George Nuku : Message in a Bottle

George Nuku au Muséum d’Histoire naturelle de Bourges – Message in a bottle/Bottled Ocean 2119. © Photographie : Garance Nyssen

Fin du XVème siècle :
Les Occidentaux « découvrent » l’Amérique. Ce Nouveau Monde devient celui de tous les fantasmes. Les récits des marins et autres chanceux partis à sa rencontre alimentent un nouvel imaginaire. Celui-ci décrit un monde riche et fertile. Mais il est aussi peuplé d’individus dont on questionne l’humanité et d’étranges chimères aux yeux du Vieux Monde.

Début du XXIème siècle :
Les scientifiques estiment qu’en 2010, 5 à 13 millions de tonnes de plastique se sont retrouvés dans les océans.1 Les courants entrainent ces déchets dans l’une des cinq zones d’accumulation existant aujourd’hui sur notre planète. Celle du Pacifique Nord estla plus grande. En effet, elle « fait presque six fois la taille de la France ».2 Certains parlent donc de nouveaux continents… de plastique.

L’exposition Message in a bottle, Bouteilles à la mer, du Muséum de Bourges, mettant en scène les travaux de George Nuku, artiste maori de renom et Mathieu Letessier artiste et peintre décorateur français, propose de mettre en parallèle ces deux époques. Toutes deux sont les témoins de l’émergence de nouveaux territoires, ce qui ne fut et n’est pas sans conséquences pour les habitants de cette planète. L’exploration et l’appropriation de l’Amérique par les Occidentaux ont engendré nombre de changements sociaux, économiques, politiques, écologiques et culturels que nos lecteurs ne sont pas sans connaitre. Quant aux îlots et îles, collines et montagnes de plastique, ils inquiètent aussi bien les scientifiques que les simples locataires terriens qui en ont connaissance. Mais cette fois, les questions sont un peu différentes : que faire de tous ces déchets ? Comment en débarrasser les océans ? Est-ce possible ? Comment arrêter ou réduire le phénomène de destruction du plastique en micro-particules ?3 Comment faire cesser l’accroissement de ces nouvelles terres ?

George Nuku se dit lui-même venir de la Renaissance ! Mais laquelle ? Il établit un autre parallèle, entre la Renaissance européenne et la Renaissance maorie qui démarra dans les années 1980. Pour l’artiste, l’Europe du XVIème siècle a dû « creuser » la terre, remuer les bibliothèques, (etc.) pour retrouver les souvenirs d’un passé perdu. Selon George Nuku, les Maoris ont échappé de justesse à une coupure du même type entre leur passé, leur présent et leur futur. En effet, à la fin du XXème siècle en Nouvelle-Zélande, les anciens transmirent aux plus jeunes générations des savoirs qui s’éteignaient petit à petit et des artistes maoris entreprirent de faire entendre leur voix à travers leurs pratiques artistiques.4

Message in a bottle, Muséum d’Histoire naturelle de Bourges © Photographie : Garance Nyssen

Le Muséum d’Histoire de naturelle de Bourges accueille l’installation dans une salle circulaire baignée d’une lumière bleue. En entrant dans la salle, le visiteur passe sous l’architecture de polystyrène réalisée par George Nuku, dont l’aspect fait plutôt penser à une pierre blanche. L’ensemble forme une loggia circulaire décorée de pilastres et de frises, ornés de motifs maoris. Face à l’entrée se trouvent deux panneaux présentant l’exposition, les artistes et la période du Petit Âge Glaciaire (1300-1850) pendant laquelle les températures baissèrent en Europe. Ceci affecta les populations sur de nombreux points : mauvaises récoltes, famines, épidémies, inventions de matériel scientifique pour mieux comprendre les phénomènes météorologiques, politiques de préventions, etc. À cette Âge froid s’oppose celui dans lequel nous vivons, caractérisé par la hausse anormale des températures. S’en suivent d’autres conséquences : fonte des glaciers, migrations climatiques, manque d’eau, etc. Ces panneaux introductifs sont encadrés par des rectangles de plexiglas gravés et par deux grandes méduses, réalisées elles aussi en plexiglas et en bouteilles en plastique. Elles font écho aux trois grands spécimens attachés au plafond de la salle, réalisés dans les mêmes matériaux. Aux pieds de cet ensemble se trouvent des visages anthropomorphes, de tiki, en polystyrène peint et des cadavres de bouteilles.

