The Whale Rider, un récit initiatique au cœur de la tradition maorie

Paï saluant une baleine échouée sur la plage, image tirée du film The Whale Rider. © South Pacific Pictures Production, 2002

« La première fois que j’ai vu Moby Dick […], j’étais déçu de la manière dont la grande baleine blanche était présentée comme démoniaque : en réalité, elle essayait juste de se sauver du capitaine Ahab ».1

Nous ne vous parlerons pas de Moby Dick aujourd’hui, mais de l’œuvre de Witi Ihimaera, auteur maori du livre The Whale Rider, traduit en français par « Kahu, fille des baleines » publié initialement en 1987. L’œuvre a été adaptée pour le grand écran en 2002, dans un long-métrage réalisé par Niki Caro2 et produit par South Pacific Pictures. Le livre et le film prennent place principalement à Whangara, une petite communauté maorie près de Gisborne, sur la côte est de l’île Nord de Aotearoa (Nouvelle-Zélande), au sein de laquelle l’auteur a grandi.

Cet article traitera autant de l’œuvre de Witi Ihimaera que de son adaptation filmique, bien que certaines éléments divergent. Par exemple, dans le livre, l’histoire est narrée par l’oncle de l’héroïne, alors que le point de vue de cette dernière est adopté dans le film. The Whale Rider raconte l’histoire d’une petite fille dont la naissance n’était pas souhaitée, ou plutôt, dont le sexe féminin dérange. Avec les premières scènes du film nous entrons directement dans l’intrigue, à travers le drame qui est à l’origine de l’incroyable histoire de Paï : sa mère meurt en couches et son frère décède brutalement à la naissance. Ne restent que Paï, son père effondré, et surtout ses grands-parents, chez qui l’événement provoque d’importantes querelles (donnant lieu à des répliques décapantes de la part de la grand-mère, car bien que le sujet soit sérieux, le récit n’est pas dénué d’humour, ni de poésie). Cet événement, qui dépasse au cours du récit le cercle familial, provoque, ou plutôt rend visible plusieurs dilemmes : pour son grand-père Koro, Paï bouleverse la lignée, car descendant d’une famille de chefs, elle aurait dû être un garçon. Pour sa grand-mère, Nanny Flowers, elle représente un espoir de secouer une tradition maorie très ancrée, qui dresse une limite stricte entre le rôle de l’homme et celui de la femme. Par sa proximité avec le monde animal, Paï/Kahu (nous reviendrons sur l’origine des deux prénoms plus tard), interroge le changement du rapport des hommes au non-humain.

Pour comprendre l’impact de la naissance d’une fille dans cette famille, Witi Ihimaera explique au sein même de sa narration, à travers les voix des personnages, l’histoire des origines de son iwi (clan) et les enjeux de la préservation de la tradition chez les jeunes générations dans l’époque contemporaine. « Dans la coutume Maorie, le rôle de leader était héréditaire, et normalement, la concentration de mana tombait de fils aîné en fils aîné. Sauf que dans ce cas, l’aînée était une fille ».3  Le mana, pour le peuple Maori pourrait être traduit comme une forme de force spirituelle, celle dont un chef a besoin pour s’assurer de l’unité de son peuple. Au cours du film, le grand-père l’explique d’ailleurs à Paï de façon très imagée, en lui montrant les différents brins entrecroisés constituant une corde : la force de la lignée dépend de ce lien entre les différentes générations, comme celle de la corde dépend du bon entrecroisement de chaque brin.

Photographie d’une sculpture de Kahutia Te Rangi chevauchant une baleine, Marae de Whangara. ©  Coppermine Photo Gallery

Dans la légende de l'iwi de l’auteur, la lignée de chefs descendrait du « whale rider », qu’on peut traduire comme « celui qui chevauche les baleines », nommé Kahutia Te Rangi (son autre nom Paikea est utilisé dans le film). Il serait arrivé d’Hawaiki, l’île des ancêtres, et il aurait été sauvé par des baleines lors de son naufrage en mer et conduit vers le sud, probablement au cours de la migration de ces mammifères, sur l’île d’Aotearoa (Nouvelle-Zélande).  Kahutia Te Rangi s’installe sur cette terre, et sa longue descendance s’établit alors autour de Whangara, petite communauté au nord-est de l’île Nord d'Aotearoa. Le chef Porourangi est l’un de ses descendants : l'iwi (clan) de la mère de l’auteur, Ngati Porou, dresse sa généalogie autour de celui-ci. Certaines histoires différencient Kahutia Te Rangi et Paikea. D’ailleurs dans le film l’héroïne s’appelle Paï pour Paikea, alors que dans le livre elle se nomme Kahu pour Kahutia Te Rangi. L’ancêtre apporte avec lui des lances à planter dans le sol, qui sont des « life-giving forces », une forme de source vitale, cadeau venant de Hawaiki à cette nouvelle terre. Ces lancent instruisent notamment à propos de la manière dont l’homme doit s’adresser aux créatures de la mer, pour qu’ils puissent tous vivre dans l’unité et l’entraide : « They taught oneness »4, elles enseignaient l’unité. Cette question d’unité entre les baleines et les hommes revient souvent au cours du récit, rappelant dans les moments les plus difficiles ce lien très ancien entre ces mammifères marins et l’espèce humaine arrivée sur Aotearoa.

