Histoire d’une découverte : Le siège de prestige des îles Australes collecté en 1822 par George Bennet

Siège de prestige, îles Australes, Polynésie Française. © Sotheby's

Le 13 août 1769, au cours de son premier voyage dans le Pacifique, le Capitaine Cook découvrit l’Île de Rurutu (qu'il connaissait sous le nom d’Oheteroa), située au sud de Tahiti, aux latitudes 22°25’S ; 151°20’W. Un canot de l’Endeavour approcha du rivage mais le récif et les courants l'empêchèrent d'accoster. Cook ne pouvait imaginer que cette petite île, simple tache dans l’immensité de l’océan Pacifique, deviendrait un des locus classicus de l’art Océanien - l’île d’origine de la célèbre statue A’a aujourd’hui exposée au British Museum, mais aussi du magnifique siège cheffal (no’oanga) présenté ici.

Gauche : Statue du dieu A'a, British Museum (inv. n° BM : LMS 19). Droite : Siège de prestige, îles Australes, Polynésie Française. © Sotheby's

Les trois voyages du Capitaine Cook eurent, dans les dernières années du XVIIIème siècle, un impact profond sur les mentalités européennes. Il était largement admis que ces peuples sauvages découverts par Cook (« des païens nus, pauvres et barbares ») devaient être sauvés par l’Evangile chrétien.1 La London Missionary Society (LMS) fût dûment fondée en 1795, et le 10 août 1796, le Duff descendit la Tamise en direction de Tahiti. À son bord avaient pris place trente missionnaires, hommes peu instruits et en aucune manière préparés à affronter les réalités de la vie en Polynésie. Dix-huit d’entre eux furent débarqués à Tahiti ; les autres aux îles Tonga et aux Marquises.

Les efforts de ces évangélistes n'ayant rencontré qu'un succès mitigé, les directeurs de la LMS décidèrent d'envoyer une délégation de deux hommes chargée de constater sur place les progrès des missions. Leur choix se porta sur le Révérend Daniel Tyerman, originaire de l’île de Wight, et sur un laïc de Sheffield, George Bennet. Entre 1821 et 1829, Tyerman et Bennet accomplirent un fabuleux voyage de plus de 145 000 kilomètres. Ils passèrent quelque trois années en Polynésie, avant de reprendre lentement leur route vers l’Angleterre en passant par l’Australie, Java, la Chine, l’Inde, Madagascar (où Tyerman mourut d’épuisement) et l’Afrique du Sud.

Par chance, les rapports détaillés de ces voyages furent conservés, nous permettant d'identifier très précisément l’histoire de ce no’oanga.2

Gauche : Daniel Tyerman de la London Missionary Society (LMS), ca. 1833. Droite : George Bennet de la London Missionary Society (LMS), ca. 1833

« Sept. 30, à l’aube. Nous distinguons maintenant clairement une île, de quelques kilomètres de long, que nous n’avions qu’aperçue la veille. Immédiatement, elle s’imposa à nous comme l’une de ces charmantes terres du Pacifique Sud qui nous étaient si agréablement familières. Après six mois passés dans le nord, nous eûmes le sentiment de rentrer à la maison ».3

30 septembre 1822. Daniel Tyerman et George Bennet, à la recherche d’eau et de nourriture, accostent fortuitement sur l’île de Rurutu, minuscule bande de terre perdue dans l’océan Pacifique. Les deux représentants de la London Missionary Society chargés de mesurer l’avancée de l’évangélisation de par le monde, constatent avec surprise que les habitants de l’île avaient déjà abandonné leurs idoles (dont la célèbre statue du dieu A’a aujourd’hui conservée au British Museum) pour se convertir au christianisme : dès mars 1821, Au’ura, chef de Rurutu, avait demandé la présence de missionnaires sur son île. Accueillis par la famille royale et la population de Rurutu, Tyerman et Bennet visitent l’île, y admirant les maisons construites à la mode anglaise, et la chapelle récemment édifiée.4

« Après avoir été perdu en mer, Bennet rencontra un peuple qui avait trouvé par lui-même le chemin vers Dieu, pour lui les habitants de Rurutu étaient perdus avant leur conversion au christianisme ».5 Après plusieurs semaines d’égarement dans l’océan Pacifique, Rurutu apparaît à Tyerman et Bennet comme un véritable paradis. À travers leurs récits, cette île sur laquelle ils ne séjournèrent que deux jours et à laquelle Bennet consacre quinze pages de son journal, se révéla une étape déterminante de leur périple.

Île de Rurutu, Habitation du pasteur protestant. Dessin de Dosso, ca. 1885.

Détail de l’inscription réalisée par George Bennet, Siège de prestige, îles Australes, Polynésie Française. © Sotheby’s

Le Mermaid repartit le lendemain, et Tyerman et Bennet rejoignirent le 4 octobre leur base située sur Huahine (archipel des îles de la Société). Deux jours plus tard, Bennet inscrivit sous l'assise du no’oanga ces mots qui presque deux cents ans plus tard conservent la même aura : « Geo Bennet, Oct 6 1822, Rurutu made ». Ce cadeau des habitants de Rurutu était parfaitement adapté à son récipiendaire : un artefact superbe, réservé à l'usage des personnes de haut rang.

