Des curiosités exotiques au primitivisme
Cet article a été écrit pour le catalogue de la troisième édition du Bourgogne Tribal Show, 2018.
« Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à piedDormir parmi tes fétiches d'Océanie et de GuinéeIls sont des Christs d'une autre forme et d'une autre croyance »Guillaume Apolinaire, « Zone », 1913.
Ces vers du poète Guillaume Apollinaire témoignent de son intérêt précoce pour les arts extra-européens. Nous sommes en 1913, à la veille de la première guerre mondiale et le bientôt célèbre recueil de poèmes Alcools, vient de paraître. Apollinaire ne le sait pas encore, mais le regard porté par l'Occident sur les objets du Pacifique est à l'aube d'une double métamorphose qui marquera radicalement l'histoire des arts et des musées ethnographiques.La quasi-totalité du Pacifique est alors colonisée, la majorité des archipels étant partagée entre la France, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas et l'Allemagne. Si certaines îles sont bien connues à l'époque, de nombreux endroits ont encore été peu, voire pas du tout visités et le début du XXème siècle est marqué par de grandes expéditions d'exploration, en particulier sur l'île de Nouvelle-Guinée. C'est ainsi qu'au début des années 30, les prospecteurs australiens Michael Leahy et Michael Dwyer constatent l'existence de nombreuses populations encore inconnues dans la région montagneuse des Hautes Terres de Nouvelle-Guinée qu'on croyait pourtant inhabitable. Via certaines de ces expéditions, de grandes quantités d'objets affluent dans les musées occidentaux où ils rejoignent les collections déjà entamées au XIXème siècle. Parallèlement, les objets du Pacifique commencent de susciter sérieusement l'intérêt des avant-gardes artistiques.
On parlera plus tard de « primitivisme » pour désigner cette période d'engouement pour les arts extra-européens en général. Inspirés par la figure de Gauguin, certains comme Picasso ou Matisse se tournent vers l'Océanie dès avant la première mondiale ; mais c'est surtout durant l'après-guerre que les objets du Pacifique vont connaître un véritable succès auprès des artistes. Ces derniers découvrent peut-être ces objets dans les musées mais également chez des galeristes comme Paul Guillaume, Charles Ratton ou encore Pierre Loeb qui vendent à la fois des œuvres occidentales et extra-européennes. Ces dernières seront des objets de collection et d'inspiration parfois inconsciente pour les artistes. Certains, comme les surréalistes iront jusqu'à exposer conjointement leurs œuvres et des objets extra-européens revendiquant ainsi pour eux un statut égal à leurs propres créations.
Car jusqu'à présent, les objets océaniens étaient surtout considérés comme des curiosités « exotiques » par le grand public et comme des illustrations de différents stades d'évolution pour les musées d'ethnographie. Ces derniers appliquent en effet une approche évolutionniste inspirée des théories de Charles Darwin et partent du principe que les sociétés extra-occidentales représentent des stades antérieurs de l'évolution de l'humanité, d'où le qualificatif de « primitives » pour les désigner. C'est donc un glissement important du regard qui s'opère progressivement via les artistes et galeristes du début du XXème siècle qui reconnaissent des qualités esthétiques et plastiques à ces objets.
