Le Hei Tiki, porteur de mémoire
« Toku hei tiki pounamu
Toku mantunga
Mon tiki de jade, pendentif
Mon précieux souvenir »1Voici les mots choisis par l’artiste contemporain maori George Nuku pour ouvrir une notice sur le hei tiki du musée du quai Branly - Jacques Chirac.
Alors qu’est-ce qu’un hei tiki, me direz-vous ? Et bien c’est un incontournable de la culture maorie d’Aotearoa (Nouvelle-Zélande, Polynésie). Bien plus qu’un bijou, cet objet est avant tout le réceptacle de la mémoire individuelle et collective du peuple maori.
Le hei tiki figure toujours un personnage, dont on distingue clairement la tête, souvent inclinée, et le corps dont les bras et les jambes sont arqués. Les mains reposent sur les cuisses ou sur le ventre. Le sexe est rarement figuré. Le visage se tend et se tord dans une expression intimidante, bouche ouverte, dents apparentes et yeux écarquillés, qui n’est pas sans rappeler le haka, position destinée à intimider l’adversaire particulièrement bien connue des amoureux de rugby çar pratiquée par l’équipe des All Blacks avant chaque affrontement.
Cette position pour le moins intrigante a été notamment décrite par certains commentateurs comme celle d’une femme en train d’accoucher2 (dite aussi « parturiente », terme indispensable à l’étonnement des invités de n’importe quelle soirée branchée), ou encore comme celle d’un embryon recroquevillé sur lui-même dans le ventre d’une mère.Le personnage est identifié comme une figure d’ancêtre dans tous les cas.
Le corps du hei tiki est taillé dans une écrasante majorité de cas dans une pièce de pounamu, à savoir la néphrite, pierre semi-précieuse dont la renommée n’a d’égale que l’éventail de nuances de vert qu’elle offre dans la nature et sa dureté presque égale à celle du diamant.
La nacre très colorée du coquillage paua (haliotis iris) ou de la cire rouge - après les premiers contacts avec les Européens - sont utilisés pour matérialiser les yeux.
La corde qui passait dans le trou percé dans la partie supérieure de leur tête était souvent associée à un fermoir taillé dans l’os d’un oiseau marin, l’albatros.L’association de la nacre de paua, du minéral pounamu et de l’os d’oiseau en font un objet singulier et complet, en ce qu’elle symbolise l’unité de la mer, de la terre et du ciel, plaçant donc le hei tiki à la convergence de tous les éléments qui composent l’univers maori.
Les hei tiki sont des objets prestigieux, qui étaient précieusement conservés au sein de boîtes à trésors connues sous le nom de waka huia, waka désignant la forme de pirogue qu’adoptaient ces boîtes et huia se référant à l’oiseau du même nom, le huia dimorphe (heteralocha acutirostris), dont les plumes étaient également prisées.
Les hei tiki sont intimement liés à leur propriétaire. Ces bijoux étaient - et sont toujours - portés par les hommes comme par les femmes, et transmis de génération en génération.
Au fil des vies et des morts, ils se chargent d’une énergie active bien connue dans le Pacifique sous le nom de mana.
Au moment de la mort, ils accompagnaient leur propriétaire dans sa sépulture jusqu’à s’imprégner de leur essence. Au bout d’un temps, le hei tiki était finalement confié à un des descendants pour qu’il ou elle le porte à son tour, le destinant à s’inscrire, vie après vie, dans le même cycle de transmission en restant toujours au sein de la même famille.
Le hei tiki est donc le support privilégié de la mémoire individuelle et du souvenir des générations passées. Chacun porte dans sa pierre, dans sa nacre et dans son son os le souvenir de cette généalogie, appelée whakapapa en maori et dont chaque homme et chaque femme est l’intime reflet.
Deux portraits de hei tikide la série « Te mate o te aroha/The pain of longing » de Fiona Pardington. Photographies argentiques sur gélatine. « Quai Branly suite ».