Les sièges no’oanga comptent parmi les corpus les plus restreints et les plus éminents de l’art polynésien. Si leur apparence les rapproche des appuis-nuque ou des tabourets des îles Cook, ils se reconnaissent à l’évidence par leur assise plus profonde, par leur dimension et par la forme distinguée de leurs pieds, sculptés en demi-sphère.

Seuls six autres sièges s’apparentent à celui de la collection Bennet. Quatre d’entre eux relèvent de collections muséales : deux conservés au Peabody Museum de Cambridge (inv. n° 95-20-70/45450 et 2204.24.15117), un au British Museum (inv. n° Oc1981, Q.1704) et un au musée ethnographique de Leipzig, publié en 1951 par Apollinaire, Rivet, Rousseau et Tzara dans L'art Océanien(p. 96, n° 173). Les deux autres sont aujourd’hui en mains privées : celui de l’ancienne collection George Ortiz (Sotheby’s, New York, 14 novembre 2008, n° 114) et celui acquis à la fin du XIXème siècle par le gouverneur de l’Australie de l’Ouest, Lord Arthur Wenlock (Christie’s, Londres, 16 juin 1979, n° 235).

Siège de Rurutu, British Museum. In VERIN. L’ancienne civilisation de Rurutu, p. 257.

Détail, siège de prestige, îles Australes, Polynésie Française. © Sotheby’s

Au sein de ce corpus, le tabouret Bennet se distingue par sa beauté épurée, libre de toute ornementation. Seuls deux autres sièges présentent une telle simplicité : un de ceux conservés à Cambridge (inv. n° 95-20-70/45450) et celui de l’ancienne collection George Ortiz considéré par son ancien propriétaire comme « le plus réussi et le plus élégant des sièges du Pacifique ».6

La rareté de ces sièges tient de leur usage : symboles de prestige, ils étaient la propriété des chefs de haut rang, soit une frange infime de la population d’une île comme Rurutu, qui en 1822 ne comptait que trois cents habitants. Le missionnaire William Ellis, qui voyageait avec Tyerman et Bennet, les évoque dans son ouvrage publié à son retour en Angleterre : « Celui-ci ressemblait aux appuis-tête par sa forme et bien que plus grand, il était fait à partir d’une seule pièce de bois. […] La partie supérieure était incurvée et, avec les extrémités plus hautes, le siège ressemblait au concave d’un croissant, de sorte que, aussi grand qu’il fût, une seule personne s’y asseyait à la fois. Le tabouret était soigneusement poli, et le bois avec son grain et sa couleur ressemblait aux meilleures variétés d’acajou, ce qui en faisait même sans sculpture ou autre ornement un beau meuble dans une demeure de chef. Le rang de l’hôte était souvent indiqué par la taille de son siège, qui était utilisé lors de manifestations publiques ou pour la réception d’un hôte de marque ».7 La présence d’Ellis à Rurutu en octobre 1822 laisse à penser que ces lignes décrivent spécifiquement le siège offert à Bennet par un notable de Rurutu – ou par le Roi Teuruarii lui-même.

Selon Karen Jacobs à propos de cette œuvre : « L'écriture sur un objet doit être considérée comme un acte revendiquant la propriété, le pouvoir pris sur l'objet en question, une volonté de se l'approprier ».8 Cette inscription manuscrite conforte l’hypothèse selon laquelle Bennet le conserva précieusement jusqu’à sa mort, le 13 novembre 1841 ».9

Contrairement à la majorité des créations des îles Australes qui, à l’instar des pagaies cérémonielles, présentent un décor foisonnant, l’esthétique du siège Bennet repose exclusivement sur sa forme. Selon Barrow, « aucune création n’a réussi à surpasser la grâce de ces sièges des îles Australes ».10

Par l’épure magistrale de ses formes, le galbe délicat de ses contours et la beauté de sa surface vierge de tout décor, le tabouret Bennet impose une évidente modernité. Le complexe et subtil jeu de courbes et de contre-courbes mis en valeur par la belle patine brune brillante, témoigne du talent magistral de son sculpteur. La remarquable qualité des créations de Rurutu avait également été soulignée par Bennet dans son journal : « le peuple de cette île se distingue de tous les autres de cet océan, par son gout et son habilité ». 11

Siège de prestige, îles Australes, Polynésie Française. © Sotheby’s

Bennet et Tyerman furent des collecteurs assidus de spécimens ethnographiques et d’histoire naturelle. Dès 1823, ils commencèrent à expédier en Angleterre des boîtes remplies de coquillages, de minéraux ou d’artefacts autochtones de toutes sortes. Ces documents vinrent enrichir les collections de maints musées et institutions en Angleterre, parmi lesquels le British Museum (via le musée de la LMS) et le Saffron Walden Museum. La Leeds Philosophical and Literary Society reçut des objets majeurs de Bennet, dont un grand nombre furent acquis en 1952 par le marchand Kenneth Webster; ils intégrèrent de nombreuses collections particulières, dont celle de James Hooper.12

