L'art aborigène contre les filets fantômes : interview de Stéphane Jacob sur les sculptures Ghostnets
Stéphane Jacob est à la tête de la galerie Arts d’Australie – Stéphane Jacob. (http://www.artsdaustralie.com/) Il a gracieusement accepté de me recevoir dans son appartement à Paris, qui est aussi son lieu de travail. J’ai hâte d’échanger avec lui au sujet des fascinantes sculptures ghostnets en filet de pêche, qui lient à la fois le monde de l’art aborigène et la défense de la faune marine. Nous commençons l’interview.
Elsa Spigolon : Bonjour, merci de me recevoir.
Stéphane Jacob : C’est un plaisir.
ES : Pouvez-vous rappeler brièvement ce que sont les ghost nets ? Ndla : ghost veut dire fantôme, et net filet de pêche ; ce sont donc des « filets fantômes ».
SJ : Il est important de bien distinguer ghost netset sculptures ghostnets. Les ghost nets sont des filets dérivants, dangereux pour la faune marine. Ces filets, à l’origine, sont utilisés pour la pêche autonome. Ils sont largués par les chalutiers en pleine mer avec des balises. Après quelques jours, les bateaux reviennent pour remonter ces filets, dans lesquels se sont pris de nombreux animaux marins. Cependant, ces filets dérivent parfois trop loin, et il devient alors impossible pour les chalutiers de les récupérer. Ces chalutiers pêchent dans les eaux internationales, hors des limites territoriales de chaque pays, et qui du coup ne sont pas soumis à la législation sur la pêche, ou bien s’en affranchissent. Ce sont ces filets abandonnés, dangereux pour la faune marine, que l’on appelle les ghost nets. La plupart du temps, on les trouve le long des côtes. Avec le temps, ils se déchiquettent, et finissent par échouer sur les rivages. Entre temps, ils tuent les animaux marins et détruisent la faune aquatique, car les animaux, au delà d’être pris à l’intérieur, peuvent aussi les ingérer et en mourir. Il faut savoir que ces filets font parfois plusieurs dizaines de kilomètres de long, ce qui représente une masse absolument colossale de déchets ! En consultant internet l’autre jour, j’ai trouvé des informations sur un qui faisait 80 kilomètres de long ! On appelle ces filets « fantômes » parce qu’ils semblent flotter sur les vagues comme les draps d’un fantôme. Les sculptures ghostnets sont réalisées à partir de ces filets ghost nets par les populations qui souffrent de ces déchets.
ES : Pouvez-vous m’en dire plus sur cette problématique pour les populations qui produisent les sculptures ghostnets que vous promouvez en tant que galeriste ?
SJ : La problématique de ces filets dérivants est multiple, mais en ce qui me concerne, je m’intéresse à l’impact que ces filets ont sur la vie des autochtones, particulièrement pour la communauté d’Erub de l’île Darnley dans le détroit de Torres, au nord du Cap York, et pour les Aborigènes de la communauté de Pormpuraaw du Golfe de Carpentarie, dans la même péninsule. Ces deux communautés se trouvent tout à fait au nord est du Queensland, au nord de l’Australie. Les animaux tués à cause des ghost nets sont à la fois des sources de nourriture pour les populations côtières, mais sont aussi pour certains d’entre eux la représentation de figures totémiques et ancestrales. Ces filets dérivants ghost nets ne sont qu’une partie de la masse des déchets plastiques qui parviennent sur les plages ; on y trouve aussi des filets de pêche normaux déchiquetés lors d’accrocs de pêche – simplement parce que jeter un filet par dessus bord une fois usagé coûte moins cher que de les ramener à terre pour les réparer. Cette pollution est très importante, elle se chiffre en plusieurs millions de tonnes. Ces chiffres sont connus notamment grâce à internet, sur le site novateur officiel de Ghostnets Australia. (https://www.ghostnets.com.au) Nous avons aussi une section qui leur est consacrée sur http://www.artsdaustralie.com/ghostnet.html. En tout cas, ces ghost nets dérivent le long des côtes de Papouasie-Nouvelle-Guinée et d’Indonésie, et se retrouvent bloqués par les îles du Détroit de Torres. Ils tournent du fait des courants dans le Golfe de Carpentarie ; c’est ce qui explique pourquoi c’est dans cette région spécifique qu’on trouve le plus grand amas de filets, matière première pour les artistes de la communauté de Pormpuraaw.
ES : Pouvez-vous m’expliquer la genèse du projet ?
SJ : En 2004, en Australie, il y a eu une prise de conscience de la pollution marine que constituait les filets et autres déchets plastiques sur les plages. Un groupe de personnes s’est alors réuni et a réfléchi à une façon de recycler les déchets et d’alerter efficacement l’opinion publique. C’est ainsi que sont nés l’association Ghostnets Australia et peu après, un mouvement artistique, qui porte le même nom. L’association est composée de chercheurs, de garde côtes et d’artistes, et se mobilise depuis 2004 pour l’identification, le retrait et la valorisation des ghost nets. Après avoir vérifié que le matériau était adapté à la création artistique en terme d’épidémie notamment, leur action s’est traduite par la création des sculptures ghostnets, qui furent le point de départ d’un véritable mouvement artistique pour les Aborigènes et les insulaire du Cape York.
