Histoire d'un chef-d'œuvre : une paire de rapa de l'Île de Pâques
"Il est au milieu du Grand Océan, dans une région où l'on ne passe jamais, une île mystérieuse et isolée ; aucune terre ne gît en son voisinage et, à plus de huit cents lieues de toutes parts, des immensités vides et mouvantes l'environnent."1
Découverte en 1722 par le marin hollandais Jakob Roggeveen, l’Île de Pâques n’a cessé de fasciner les Occidentaux. Si les colosses de pierre moaï, effigies imposantes d'aristocrates divinisés, marquent d’emblée les esprits, c’est en 1774, lors du voyage du capitaine James Cook, que des sculptures en bois y furent pour la première fois collectées. Les témoins de cet art raffiné arrivent donc en Europe dès la fin du XVIIIème siècle, révélant à l’Occident le génie créatif des Rapanui (Pascuans), tant dans les multiples réinventions de la figure humaine que par la modernité des formes.
Les Pascuans, jusqu’à leur conversion au catholicisme en 1868, ponctuaient l’année par de nombreuses fêtes publiques qui avaient lieu au pied des plates-formes sacrées. Certains participants y arboraient une grande variété d’objets en bois sculpté : insignes de rang et figurines. Les plus grands et les plus stéréotypés d’entre eux, les ua et ao – tous deux sculptés sur leur partie supérieure d’une tête humaine bifrons –, étaient tenus à la main, leur base reposant sur le sol, comme l’illustre un dessin de Pierre Loti.2 Moins imposantes mais témoignant d’un degré technique extrêmement abouti, leur répondent les célèbres rapa, accessoires de danse à double pales qui portent à son apogée l’abstraction de la figure humaine.
De l’usage des rapa
Il faut attendre 1868 et l’escale de John Linton Palmer, chirurgien sur la HMS Topaze, pour connaître le nom originel de ces créations uniques au monde, les rapa. Palmer n’obtint pas de témoignage précis sur ces œuvres, mais il en vit entre les mains des Pascuans dès son débarquement ; cet objet apparaissait partout, sculpté ou peint sur les roches, tatoué sur le dos des femmes ; aussi en souligna-t-il l’importance. Le 4 janvier 1872, Pierre Loti fut le premier à assister à une "danse des pagayes", qu'il mentionne mais ne décrit pas.3
En 1886, William Thomson, trésorier du navire américain Mohican, observa des rapa lors de danses organisées à son intention. Il lui fut dit alors qu'ils « sont d’habitude tenus dans chaque main, mais de temps en temps [au cours de la danse], l’un et parfois les deux sont abandonnés ». Il en acquit deux, aujourd’hui encore conservés au Field Museum of Natural History de Chicago.4
Si la grande dimension de l’ao imposait une certaine solennité dans sa manipulation, le rapa, par sa forme diminutive, était quant à lui manié avec une grande vélocité : lors de danses guerrières exécutées par les chefs militaires devant le roi, les rapa virevoltaient à proximité de son visage « pour l’effrayer ».5 Par ailleurs, la petite dimension des rapa autorisait également leur emploi par paire lors de danses féminines assises.
Le concept de l’appariement
Le poids, la forme et l'équilibre des masses des rapa s'accordent bien avec une manipulation par paire. La poignée polie de certains d'entre eux atteste de frottements doux et insistants, absents des autres types de sculptures en bois. Il est facile d’imaginer ces objets tournoyant follement, une dans chaque main de la danseuse ou du danseur.
Le texte de Thomson – le seul témoignant du maniement des rapa - ne décrit pas leur appariement morphologique ; ce caractère demeure conjecturel et il n’existe aucun écrit établissant que les rapa d'une paire devaient être absolument semblables.
L’étude du corpus des rapa fait apparaître de réelles variations dans les dimensions, les proportions et les formes. Se distinguent dès lors à l’évidence des œuvres dont les dimensions, la morphologie et l’état de surface confirment la cohérence d’une paire. Ainsi, parmi les rapa du British Museum, ceux inventoriés sous les numéros 2599 et 2600 présentent, comme sur les œuvres présentées ici, des caractéristiques éminemment apparentées.
L'idée de couples de rapa était évidente pour le grand collectionneur et marchand William Ockelford Oldman (1879-1849) ; il en possédait cinq exemplaires dont quatre formaient ce qu'il appelle deux "paires" ; il ajoute, à propos de l'une d'elles6, que ses deux éléments "avaient été acquis en même temps à l'île de Pâques".
Ce sont à la fois leur dimension, leur forme, leur âge et leur patine (durée d’utilisation) qui nous permettent d’associer les deux rapa présentées ici. Malgré de légères différences, ils se répondent en premier lieu par des pales supérieures et inférieures respectivement superposables et par la transcription de la nervure médiane. Le dessin des visages et les silhouettes de ces œuvres s’accordent également dans le jeu subtil de courbes et de contre-courbes, tandis que la patine des poignées atteste d’un même usage prolongé.