Les objets extra-européens sont alors au cœur d'une véritable mode qui dépasse la seule Océanie. Ventes et expositions organisées par les collectionneurs, les artistes et les galeristes se succèdent. La mode va d'abord aux objets polynésiens loués pour leurs qualités « décoratives » et leur rigueur géométrique. Progressivement les objets mélanésiens se font également un nom. Considérés, à tort, comme le fruit d'une imagination libérée, ils sont notamment rapprochés des productions de certains courants artistiques contemporains comme le Surréalisme.1
La crise économique qui frappe l'Europe à la fin des années 20 va mettre à mal le marché de l'art durant quelques années. Cette période difficile coïncide en France avec une seconde transformation du regard porté sur les objets du Pacifique, portée cette fois non pas par les milieux artistiques mais par le musée d'ethnographie du Trocadéro. Cette institution qui a vu le jour à la fin du XIXème siècle est alors en mauvaise posture. Délaissé par le public, le musée souffre d'un manque de personnel et de budget ainsi que d'une approche totalement dépassée des objets qu'il conserve. Mais en 1928, un changement de direction va faire souffler un vent nouveau sur cette institution. C'est Paul Rivet, titulaire de la chaire d'anthropologie du Muséum National d’Histoire Naturelle, qui reprend les rênes de l'établissement à la dérive. Il s'entoure du jeune Georges Henri Rivière, personnage dynamique pour qui le Paris mondain n'a pas de secret. Assistés d'une équipe en partie bénévole, Rivet et Rivière vont entreprendre de donner un nouveau visage au musée d'ethnographie du Trocadéro. Cette refonte du musée s'inscrit dans le grand projet de Paul Rivet de professionnaliser en France une jeune discipline : l'ethnologie.2
C'est dans cette optique qu'il a fondé en 1925 l'Institut d'ethnologie de l'Université de Paris avec le sociologue Marcel Mauss et le philosophe Lucien Lévy-Bruhl. Il s'agit désormais de former des professionnels à l'étude des populations extra-européennes dans leur dimension culturelle. Ce projet n'est pas sans lien avec l'entreprise coloniale puisque la connaissance ainsi acquise doit permettre, à terme, de mieux administrer les colonies françaises. Elle passe pour Rivet par la collecte méthodique d'objets et leur documentation rigoureuse. Une fois intégrés aux collections du musée d'ethnographie du Trocadéro, ils deviendront ainsi des « objets témoins » d'une société en particulier. Ils constituent pour Rivet un moyen privilégié de comprendre les fondements immatériels de ces sociétés.3
De « bric-à-brac »4 poussiéreux, le musée d'ethnographie du Trocadéro, affectueusement surnommé le Troca', va ainsi se muer en institution moderne à visée pédagogique. Le musée chaperonnera notamment des expéditions de collecte comme le voyage du yatch la Korrigane qui parcourra le Pacifique entre 1934 et 1936 et rapportera des dizaines d'objets au musée. Ces expéditions donnent lieu à leur retour à des expositions et c'est désormais le musée d'ethnographie du Trocadéro qui mène le bal des manifestations autour des objets extra-européens. Georges Henri Rivière saura ainsi mobiliser son réseau de relations pour faire du musée un lieu mondain où son amie Joséphine Baker viendra même prendre la pose.
Malgré une modernisation de son approche, le nouveau musée d'ethnographie demeure attaché à des théories aujourd'hui récusées. Ainsi, Paul Rivet considère qu'il existe bien plusieurs races humaines mais s'oppose en revanche à l'établissement d'une hiérarchie entre elles. Il adhère également aux idées du courant diffusionniste5 qui avance l'idée selon laquelle les grandes inventions de l'humanité se seraient diffusées progressivement à travers le monde depuis un point d'origine unique.6 Cependant, la notion d'objet témoin aura une pérennité importante en ethnologie et influencera profondément les musées d'ethnographie. Entre la refonte du Troca' et l'engouement primitiviste, l'entre-deux guerres signe en France une double métamorphose du regard porté sur les objets extra-européens.