Message in a bottle, Muséum d’Histoire naturelle de Bourges © Photographie : Garance Nyssen

Le visiteur peut maintenant commencer le tour de la loggia. Chaque arcade accueille une installation différente, mais le sol est, lui, toujours tapissé de bouteilles en plastique. Sur le mur du fond de chaque arcade se trouve un buste à la manière des portraits européens sculptés ou bien des kakémonos alimentant le discours de l’exposition. Seules les deux arcades de part et d’autre de l’entrée de la salle accueillent des supports en plexiglas gravés par George Nuku. S’y trouvent des sculptures de petites tailles représentant des personnages habillés à la mode de la Renaissance. D’un côté, un couple d’humains aux têtes de chat : sont-ce des mutants ? Portent-ils des masques ? De l’autre, une femme maorie – qu’on reconnait à son tatouage sur le menton – aux allures de reine vivant à l’époque des Humanistes, est accompagnée par deux hommes. Est-ce une Maorie tout droit venue du XVIème siècle ou l’imagination d’une rencontre imminente entre une cour européenne de la Renaissance et une représentante maorie ?5 Enfin, dans chaque arcade flottent des poissons-bouteilles, chimères d’une nouvelle ère en/de plastique. Elles sont accompagnées par des oiseaux, frégates d’un nouveau type et d’autres êtres marins encore un peu étranges à nos yeux, accrochés au plafond de la salle. Au centre se trouve une pirogue de plastique wakapounamu, réalisée en plastique, donc, et en plexiglas. On peut y voir une figure anthropomorphe, peut-être celle du dieu Tangaroa, des océans. Face au wakapounamu, le visiteur se laisse bercer par un enregistrement : c’est le bruit de l’eau, troublée par une pagaie et par le chant d’un homme. Enfin, face à cette installation centrale se trouvent deux sièges européens encadrés par des rideaux de petites méduses en bouteilles plastique. Les sièges sont surmontés d’une frise en plexiglas bleue et rouge évoquant les linteaux maoris en bois. Elle est gravée également et en son centre, se trouve une figure anthropomorphe, tiki.

Wakapounamu, George Nuku © Photographie : Garance Nyssen

Cette exposition est la dernière d’une série commencée par George Nuku en 2014. À cette date, il inaugure l’exposition Bottled Ocean 2114 au Musée de Taipei à Taïwan. Au fil des années, elle se déclinera en différents lieux (quatorze en totalité6) puisqu’à chaque fois, l’installation est renouvelée et devient un nouveau projet. À titre d’exemple, citons les versions de Rouen et du Pataka Art Museum d’Aotearoa/Nouvelle-Zélande en 2015, La Rochelle et le Centre Culturel Tjibaou en 2016, Kaohsiung à Taïwan en 2017 et le Museum Theatre Gallery à Napier en Nouvelle-Zélande en 2018. L’exposition du Muséum de Bourges est donc la dernière en date de la série : Bottled Ocean 2119.

Toutes ces expositions évoquent le monde futur, tel que le conçoit George Nuku. Il est envahi par le plastique. Celui-ci constitue à présent le paysage, les animaux, les architectures, etc. On se rapproche ici du cadre dans lequel se déroule le film Waterworld réalisé par Kevin Reynolds (1995). Celui-ci a grandement influencé l’artiste dans les débuts de la série Bottled Ocean. Aussi, cette vision du monde où le plastique prend une place gargantuesque permet au visiteur de se rendre compte que ce matériau partage déjà trop son quotidien. En effet, hormis le plexiglas, les bouteilles sont toutes issues de collectes entreprises auprès de particuliers. Elles sont ensuite nettoyées, découpées et assemblées. Ces bouteilles seraient finalement les nouveaux symboles de notre société mondialisée puisqu’elles sont essentielles pour transporter et fournir l’eau potable.

Dans ses installations, George Nuku souligne aussi que le rapport entre les humains et le plastique est très complexe. Ce matériau a bouleversé nos vies parce qu’il est pratique, résistant, malléable, etc. Toutefois, il met énormément de temps à se décomposer (entre plusieurs centaines et milliers d’années) et tous les types de plastique ne sont pas recyclables ou recyclés. George Nuku utilise le plastique et plus particulièrement le plexiglas depuis très longtemps dans ses œuvres. Il inscrit ce matériau dans la cosmologie et la généalogie maorie, whakapapa, puisque le pétrole, à l’origine du plastique, provient de la Terre Mère Papatuanuku. Il descend d’elle, tout comme la néphrite, pounamu7, l’une des pierres élevées au rang de taonga (« trésor culturel ») par les Maoris. Ainsi, le plastique est nommé par George Nuku pounamu. Il est donc lui aussi taonga, « [le] passé ancestral et [l’]extraordinaire futur fusionné en un moment déterminant : LE PRESENT ».8 Cependant, sa production, son utilisation et sa mise au rebut affectent d’autres figures cosmologiques maories comme Ranginui, le Père Ciel, le dieu des océans, Tangaora et Tane. Ce dernier est le premier homme, né de la Terre Mère et du Père Ciel. Il est le dieu des forêts et des oiseaux puisqu’il les a créé. De plus, pour les Maoris, les Tangata, les humains, sont issus du monde naturel. Ils sont des arbres et des oiseaux, puisqu’ils descendent de Tane. Ainsi, si les constituants de l’environnement sont en danger, les humains le sont eux aussi.