C’est également cette unité, cet ordre établi que le grand-père Koro voit bouleversée par l’arrivée de Paï. Elle n’était pas attendue, elle est une fille, son grand-père maintient au fil des ans qu’il n’a « rien à faire avec elle ».5 Ce rejet est d’autant plus marquant pour le lecteur/spectateur que la petite fille ne cesse de démontrer son amour et son respect pour son grand-père. Si lui ne veut comprendre son intérêt pour la tradition et sa soif d’apprendre les codes et les pratiques ancestrales, elle comprend très tôt le dilemme auquel celui-ci doit faire face : trouver un nouveau chef parmi la jeune génération. Le personnage s’y accroche, comme à une dernière chance d’éviter une grande catastrophe, devenant aveugle face aux changements dans la société contemporaine autour de lui. Puisqu’il ne peut compter sur son propre fils, qui s’est éloigné du village pour vendre son art en Europe, il décide de monter une école pour garçons. À travers de multiples enseignements et épreuves, le grand père teste les jeunes quant à leur capacité de mémoire, de dextérité, de sagesse et de force, « pour garder vivante la langue Maorie, et la force du groupe ».6 Lorsqu’il réalise qu’aucun de ces jeunes hommes n’est destiné à devenir chef, il s’enfonce dans un long mutisme, il semble baisser les bras et attendre la fin. « C’était fini, il ne voulait plus parler. Il voulait seulement s’enfoncer, s’enfoncer toujours plus loin ».7 Il ne comprend pas son échec, face à tous ses efforts, il le répète d’ailleurs fréquemment : de qui est-ce la faute ?

Refusée à de multiples reprises à l’école de son grand-père, Paï décide d’apprendre et de préserver la tradition à sa manière : elle s’engage dans la fête de son école, guide les autres jeunes dans la récitation de chants maoris et la danse. Elle gagne d’ailleurs le grand prix de récitation orale de la côte est. Alors que les personnages masculins sont fatigués ; désespéré pour le grand-père, fuyant pour le père, l’auteur met en valeur des héroïnes féminines fortes et prêtes remodeler certains aspects d’une tradition qui ne leur correspondent plus.8 Nanny Flowers ne cesse de menacer son mari de divorcer si celui-ci n’accepte pas sa propre petite fille. Elle a d’ailleurs un rôle primordial car elle insiste pour nommer Paï du nom de l’ancêtre arrivé à dos de baleine, un nom héroïque masculin pour une petite fille qui n’était pas désirée. La grand-mère raconte d’ailleurs à plusieurs occasions les exploits de son ancêtre Muriwai, une femme qui se transforma en chef. Alors que le discours de Koro montre son désarroi face à la situation, Nanny Flowers considère que « ce qui est fait est fait » : l’enfant a été nommée du nom d’un grand chef masculin, il n’est plus possible de revenir en arrière. Elle annonce le changement, la nécessité de parfois bousculer les événements et la tradition.