De mon côté, j’ai été un médiateur, un passeur de savoir et un organisateur. La première fois que j’ai vu des ghostnets, c’était à Paris. Une universitaire de talent, Géraldine Le Roux – qui a d’ailleurs écrit le texte pour le catalogue que j’ai fait réaliser sur les ghostnets – avait présenté dans une exposition quelques œuvres en ghost net de petite dimension, et j’avais trouvé le concept très intéressant. Je me suis par la suite documenté ; puis, le projet de Monaco a vu le jour. L‘idée était de présenter un projet associant à la fois monumentalité, pour s’associer au lieu, et en même temps des œuvres ayant du sens et un lien avec la protection des océans. Pour moi, c’était évident que dans un musée océanographique comme celui de Monaco, il fallait aborder la mer. Or, dans le monde aborigène, la mer est relativement peu présente – en tout cas, on connaît l’Australie pour le Désert central notamment. En matière artistique, c’était surtout cantonné à la région Nord avec les peintures sur écorces, éventuellement quelques nasses à poissons, mais peu de représentations très en volume. J’ai pensé aux sculptures ghostnets parce qu’elles étaient particulièrement adaptées au sujet et au lieu, et on a donc réussi avec la communauté d’Erub d’une part, et la communauté de Pormpuraaw d’autre part, à créer un ensemble tout à fait remarquable. Nous avons notamment réalisé une installation qui porte le nom de « La vie de l’océan », Ocean Life, grâce au commissariat de Lynnette Griffiths, directrice artistique et artiste de la communauté d’Erub.
Depuis, le mouvement connaît un essor important, avec des œuvres de plus en plus grandes. Cependant, le fait qu’il s’agisse d’une communauté isolée rend la réalisation de sculptures monumentales plus difficile et plus coûteuse. Je ne suis pas le seul acteur sur la scène des ghostnets, car il existe plusieurs dimensions, dans le domaine à la fois environnemental et artistique. L’art est ma spécialité.
ES : Pouvez-vous m’expliquer le processus de création des sculptures ghostnets ?
SJ : À partir des filets fantômes ghost nets, les aborigènes réalisent des sculptures. Le filet devient prétexte pour la création de l’œuvre. Parmis les communautés que je représente, il y a des artistes très connus, par exemple Ken Thaiday Senior avec lequel j’avais réalisé en collaboration avec Jason Christopher une immense coiffe cérémonielle de plusieurs mètres de haut.
Différentes techniques sont employées. Les filets sont récupérés sur les rivages, ou rapportés par la mer. L’idée est d’avoir une grande diversité de filets. Ces filets sont souvent réalisés mécaniquement, dans les usines. Aujourd’hui, c’est du polypropylène teinté dans la masse, qui ne se décolore pas. En fonction des communautés, le traitement de la matière est complètement différent. Dans la communauté de Pormpuraaw, on construit d’abord une cage en métal dans laquelle ils vont mettre du filet, et parfois en rajouter par dessus, et souvent peindre pour donner quelque chose d’assez spectaculaire. Les couleurs évoquent celles des poissons. À Erub, dans la communauté insulaire, là en revanche, aucune intervention extérieure : le matériau brut est récupéré, nettoyé et ensuite brodé, cousu sur une structure dont la trame est plastique, ce qui permet de donner du volume, car le fil très souple a besoin d’être placé sur une âme. C’est l’âme qui reproduit la forme de l’animal ; cette âme peut être en bambou, ou dans un autre matériau. Les techniques sont très variées. L’œuvre part souvent d’une idée, d’un dessin réalisé sur un cahier ; ensuite, on trace à la craie l’œuvre à plat, grandeur nature. Enfin, on peut commencer à découper et à travailler la structure avant de poser les filets.
ES : Combien de sculptures ghostnets avez-vous commandé jusqu’à présent ?