Le "primitivisme"
La terminologie « primitivisme » fait l’objet de vives controverses. D’après le CNRTL, le mot « primitif », en termes artistiques, renvoie à « ce qui est à son commencement; [ce] qui précède la maturité, l'épanouissement dans un style, une technique, une manière » 7. Au vu d’une telle définition, il est compréhensible d’avoir quelques réserves quant à son utilisation pour qualifier les arts océaniens. Il convient donc de faire la différence entre « primitif » et « primitivisme », ce denier renvoyant « à un aspect de l’histoire de l’art moderne et non de l’art tribal ».8
Les premières grandes collections muséales d’objets ethnographiques émergent dans le troisième quart du XIXème siècle. Ces derniers sont d’abord mélangés aux objets préhistoriques et ceux que Robert Goldwater qualifie d’« inclassables ».9 Une telle muséographie révèle le poids des théories évolutionnistes d’alors qui associent les objets extra-européens à une production des premiers temps. Les objets sont classés par typologies et certains sont ensuite mis en valeur pour leurs qualités esthétiques, comme le montrent les choix du Musée de l’Homme dans les années 1937-1939. C’est d’ailleurs entre les murs de son prédécesseur, le Musée d’Ethnographie du Trocadéro, que Picasso découvrit les arts extra-européens au début du XXème siècle. Les musées constituent donc l’un des premiers lieux de rencontre entre les artistes modernes et les arts dits « primitifs ». Ils peuvent également être vus chez les marchands ou dans les brocantes. Les artistes ont souvent acquis des objets, le premier et le plus connu étant le masque Fang du Gabon ayant appartenu aux Fauves. Cependant, ils entrent d’abord en possession d’objets, non pour leur sens, leur utilisation ou leur importance vernaculaire, mais pour leurs qualités formelles et la résonance qu’ils entretiennent avec leur propre travail. Les objets peuplant les ateliers et l’imaginaire des avant-gardes constituent donc des répertoires de formes et de réflexions. Ainsi, à la suite de Gauguin et sa fuite dans les mers du Sud, les artistes du début du XXème siècle utilisent ces ressources dans leur recherche d’idées et de formes nouvelles afin d’échapper au carcan des Salons et aux mœurs de la bourgeoise. Ils se dressent contre la virtuosité valorisée par l’Académie pour se tourner vers un art « simple et naïf »10 incarné en partie par les productions extra-européennes qu’ils estiment pour leur expressivité et leur pouvoir évocateur.
Gauche : Sculpture zoomorphe Imunu, bois sculpté, Golfe de Papouasie-Nouvelle-Guinée, Golfe de Papouasie, musée du quai Branly - Jacques Chirac. Droite : Apple Monster, Calder, 1938, Fondation Calder New York. © Morgane Martin
Cependant, William Rubin nous invite à envisager les rapports entre les productions extra-européennes et celles des modernes en terme d’affinités plutôt que d’influences.11 Les travaux des artistes font échos aux objets mais ceux-ci n’en sont pas des copies formelles et les influences sont parfois difficilement identifiables. Le Nez, réalisé par Alberto Giacometti en 1948, illustre ce jeu de référence plus ou moins allusif dans la mesure où il rappelle, selon Rubin12, le masque Vung Vung des Baining de Nouvelle-Bretagne que le sculpteur avait vu au musée de Bâle. Il interprète le résonateur du masque placé au niveau de la bouche comme un long nez, négligeant la réalité ethnographique de l’objet. L’artiste réemploie cette solution formelle car c’est vraisemblablement pour cette raison que l’objet l’interpelle. Dans une approche différente, Alexander Calder cite directement un Imunu du Golfe de Papouasie-Nouvelle-Guinée dans son œuvre Apple Monster, réalisée en 1938. L’artiste récupère une branche de pommier qu’il peint. Ce qui l’intéresse dans l’Imunu est principalement sa forme renvoyant à la spontanéité de l’objet que l’on trouve. Grâce à son lien avec le galeriste Pierre Loeb, il est sensible à l’importance rituelle de l’objet dans son contexte vernaculaire. L’appropriation de l’art océanien dans son œuvre varie donc de celle de Giacometti et montre qu’il existe différentes approches de l’art extra-européen par les artistes d’avant-garde.
Gauche : Masque Vung Vung, écorce battue, rotin, bambou, fibres végétales, pigments naturels, plumes, Baining, Nouvelle-Bretagne, Péninsule de la Gazelle, musée du quai Branly - Jacques Chirac. Droite : Le nez, bronze, 1948, version de 1949, Fondation Giacometti. © Morgane Martin
« Le propos du primitivisme dans l’art moderne est essentiellement de doter ce qui est familier d’un caractère étrange […] afin de remettre en question la sagesse reçue de la culture occidentale ». L’intérêt des avant-gardes est crucial dans l’évolution13 de l’approche des arts extra-européens. En réutilisant ses formes dans leurs propres créations, ils donnent à voir au public occidental un nouveau vocabulaire et de fait, jouent un rôle majeur dans l’étude, puis la réévaluation de ces productions en tant qu’art à part entière. Cela permit de dévoiler toute la complexité de ces objets au-delà de leur forme.