Image du film The Whale Rider. © South Pacific Pictures Production, 2002

Ce changement, cet événement déclencheur d’un renouveau, ce sont les baleines qui l’apportent. Nous ne préciserons pas de quelle manière, pour ne pas gâcher la surprise de celles et ceux d’entre vous qui souhaiteront voir le film, ou lire l’ouvrage. Nous en avons déjà dit beaucoup. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est le rapport extrêmement fort entre l’homme et la baleine, l’émotion partagée tout au long de l’ouvrage de Witi Ihimaera. L’auteur lui-même explique le lien privilégié qu’il entretient avec les baleines, en tant que membre de cet iwi : en cela, le récit construit prend un accent autobiographique. Il raconte à la fin de l’ouvrage sa surprise lorsque, vivant à New-York, une baleine avait remonté la rivière Hudson. Exceptionnel pour le reste des new-yorkais, Witi Ihimaera  avait vu cet événement comme un signe de la baleine : malgré le fait qu’il vivait à l’autre bout de la planète, les siens ne l’oubliaient pas. Au-delà de la fiction, le récit livre donc une proximité très poétique entre les hommes et ce mammifère marin. Il interroge également sur le rapport contemporain à ces êtres, l’oubli d’une tradition et ses conséquences écologiques. Le point de vue des baleines, leurs histoires, leur lien avec l’ancêtre Kahutia Te Rangi et leur ressenti ponctuent le livre de Witi Ihimaera à travers des chapitres en italique. Dans le film, le lien très fort établi entre Paï et ces mammifères est notamment retranscrit par les chants des baleines, que la jeune fille entend et comprend.

À travers les personnages de Paï et de Nanny Flowers, il engage également un discours pour l’égalité des hommes et des femmes, et plus généralement sur la capacité de vivre ensemble et de préserver la tradition, tout en l’interprétant avec un regard nouveau.

Les légendes liées à l’origine des iwi sont complexes, ont plusieurs niveaux de lecture, et cela transparaît dans le récit donné par Witi Ihimaera. Il annonce à la fin de son ouvrage : « Les histoires maories et polynésiennes viennent d’une source différente, un inventaire différent de celui de la tradition occidentale, et j’écris depuis l’intérieur de cette autre tradition ».9 D’où l’importance du vocabulaire maori, qui ponctue aussi bien l’ouvrage que le film (car tout ne peut pas toujours être traduit, on perd une partie de l’essence des choses), l’auteur proposant un long glossaire à la fin de son ouvrage. Bien qu’il s’agisse d’une fiction, l’œuvre a aussi une portée éducative : de nombreux éléments de la tradition sont expliqués, du rapport aux baleines à la généalogie, en passant par la signification de la langue tirée au cours du haka.10

Witi Ihimaera naît en 1944 à Gisborne, non loin de Whangara. Il passe son enfance à se nourrir des histoires liées à l’ancêtre Kahutia Te Rangi. Il travaille d’abord comme diplomate pour le ministère des affaires étrangères aux Etats-Unis, et il se met en parallèle à imaginer des histoires liées à sa culture, écrit pour le théâtre et pour le cinéma. Enseignant à l’Université d’Auckland, il est considéré comme un auteur majeur de la littérature post coloniale, notamment par l’importance allouée dans son œuvre à la préservation de la langue et de la tradition.

Margaux Chataigner

1 IHIMAERA, W., 1987. The Whale Rider. New-Zealand, edition Penguin Books, p 55. Le livre ayant été consulté dans sa version anglaise, toutes les citations issues de celui-ci sont des traductions de l’auteure de cet article.

2 Niki Caro est une réalisatrice productrice et scénariste néo-zélandaise née à Wellington en 1966.

3 IHIMAERA, W., 1987. The Whale Rider. New-Zealand, edition Penguin Books, p. 11.

4  IHIMAERA, W., 1987. The Whale Rider. New-Zealand, edition Penguin Books, p. 17.

5 IHIMAERA, W., 1987. The Whale Rider. New-Zealand, edition Penguin Books, p. 11.

6 IHIMAERA, W., 1987. The Whale Rider. New-Zealand, edition Penguin Books, p. 18.

7 CARO, N., 2003. Paï, l’élue d’un peuple nouveau. South Pacific Pictures, vidéo, 1h35.

8 Ces personnages ont été inspirés à l’auteur par sa propre fille, qui faisait remarquer que les femmes dans le cinéma étaient bien trop souvent en position de faiblesse, et rarement des héroïnes fortes et indépendantes.

9 IHIMAERA, W., 1987. The Whale Rider. New-Zealand, edition Penguin Books, p. 55.

10 En Maori, le haka est un terme générique pour la danse. Dans le film, il est accompagné d’un chant et d’une langue tirée destinée selon le grand-père à dire à l’ennemi « Je vais te manger, tes yeux vont se révulser » CARO, N., 2003. Paï, l’élue d’un peuple nouveau, South Pacific Pictures, vidéo, 1h35.

Bibliographie :

  • IHIMAERA, W., 1987. The Whale Rider. New-Zealand, edition Penguin Books.

  • CARO, N., 2003. Paï, l’élue d’un peuple nouveau. South Pacific Pictures, vidéo, 1h35.

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