À maints égards, ce siège no’oanga s'impose comme l’un des plus remarquables trésors ramenés du voyage épique de Tyerman et Bennet. Les récits anciens sur les îles Australes étant très rares, les objets d'art survivants sont dotés d'une valeur d'autant plus précieuse. Par ailleurs, ce siège (très probablement utilisé par le Roi Teuruarii lui-même) fut présenté à Tyerman et Bennet tout juste quatorze mois après que les habitants de Rurutu cédèrent, le 9 août 1821, la célèbre statue d’A’a. Ainsi, ce no’oanga et le Dieu A’a ont de toute évidence été présents, ensemble et probablement pendant de nombreuses années, sur Rurutu. Après une longue séparation, ces deux chefs-d’œuvre ont été temporairement réunis, en 2006, au Sainsbury Centre de Norwich puis à Paris au musée du quai Branly en 2008.13

Témoin d’une réflexion sur l’espace et de sa prodigieuse formulation, le siège no’oanga illustre avec splendeur l’esthétique de Rurutu. Ajouté à son histoire prestigieuse, le raffinement de ses formes lui confère une élégance intemporelle : celle d’un des plus grands chefs d’œuvre de l’art polynésien.

Pierre Mollfulleda

1 KING, D. S., 2011. Food for the flames: idols and missionaries in central Polynesia. San Francisco, Beak Press.

2 MONTGOMERY, In TYERMAN, D., BENNET, G., & MONTGOMERY, J., 1831. Journal of voyages and travels by the Rev. Daniel Tyerman and George Bennet, Esq. Compiled by J. Montgomery. 

3 Ibid, p. 100.

4 Ibid. 

5 JACOBS, K., 2014. "Inscribing missionary impact in Central Polynesia". Journal of the History of Collections 26, p. 263.

6 ORTIZ, G., 1978. "15 chefs-d'oeuvre de l'art des mers du sud". Conaissance des Arts 283, p. 95.

7 ELLIS., 1829. In TYERMAN, D., BENNET, G., & MONTGOMERY, J., 1831. Journal of voyages and travels by the Rev. Daniel Tyerman and George Bennet, Esq. Compiled by J. Montgomery, vol. II, p. 182.

8 Ibid, p. 272.

9 MU-LIEPMANN, V., &MILLEDROGUES, L., 2009. Sculpture : Arts et artisanats de Polynésie française. Pirae (Tahiti), Au vent des îles, p. 125.

10 BARROW, T., 1972. Art and Life in Polynesia. Rutland, Tuttle, p. 117.

11 MONTGOMERY, In TYERMAN, D., BENNET, G., & MONTGOMERY, J., 1831. Journal of voyages and travels by the Rev. Daniel Tyerman and George Bennet, Esq. Compiled by J. Montgomery, p. 103.

12 PHELPS, S., 1976. Art and artefacts of the Pacific, Africa and the Americas : the James Hooper Collection. London, Hutchinson.

13 HOOPER, S., 2006. Pacific Encounters, Art & Divinity in Polynesia 1760-1860. London, British Museum Press.

Bibliographie :

  • BARROW, T., 1972. Art and Life in Polynesia. Rutland, Tuttle.

  • HOOPER, S., 2006. Pacific Encounters, Art & Divinity in Polynesia 1760-1860. London, British Museum Press.

  • JACOBS, K., 2014. "Inscribing missionary impact in Central Polynesia". Journal of the History of Collections 26, pp. 263-274.

  • KING, D. S., 2011. Food for the flames: idols and missionaries in central Polynesia. San Francisco, Beak Press.

  • MU-LIEPMANN, V., &MILLEDROGUES, L., 2009. Sculpture : Arts et artisanats de Polynésie française. Pirae (Tahiti), Au vent des îles.

  • ORTIZ, G., 1978. "15 chefs-d'oeuvre de l'art des mers du sud". Conaissance des Arts 283.

  • PHELPS, S., 1976. Art and artefacts of the Pacific, Africa and the Americas : the James Hooper Collection. London, Hutchinson.

  • TYERMAN, D., BENNET, G., & MONTGOMERY, J., 1831. Journal of voyages and travels by the Rev. Daniel Tyerman and George Bennet, Esq. Compiled by J. Montgomery. 

Pierre Mollfulleda

Grâce à une enfance heureuse sous les cocotiers de Tahiti, Pierre a développé très tôt une passion pour l’art polynésien. Ses navigations entre les Marquises, les Australes, la Nouvelle-Zélande ou encore l’île de Pâques n’ont fait que confirmer cet élan naturel qui l’entraîne aujourd’hui. Les voyages sous les tropiques cependant terminés, Pierre est dorénavant Spécialiste chez Sotheby’s sous le ciel gris parisien et sera l’œil du marché de l’art pour CASOAR.

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