La série TV Cleverman : quand la culture aborigène rencontre la science-fiction
Dans un futur proche, une Australie ultra-moderne et sécuritaire découvre l’existence sur son territoire d'une autre espèce anthropomorphe qui vivait sur l'île-continent depuis plus longtemps que tous les autres habitants. Cette nouvelle espèce est appelée « hairies » en raison de son apparence physique. Car, s'ils sont globalement physiquement similaires aux Hommes, une forte pilosité, proche d'une fourrure, recouvre l'ensemble de leur corps et de leur tête. Mais ils se différencient surtout par une force physique et une espérance de vie de très loin supérieures à l'espèce humaine. Une « apparition » qui n'est pas sans conséquences...
Diffusée à partir de 2016 et créée par Ryan Griffen, La série Cleverman raconte les difficultés des hairies à s'intégrer voire survivre dans une Australie xénophobe et raciste tout en suivant cependant les vies de deux demi-frères aborigènes du clan Gumbaynggir. Ils sont tous deux parents du cleverman de leur clan, Uncle Jimmy (Jack Charles), un membre de la communauté doué d’habilités particulières, notamment grâce à son lien spécial avec le dreaming et les esprits. Ce dernier se trouve impliqué dans différentes affaires avec l'industriel Jarrod Salde (Iain Glen) et entreprend de transmettre ses dons à Koen West (Page Hunter-Lochard), au mode de vie urbain et désintéressé des traditions aborigènes plutôt qu'à son demi-frère plus « studieux » Waruu West (Rob Collins). Ce choix exacerbe l’animosité déjà présente entre les deux personnages qui se développe tout au long des deux saisons de la série. Ils vont petit à petit évoluer et finir par inter-changer leurs rôles en devenant chacun la figure de proue des mouvements qui s'affrontent autour de la questions des hairies : Koen en tant que défenseur de leur droit d'exister comme une culture distincte face aux exactions gouvernementales et Waruu en tant que partisan d'une (utopique) assimilation complète à la société australienne, quitte à perdre leur identité, aussi bien culturelle que physique.
Cette très brève synthèse ne me permet pas d'introduire les éléments se rattachant au genre de la science-fiction dystopique, qui sont pourtant bien présents dans la série. On y retrouve ainsi (entre autres) un système de surveillance généralisé, un fichage global des citoyens, une omniprésence militaire, des manipulations médiatiques de l'opinion publique, des discriminations basées sur la génétique (c'est-à-dire uniquement envers les hairies). Ces persécutions vont de l'interdiction de circuler librement jusqu'à l'emprisonnement et la maltraitance dans des centres de détention cachés du public.
En plus de ces éléments assez récurrents du genre, l'originalité de cette série se situe dans les nombreux liens à la culture aborigène traditionnelle et contemporaine qu'on y retrouve, à travers des objets, des cérémonies, des histoires, ... Ces éléments sont bien plus que des références ou des éléments de décor. En effet, cet univers fictionnel supposément futuriste prend ses racines dans des mythes et traditions aborigènes : le concept même des « hairies » vient de mythologies aborigènes du Nord de l'Etat de la Nouvelle Galles du Sud. D'ailleurs le langage qu'ils utilisent dans la série est le Gumbaynggir, parlé par le groupe aborigène du même nom originaire de cette région1. La série fait ainsi cohabiter mythologie et technologie, cette dernière se trouvant d'ailleurs bien souvent dépassée par la puissance des esprits et les pouvoirs qu'ils confèrent, à l'image des incroyables capacités de guérison de Koen une fois devenu cleverman, qui lui permettent de ne pas craindre les armes à feu.
Mais si la série démontre à plusieurs occasions cette supériorité, elle montre aussi son impuissance à aider les hairies dont les conditions de vie se dégradent petit à petit au fur et à mesure des décrets racistes pris par le gouvernement et largement soutenus par une opinion publique en proie à une psychose complètement disproportionnée à cause de son ignorance. Les hairies sont obligés de vivre en périphérie de la ville ultra-moderne dans un lieu appelé « The Zone » où vivent également des aborigènes et d'autres marginaux dans des conditions discutables. A la transparence et la luminosité des immeubles de verre et de métal du centre-ville s'oppose l'obscurité de cet ancien entrepôt ferroviaire mal-éclairé. Ces gratte-ciels sont pourtant toujours visibles en arrière plan, et semble d'ailleurs le seul horizon possible pour les habitants de la Zone, symbole de leur exclusion d'une société occidentalisée qui les rejette tout en gardant le contrôle sur leurs existences.
Car c'est bien le contrôle des hairies, l'enjeu principal des actions gouvernementales dans l'histoire : surveillés par des caméras de surveillance, par des drones, interdits à la circulations, les hairies sont sous la vigilance de la « containement authority », qui se réserve le droit d'interner tout individu qui enfreindrait les règles. La progression du récit n'est qu'une escalade de cette haine gouvernementale et de l'opinion, mais aussi de certains des habitants de la Zone à leur égard. Le gouvernement finira par imposer aux hairies le choix tragique entre l'assimilation et la mort au point culminant de sa répression, sous les regards désespérés des humains les soutenant et de Koen, finalement impuissant malgré ses capacités hors du commun.