Enfin, en utilisant le plastique dans ses œuvres, George Nuku l’inscrit dans un cycle de durabilité qui s’oppose à celui aboutissant à l’abandon pure et simple des objets en plastique. Ainsi, l’artiste désire se rapprocher le plus possible de ce matériau afin d’avoir ensuite l’opportunité de lui demander de partir… Pour mieux comprendre cela, George Nuku explique que la relation que nous devons avoir avec le plastique est la même que celle des parents envers leurs enfants. Tel un père ou une mère, nous devons l’aimer, pour ensuite le laisser partir.9 Cette dernière étape doit passer par la sublimation du matériau, par une confrontation directe avec lui via les œuvres d’art.10 Grâce à la beauté nouvelle du plastique, nous pouvons nous rendre compte que nous avons évité le pire.

Détail de l’une des méduses, George Nuku © Photographie : Garance Nyssen

Pour George Nuku, tout plastique doit à présent devenir œuvre d’art. Le wakapounamu souligne nos erreurs maisest également porteur d’espoir. Au cœur de l’exposition, le visiteur embrasse la poésie des œuvres et découvre avec horreur à partir de quoi elles sont faites… Cette ambiguïté est recherchée par George Nuku et elle est efficace : nous prenons conscience de la situation et pouvons alors agir.

Message in a bottle, Muséum d'Histoire naturelle de Bourges : jusqu'au 24 novembre 2019.

Garance Nyssen

1 TER HALLE, A. & PEDROTTI, M. L., 2017. « Les débris plastiques en mer ». In EUZEN, A., GAILL,  F., LACROIX, D., CURY, P., (dir.). L’océan à découvert.  Paris,  Editions  du  CNRS, pp. 242-243.

Ibid, p. 242.

3 Les contaminants présents dans la mer s’immiscent dans la chaîne alimentaire lorsque les animaux ingèrent 3 les micro-particules par exemple, ou même simplement lors d’un contact avec l’eau ou les sédiments. Si les individus y sont soumis toute leur vie, cela peut entrainer des « altérations biochimiques ou cellulaires ou porter atteinte à l’ADN ». Evidemment, tous les composants de la chaîne trophique sont touchés, les humains compris. BURGEOT, T., « Pollutions chimiques des océans ». In EUZEN, A., GAILL, F., LACROIX, D., CURY, P., (dir.). L’océan à découvert.  Paris,  Editions  du  CNRS, pp. 238-239.

4 Communication personnelle, 5 juillet 2019.5 Communication personnelle, 5 juillet 2019.

6 Programme des conférences Océanie à l’occasion du Week-End Océanie au musée du quai Branly- Jacques Chirac, 29 et 30 juin 2019.

7 Pour en savoir plus sur pounamu, vous pouvez consulter : SPIGOLON, E., 2017. « Les eaux de jade d’Aotearoa », In CASOAR https://casoar.org/2017/11/29/les-eaux-de-jade-daotearoa/, dernière consultation le 2 juillet 2019.

8 Anon., 2016. Bottled Ocean 2116. Te Ao Maori. Muséum d’Histoire naturelle de La Rochelle, p. 15.

9 Communication personnelle, 5 juillet 2019.

10 Intervention de George Nuku, « Plastic Voyager », Week-End Océanie au musée du quai Branly- Jacques Chirac, 29 Juin 2019.

Bibliographie :

  • Anon, 2016. Bottled Ocean 2116. Te Ao Maori. Muséum d’Histoire naturelle de La Rochelle.

  • BURGEOT, T., « Pollutions chimiques des océans ». In EUZEN, A., GAILL, F., LACROIX, D., CURY, P., (dir.). L’océan à découvert.  Paris,  Editions  du  CNRS, pp. 238-239.

  • Intervention de George Nuku, « Plastic Voyager », Week-End Océanie au musée du quai Branly Jacques Chirac, 29 juin 2019.

  • Programme des conférences Océanie à l’occasion du Week-End Océanie au musée du quai Branly Jacques Chirac, 29 et 30 juin 2019.

  • TER HALLE, A. & PEDROTTI, M. L., 2017. « Les débris plastiques en mer ». In EUZEN, A., GAILL,  F., LACROIX, D., CURY, P., (dir.). L’océan à découvert.  Paris,  Editions  du  CNRS, pp. 242-243.

  • LETESSIER, M. In http://www.mathieu-letessier.fr, dernière consultation le 6 juillet 2019.

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