Fiona Pardington, artiste photographe maorie descendant de l’iwi Ngai Tahu du côté paternel, s’attache particulièrement au rôle de vecteur de mémoire des hei tiki. Dans sa série de photographies de 2002 « Te mate o te aroha/The pain of longing » est composée de portraits de pendentifs hei tiki issus de la collection du Okains Bay Maori and Colonial Museum. Mellissa Kavenagh, à l’occasion de « Unnerved : the New Zealand project» qui mettait en scène en 2010 des artistes contemporains néo-zélandais, s’exprima en 2010 en ces termes au sujet du travail de Fiona Pardington :
« C’est la provenance inconnue de ces hei tiki qui a intéressé Fiona Pardington et qui l’a poussée à les faire connaître à un public plus large, qui connaissait davantage les hei tiki en plastique produits pour les touristes que ces taonga (trésors) en pierre. En utilisant les codes de la photographie de portrait, Pardington cherche à traduire l’individualité intrinsèque de chacun de ces hei tiki en leur donnant un caractère fantomatique, surnaturel. En travaillant avec du noir et blanc et des techniques à la main pour souligner la luminescence inhérente à leur matière, Pardington a choisi de donner corps à l’esprit du hei tiki plutôt qu’à la couleur envoûtante de la pierre verte dans laquelle ils sont taillés. »3
D’autre part, le titre de la série « The pain of longing » traduit en maori « Te mate o te aroha » souligne le caractère orphelin de ces hei tiki.
Sans provenance identifiée, ils apparaissent comme ayant perdu leur propriétaire, qu’ils attendent et espèrent visiblement retrouver un jour avec l’emploi du terme « longing » en anglais, qui est une nuance douloureuse et mélancolique du verbe « attendre ». Privés de la famille qu’ils accompagnaient dans la vie comme dans la mort, ils contiennent encore en eux une généalogie dont la chaîne a été rompue lorsqu’ils furent abandonnés dans des circonstances qui restent obscures pour le Okains Bay Maori and Colonial Museum. Les photographies de Fiona Pardington choisissent donc de mettre l’accent particulièrement sur leurs yeux, qui semblent languir dans l’attente du retour de leur propriétaire légitime.
Heureusement, tous les hei tiki ne sont pas abandonnés ! Des photographies émouvantes d’époque et d’aujourd’hui les montrent avec leurs propriétaires les portant fièrement comme pendentifs.
Aujourd’hui, les hei tiki font encore largement partie de la culture populaire, à tel point qu’ils font même depuis 2016 l’objet d’une série d’emojis développée par Te Puia !
Nous vous laissons les découvrir ici sur leur page Facebook, Emotiki.
Les hei tiki se sont également retrouvés en 2017 au coeur d’une exposition majeure au musée du quai Branly, La pierre sacrée des Maori !
Si vous souhaitez en apprendre davantage sur la pierre pounamu ou la nacre paua, n’hésitez pas à consulter mes deux articles précédents sur le sujet !
Elsa Spigolon
1 LE FUR, Y., 2009. Musée du Quai Branly : la collection. Paris, Skira Flammarion, musée du quai Branly.
2 BEST, E., 1982. Maori religion and mythology : being an account on the cosmogonyn anthropogeny, religious beliefs and rites, magic and folk lore of the Maori folk of New Zealand. Section 2. Wellington, N.Z., P.D. Hasselberg.
3 PAGE, M., 2010. Unnerved : the New Zealand project. South Brisbane, Qld., Queensland Art Gallery. Traduction en français : Elsa Spigolon.
Bibliographie :
BECK, R., MASON, M., APSA A., 2010. The jade of New Zealand, Pounamu. Nouvelle-Zélande, Penguin group.
BEST E., 1974. The Stone Implements of the Maori. Wellington, A. A. Shearer.
COOPER W., DAVIDSON, J., HAKIWAI A., National museum of New Zealand, Wellington, c. 1989. Taonga Maori : treasures of the New Zealand Maori people. Sydney, Australian Museum.
LE FUR, Y., 2009. Musée du Quai Branly : la collection. Paris, Skira Flammarion, musée du Quai Branly.
MELANDRI, M., GEOFFROY-SCHNEITER, B., 2011. Maori : leurs trésors ont une âme. Issy-les-Moulineaux, « Beaux-arts » éd.-TTM.
Museum of New Zealand Te Papa Tongarewa, Wellington, 2006. Taonga Maori, icons from Te Papa. Wellington, Te Papa Press.
PAGE, M., 2010. Unnerved : the New Zealand project. South Brisbane, Queensland Art Gallery.
QAGOMA, 8 juin 2010. Fiona Pardington | 3/3 | Unnerved. Source, Youtube.
SKINNER, H. D., 1966. The maori hei-tiki. Dunedin, New Zealand, Otaga Museum.
SMITH, H., NEGRE, D., 2011. Maori : leurs trésors ont une âme. Paris, Musée du Quai Branly, Somogy éditions d’art.