Ce programme d'assimilation promet une intégration dans la société australienne et la fin de leur « mode de vie primitif » en échange du suivi d'un traitement qui leur fait perdre leurs capacités et leur pilosité est le dernier et plus terrible tournant du récit. Véritable génocide culturel visant à parachever la disparition des hairies, ce programme est naturellement, présenté comme une opération de générosité de la part d'un gouvernement qui n'accepte l'intégration qu'à la condition de préserver un « way of life » australien. Les hairies doivent prendre un nouveau nom occidental, ne sont plus autorisés à parler leur langue et sont, en échange, logés par le gouvernement dans un immeuble ainsi facilement surveillable. Il va sans dire que les hairies « intégrés » sont toujours méprisés par les australiens, étant stigmatisés par leur absence de cheveux.
Ce programme d'assimilation expose de façon tout à fait saillante ce que cette série évoque en sous-texte plus ou moins subtile tout au long de son déroulement; à travers ce peuple fictif c'est en fait la douloureuse histoire de la rencontre entre occidentaux et aborigènes que l'on aborde, comme le trahit le titre du tout premier épisode: « First Contact ». La série a l'intelligence de sortir d'une opposition directe entre culture occidentale et culture aborigène pour mieux montrer la violence avec laquelle une culture et un mode de vie différents peuvent être éradiqués car perçus comme « dangereux ». Elle sort également des clivages manichéens pour représenter les tensions raciales entre australiens aborigènes et australiens aborigènes métisses, entre australiens aborigènes intégrés à la société occidentale et aborigènes non intégrés à la société occidentale (et vice-versa), ... Les hairies sont plus qu'une métaphore des aborigènes, la série voulant montrer que les événements qui ont eu lieu lors de la colonisation de l'Australie par les occidentaux pourrait tout à fait se reproduire dans un futur hypothétique, le pays n'en ayant pas fini avec son passé et semblant à milles lieues de remettre en question son mode de vie. Car même si Cleverman peut sembler rabâcher de l'évident et d'acquis, le fait de diffuser cette histoire largement et sous des formes nouvelles est encore un enjeu aujourd'hui en Australie : selon le « Australian Reconciliation Barometer » publié en 2016, plus d'un australien non aborigène sur trois « rejette ou ignore le fait que le peuple aborigène a été victime de tuerie de masse, d'incarcération, de déplacement forcé de leur terre ».2
On comprend donc l'importance qu'a cette production pour ses créateurs mais aussi pour la majorité de ses acteurs, avec un casting composé à 80% de personnes d'origine aborigène ou des îles du Détroit de Torres.3 Son créateur, Ryan Griffen (dont la famille est Kamilaroi, une communauté originaire du Nord de la Nouvelle-Galles du Sud)4, a d'abord voulu créer une histoire d'où émergerait un super-héros « aborigène » auquel son fils pourrait s'identifier.5 La série dépasse en fait ce premier objectif et entend donner de l'importance et visibilité à la culture aborigène et à son histoire tout en prouvant son existence et son dynamisme dans le domaine de la science-fiction, de la télévision et des médias en général.
Comme certains objets, mythes ou autres éléments de culture représentés avaient trait à du savoir traditionnel sensible, Griffen et le scénariste Jon Bell ont demandé la permission dans leurs terres respectives pour leur travail. Ils ont également collaboré avec quatre communautés pour les permissions liées à la langue utilisée. Griffen a choisi de faire parler les hairies en langue aborigène afin de la mettre en valeur et de créer de l’intérêt pour elle chez le spectateur.6
Cleverman est une série qui vaut le coup d’œil : mêlant avec brio dystopie, science-fiction et réflexion sur les tourments de la colonisation en Australie. Tout comme Koen, le spectateur, impuissant, ne peut que regarder cette escalade de la violence se mettre en place avec une logique glaçante, sans qu'aucun antagoniste clairement identifié ne puisse vraiment en être tenu pour seul responsable. C'est réellement la société dans son ensemble, avec toutes les tensions et les existences individuelles la composant qui abouti à ce résultat qui n'est ni plus ni moins qu'un génocide.
Malgré un ton sombre, dans l'air du temps si l'on regarde la série à succès, Black Mirror, et une grande qualité dans la documentation des mythes et des traditions aborigènes en amont, la série Cleverman est toujours inédite dans l'hexagone et mériterait peut-être une diffusion en France...
Morgane Martin
1 https://www.theage.com.au/entertainment/tv-and-radio/m28cover2-20160524-gp2e90.html
2 https://www.reconciliation.org.au/wp-content/uploads/2017/11/RA_ARB-2016_Overview-brochure_web.pdf.
4 https://www.theage.com.au/entertainment/tv-and-radio/m28cover2-20160524-gp2e90.html
5 https://www.theage.com.au/entertainment/tv-and-radio/m28cover2-20160524-gp2e90.html
6 https://www.theage.com.au/entertainment/tv-and-radio/m28cover2-20160524-gp2e90.html
Bibliographie :
RICHARDS, T., 2016. « ABC TV's gripping indigenous superhero series Cleverman to premiere » in The Age, issue de juin. https://www.theage.com.au/entertainment/tv-and-radio/m28cover2-20160524-gp2e90.html. Dernière consultation le 05/01/19.
BERLATSKY, N., 2017. « The racial daring of Sundance's Cleverman gives it an adge most superhero stories can't match », in The Verge, issue de juillet. https://www.theverge.com/2017/7/12/15960338/cleverman-sundance-tv-racism-superheroes-hunter-page-lochard. Dernière consultation le 09/01/19.
WHITEHEAD, M., 2017. « Cleverman : How a landmark series became the benchmark », in The Huffington Post, issue d'août. https://www.huffingtonpost.com.au/2017/07/31/cleverman-how-a-landmark-series-became-the-benchmark_a_23057300/. Dernière consultation le 09/01/19.