Les éléments de chacune des « paires » décrites plus haut, présentent de légères différences de dimensions, mais des formes et des proportions très voisines. Il est vraisemblable que deux rapa morphologiquement très proches, conservées ensemble jusqu’à leur acquisition, étaient l’œuvre du même sculpteur ; il y avait exprimé ses propres canons esthétiques et donc son style individuel, perceptible dans la délinéation, la proportion relative des pales, la longueur de la poignée, etc.
« Les océaniens sont le seul peuple au monde qui ait donné à l’esthétique la primauté »7
Avec les pectoraux reimiro, les rapa constituent les meilleurs exemples de la recherche de perfection esthétique que manifestent les sculptures des grands maîtres pascuans. En 1774, au cours de l'escale de James Cook les naturalistes John et Reinhold Forster, s'émerveillèrent de "ce goût pour les arts" développé par les Pascuans dans leurs sculptures sur bois.8 Le plaisir esthétique est seul luxe que les Pascuans se permettaient en dehors de la glorieuse déraison de leurs monuments et de leurs statues de pierre.
Apogée de l’harmonie et de l’abstraction de la figure humaine, ces deux rapa témoignent d’un degré d’aboutissement éloquent. À l’épure magistrale des formes répondent ici le galbe délicat des contours et la beauté de la surface vierge de tout décor autre que la présence des visages stylisés. Chacun se résume à une ligne sculptée en champlevé, où la courbe des sourcils se prolonge dans l’arête rectiligne du nez, et à la représentation des ornements d’oreilles sphériques : ils sont l’essence même de la modernité. La pale inférieure évoque quant à elle, par ses courbes sensuelles, le bas du corps. Elle est parcourue axialement par une carène discrète qui se prolonge, au-delà de sa base, par un appendice phallique.
La beauté épurée de ces œuvres est sublimée par la qualité du bois et de sa patine. Les dix-sept rapa des collections publiques et privées examinés par Catherine Orliac ont été sculptés dans le bois du Sophora toromiro. Ceux présentés ici offrent, à l'observation macroscopique, tous les caractères de ce bois. Tailler des planches minces et rectilignes dans ce bois très dur présentant des nœuds et du contre-fil atteste d’un savoir-faire accompli. De surcroît, la rectitude de la pièce de bois implique, pour un toromiro naturellement tortueux et de petite dimension, des conditions de croissance très maîtrisées. À chaque tronc correspondrait un unique rapa, centré sur le cœur d'une planche diamétrale. Sous le vernis, classiquement apposé par les collectionneurs anglais au XIXème siècle, se devinent de longues stries peu profondes, parallèles au bord de la pale inférieure, qui résultent du polissage traditionnel de finition. Visible également sous le vernis de la poignée, le mince enduit noir originel est effacé par de vigoureuses manipulations. Quelques traces d’érosion et de compressions ponctuelles, elles aussi émoussées, égrignent le bord des pales. Il en est de même sur la plupart des rapa classiques ; ces caractères attestent, comme ici, de leur vie cérémonielle active.
Le corpus des rapa s’affirme comme l’un des plus aboutis de l’art polynésien. S’ajoute pour ce chef-d’œuvre l’histoire rarissime qui a permis à deux rapa de demeurer associés plusieurs siècles après leur création et de s’offrir à notre contemplation dans la magnificence de leur doublet conceptuel.
Pierre Mollfulleda
1 LOTI, P., 1872. L'île de Pâques. Journal d'un aspirant de la Flore, p. 5.
2 Rochefort, Musée Hèbre, réf. 2012.2.68 et 2012.2.50.
3 LOTI, P., et al., 2009. « Rapa Nui, l'île de Pâques de Pierre Loti ». In Rapa Nui : l'île de Pâques de Pierre Loti : Autour de la Collection Pascuane du Muséum de Toulouse. Toulouse, Muséum de Toulouse, p. 96.
4 THOMSON, W. J., 1891. « Te Pito te Henua, or Easter Island », Annual Report of the Board of Regents of the Smithsonian Institution, 1891, p. 491.
5 LAURIÈRE, C., 2014. L'Odyssée Pascuane: mission Métraux-Lavachery, île de Pâques. Paris, Lahic.
6 N° 360A et 360B.
7 LEENHARD, M., 1947. Arts de l'Océanie. Paris, Les Éditions du Chêne.
8 FORSTER, G., 1786. Florulae Insularum Australicum Prodromus, vol. 1, p. 591.
Bibliographie :
FORSTER, G., 1786. Florulae Insularum Australicum Prodromus, vol. 1, p. 591.
LAURIÈRE, C., 2014. L'Odyssée Pascuane: mission Métraux-Lavachery, île de Pâques. Paris, Lahic.
LEENHARD, M., 1947. Arts de l'Océanie. Paris, Les Éditions du Chêne.
LOTI, P. 1872. L'île de Pâques. Journal d'un aspirant de la Flore.
LOTI, P., et al., 2009. « Rapa Nui, l'île de Pâques de Pierre Loti ». In Rapa Nui: l'île de Pâques de Pierre Loti: Autour de la Collection Pascuane du Muséum de Toulouse. Toulouse, Muséum de Toulouse.
THOMSON, W. J., 1891. « Te Pito te Henua, or Easter Island », Annual Report of the Board of Regents of the Smithsonian Institution, 1891, pp. 447-552.