résultat de votre politique ». Ces critiques acerbes sont suscitées en partie par un contexte mondial loin d’être apaisé : dans cette dernière décennie de guerre froide, les îles françaises du Pacifique Sud sont perçues comme essentielles pour la défense de la France face aux menaces asiatiques et soviétiques. La volonté de la gauche d’engager le dialogue avec les indépendantistes était donc perçue par la droite comme une mise en danger directe de la France et de ses intérêts.
Les élections présidentielles perdues pour Jacques Chirac en 1988, il est réélu maire de Paris en 1989. Une rencontre bien surprenante l’attend alors… La suite appartient presque à la mythologie. En 1990, nous raconte Sally Price5, Jacques Chirac est à l’île Maurice, dans la luxueuse piscine du non moins luxueux Royal Palm Hotel.6Non loin de lui, Jacques Kerchache, grand collectionneur d’art africain, aperçoit Chirac. Quelques jours auparavant, une photographie de l’ancien premier ministre était parue dans un magazine, présentant, à ses côtés, l’édition Citadelles & Mazenod sur l’art africain, dont Kerchache était l’un des auteurs. Saisissant l’occasion, Kerchache se jette sur Chirac et lui demande s’il a vraiment lu le livre. Surprenant Kerchache, l’homme politique lui répond que, non seulement il a lu le livre, mais qu’en plus, il en a offert 50 exemplaires à son entourage. Kerchache passera finalement le restant de ses vacances en compagnie du maire de Paris, évoquant les chefs-d’œuvre des arts d’Afrique. Une amitié était née, une amitié sur le point de changer le monde des musées en France.
Si aujourd’hui, savoir que Chirac appréciait les arts d’Afrique ne surprend plus grand monde, n’oublions pas que nous sommes alors en 1990. Le Jacques Chirac que la France connaissait n’avait jamais trahi sa passion pour l’art. Au-delà même de ne pas trahir son goût, il se plaisait à s’afficher comme l’antithèse de son concurrent François Mitterrand, fin lettré rompu aux lettres classiques. Cultivant la différence vis-à-vis du président de gauche, le premier ministre de droite cultivait son image d’homme proche du peuple en affirmant n’écouter que de la musique militaire et ne regarder que des western.7
Le jardin secret de Jacques Chirac fut finalement révélé aux Français au mois de février 1994, date de l’ouverture de l’exposition « Art des sculpteurs taïnos, chefs d’œuvre des Grandes Antilles précolombiennes », au Petit Palais, à Paris. Cette exposition, née de la collaboration entre Jacques le collectionneur et Jacques le politique, fut créée comme un pied de nez aux célébrations faites en Espagne en 1992, pour le 500e anniversaire de la découverte des Amériques par Colomb, célébrations auxquelles Paris ne s’associa pas. L’exposition au Petit Palais visait à faire découvrir le savoir-faire et la beauté des œuvres de ce peuple, l’un des premiers à avoir disparu suite aux conquêtes espagnoles. Provoquant un tollé en Espagne, Chirac déclare même « Je n’ai pas d’admiration pour ces hordes qui sont venue en Amérique pour détruire ».8 Philippe Madelin affirme que les tribus caribéennes ont autant d’importance pour lui que les hommes de la Renaissance italienne ou les compositeurs autrichiens du XVIIIe siècle.9L’exposition, qui présente des objets exceptionnels en privilégiant des cartels très sobres, présente ces œuvres d’un point de vue esthétisant propre à Jacques Kerchache, donnant peu d’éléments de contexte mais l’occasion d’apprécier les œuvres sous toutes les coutures. La civilisation Taïnos est cependant présentée dans l’exposition comme une civilisation hédonique, une vision fort contestée par les chercheurs, mais une chose est certaine : le goût de Jacques Chirac pour les arts est réel. À l’ouverture de l’exposition, il réalise lui-même les visites guidées pour les journalistes !
Vrai érudit derrière un masque de faux inculte, Chirac est donc cet homme, complexe et atypique, tout à la fois ce maire fustigeant les massacres réalisés par les Espagnols en Amérique,et ce premier ministre ordonnant l’assaut de la grotte d’Ouvéa. Notre première partie s’arrête donc sur ce maire de Paris s’improvisant avec passion guide de musée, mais nous verrons dès la semaine prochaine que le futur président et ses liens avec le Pacifique ont encore de quoi surprendre !
Camille Graindorge
1 Voir à ce sujet notre article précédemment paru : Vers l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie ?
2 Ces évènements sont précisément documentés dans l’excellent ouvrage de MOHAMMED-GAILLARD S., 2010, L’archipel de la puissance ? La politique de la France dans le Pacifique Sud de 1946 à 1988 Bruxelles, P.I.E. Peter Lang.
3 Christian Prouteau et Michel Rocard sont notamment cités dans l’ouvrage de Sarah Mohamed-Gaillard.
4 Cette formule est de Jacques Toubon, rapportée dans l'ouvrage de MOHAMMED-GAILLARD, S., précédemment cité.
5 Sally PRICE, 2007, Paris Primitive, Jacques Chirac’s Museum on the Quai Branly, University of Chicago Press, Chicago.
6 Certains affirment qu’il se trouvait sur l’île Maurice pour une conférence sur la francophonie. D’autres ajoutent qu’il était simplement en vacances… Nous laissons nos chers lecteurs libres de choisir la version qui leur siéra le mieux.
7 Françoise Giroud, ex-secrétaire d'Etat à la Condition féminine, avait d’ailleurs lancé que Chirac était « un type à lire du Saint-John Perse caché derrière une couverture de Playboy » : http://www.leparisien.fr/culture-loisirs/jacques-chirac-et-la-culture-un-secret-jalousement-garde-26-09-2019-8160465.php
8 Ces propos sont rapportés dans l’ouvrage d’Alain NICOLAS, 2017, Un anthropologue nommé Chirac, L’Archipel, Paris.
9 Propos rapporté dans l’ouvrage de PRICE S., précédemment cité.
Bibliographie :
AILLAGON, JJ., 2016. Jacques Chirac ou le dialogue des cultures. Paris, Flammarion.
MALLATRAIT, C., MESZAROS, T., 2009. La France, puissance inattendue dans le Pacifique Sud, éléments pour une approche géopolitique de l'Océanie. Paris, L'Harmattan.
MOHAMED-GAILLARD, S., 2010. L’archipel de la puissance ? La politique de la France dans le Pacifique Sud de 1946 à 1988. Bruxelles, P.I.E. Peter Lang.
NICOLAS, A., 2017, Un anthropologue nommé Chirac. Paris, L'Archipel.
PRICE, S., 2007, Paris Primitive, Jacques Chirac’s Museum on the Quai Branly. Chicago, University of Chicago Press.