Alice Bernadac, Garance Nyssen, Morgane Martin & Margaux Chataigner
English translation by: Béatrice Bijon
1 PELTIER, P., 1979. « L'art océaniens entre les deux guerres : expositions et vision occidentale ». Journal de la Société des Océanistes, n°65, pp. 271-282.
2 GROGNET, F., 2009. Le Concept de Musée, thèse de doctorat effectuée sous la direction de Jean Jamin, [non publiée], pp. 294-335.
3 GROGNET, F., 2005. « Objets de musée, n'avez-vous donc qu'une vie ? ». Gradhiva, n°2, pp. 53-54.
4 L'expression est employée par Rivet et Rivière eux-mêmes : RIVET, P. et RIVIERE, G-H., 1931 « La réorganisation du Musée d'Ethnographie du Trocadéro ». Bulletin du Musée d'Ethnographie, n°1, pp. 3-11.
5 LAURIERE, C., 2005. « Fictions d'une mission. Îles de Pâques 1934-1935 ». L'Homme, n°175-176, pp. 323-324.
6 Pour plus d'informations sur le courant diffusionniste voir : DELIEGE, R., 2013. Une histoire de l'anthropologie. Ecoles, auteurs, théories. Paris, Editions Points Seuil.
7 Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales. http://www.cnrtl.fr/definition/primitivisme. Consulté le 5 avril 2018.
8 RUBIN, W. (dir), 1991 [1987]. Ed. française sous la dir. de Jean-Louis Paudrat, Le primitivisme dans l’art du 20ème siècle : les artistes modernes devant l’art tribal. Paris, Flammarion, p. 5.
9 GOLDWATER, R., 1988. Le primitivisme dans l’art moderne. Paris, Presses universitaires de France, p. 23.
10 RUBIN, W. (dir), 1991 [1987]. Ed. française sous la dir. de Jean-Louis Paudrat, Le primitivisme dans l’art du 20ème siècle : les artistes modernes devant l’art tribal. Paris, Flammarion, p. 2.
11 Ibid.
12 Ibid.
13 RHODES, C., 1997 [1994]. Le Primitivisme et l’art moderne. Londres, Thames & Hudson, p. 74.
Bibliographie :
COIFFIER, C. (dir.). 2001. Le Voyage de la Korrigane dans les mers du Sud. Paris, Hazan.
DELIEGE, R., 2013. Une histoire de l'anthropologie. Ecoles, auteurs, théories. Paris, Editions Points Seuil.
GOLDWATER, R., 1988. Le primitivisme dans l’art moderne. Paris, Presses universitaires de France.
GROGNET, F., 2005. « Objets de musée, n'avez-vous donc qu'une vie ? ». Gradhiva, n°2, pp. 49-63.
GROGNET, F., 2009. Le Concept de Musée, thèse de doctorat effectuée sous la direction de Jean Jamin, [non publiée], pp. 294-335.
JAMIN, J., 1985. « Les objets ethnographiques sont-ils des choses perdues ». In HAINARD, J., et KAEHR, R., Temps perdu, temps retrouvé. Neufchâtel, Musée d'ethnographie de Neufchâtel.
LAURIERE, C., 2005. « Fictions d'une mission. Îles de Pâques 1934-1935 ». L'Homme, n°175-176, pp. 321-343.
PELTIER, P., 1979. « L'art océaniens entre les deux guerres : expositions et vision occidentale ». Journal de la Société des Océanistes, n°65, pp. 271-282.
RHODES, C., 1997 [1994]. Le Primitivisme et l’art moderne. Londres, Thames & Hudson.
RIVET, P. et RIVIERE, G-H., 1931 « La réorganisation du Musée d'Ethnographie du Trocadéro ». Bulletin du Musée d'Ethnographie, n°1, pp. 3-11.
RUBIN, W. (dir), 1991 [1987]. Ed. française sous la dir. de Jean-Louis Paudrat, Le primitivisme dans l’art du 20ème siècle : les artistes modernes devant l’art tribal. Paris, Flammarion.