SJ : J’ai fait réaliser ou obtenu la réalisation de presque une centaine d’œuvres en filets recyclés. Comme je l’ai expliqué, le mouvement existe depuis longtemps. Il s’est développé encore davantage à la suite de l’exposition que j’ai organisée pour le compte du musée océanographique de Monaco. L’exposition, qui s’appelait « Taba Naba : Australie, Océanie, art des peuples de la mer » a eu lieu de mars 2016 à février 2017 dans le salon d’honneur, avec l’installation d’une quarantaine de pièces. À la suite de ça, l’installation a été démontée, et une partie des pièces a voyagé jusqu’au Musée d’Ethnographie de Genève dans le cadre de l’exposition « L’Effet boomerang – Les arts aborigènes d’Australie » du 19 mai 2017 au 7 janvier 2018. Puis, une partie est allée rejoindre un nouvel arrivage d’œuvres exposées à l’aquarium de Paris ; ce projet s’appelait « Australie : la défense des Océans », et fut le fruit d’une collaboration entre la coopérative artiste de Pormpuraaw, la galerie Arts d’Australie – Stéphane Jacob (Paris) et la galerie Suzanne O’Connell (Brisbane). Elle a bénéficié du soutien du gouvernement australien et de l’Etat du Queensland. Par la suite, cette exposition est allée au siège de l’Organisation des Nations-Unies à Genève, du 1erau 30 septembre 2017, puis à l’université de Genève d’octobre à décembre 2017. Elle poursuit pour partie sa carrère muséographique à l’abbaye de Cluny dans le cadre de l’exposition « Bestiaire du monde », qui a lieu du 24 mai au 24 juin 2018. Ensuite, elle partira en Allemagne au musée de Brême, du mois d’août jusqu’à novembre 2018. Les ghostnets poursuivent leur carrière internationale. En parallèle, nous avons créé des œuvres qui sont parties à New York au siège des Nations Unies pour la conférence sur les Océans du 5 au 9 juin 2017 (http://www.un.org/fr/conf/ocean/). Cela a permis de montrer à tous les délégués présents de nombreux pays la façon dont les aborigènes travaillaient les ghost nets.
ES : Combien d’espèces marines avez-vous déjà fait représenter par le biais des sculptures ghostnets ? Pouvez-vous en citer quelques exemples ? Y a-t-il des préférences dans les espèces que vous représentez ?
SJ : Certaines différences existent en fonction des communautés. Je représente deux communautés en particulier, une communauté aborigène, celle de Prompuraaw, et d’autre part la communauté d’Erub, sur l’île de Darnley au nord du Cap York, dans la région des îles du Détroit de Torres. Ces insulaires ont une mythologie particulière, qui est très centrée sur la mer. Les groupes claniques et linguistiques des îles du Détroit de Torres sont très différents. On y trouve des cérémonies associant les coiffes cérémonielles, les dari - des habits particuliers -, avec la mer et le monde marin. On y trouve souvent des coiffures cérémonielles sous la forme de requins par exemple. Parmis les espèces représentées, j’ai eu le requin marteau, la raie manta, le poisson scie, le poisson pierre, la méduse, le requin bouledogue, la brème, l’espadon, le thon, la sardine, le dugong, le crocodile ou encore la raie guitare, le barbure à quatre doigts, le saumon, la tortue, l’hippocampe…
ES : Ce que vous énoncez, ce sont donc des espèces qu’on trouve toutes là-bas localement ?
SJ : Tout à fait. Les fonds poissonneux de cette région sont extraordinaires.
ES : Combien de temps y a-t-il entre la commande et la réception d’une sculpture ghostnet ?
SJ : Question piège. C’est très très très compliqué à dire. Il y a une œuvre dont j’avais besoin il y a trois mois que j’attend toujours, et une œuvre que je n’attendais pas qui est arrivée trois jours après. Le délai est très varié ; ça dépend des artistes et des communautés. Par exemple, à Erub, si vous voulez une tortue d’une taille raisonnable, il faudra attendre le mois d’août de l’année prochaine, c’est-à-dire presque un an. C’est une toute petite communauté, il y a donc un tout petit débit.
ES : Combien d’artistes y a-t-il dans les communautés ?
SJ : Ça varie. Par exemple, dans l’exposition à Monaco qui présentait une quarantaine de pièces, il y avait une vingtaine d’artistes différents. À Paris, à l’aquarium, il y en avait une quinzaine.
ES : J’ai cru comprendre que les artistes travaillaient parfois ensemble sur de mêmes œuvres ?
SJ : Vous avez assez bien compris, mais pas pour tout. Les très grosses pièces comme la baleine sont des œuvres collaboratives. Les pièces de taille moyenne que je présente ici, comme l’hippocampe ou le poisson archer, sont des pièces individuelles. Toutes les petites œuvres ou œuvres de taille moyenne sont réalisées individuellement, et toutes les très grandes œuvres collectivement.
ES : Combien de temps de réalisation pour l’œuvre monumentale que vous avez récemment vendue, la baleine ?
SJ : C’est une œuvre très spectaculaire, qui est partie dans une extraordinaire collection en Suisse. L’exposition a eu lieu jusqu’au mois de mai à la Fondation Arnaud. C’est une œuvre qui a été initiée dans le cadre d’une résidence d’artistes où deux artistes du Queensland ont travaillé avec une vingtaine de personnes ; ça a duré quinze jours. Au bout de quinze jours, le gros de la sculpture avait été fait - mais des choses ont tout de même été améliorées ultérieurement.
ES : C’est impressionnant, pour une œuvre aussi grande !
SJ : De manière générale, la question du temps est très compliquée à aborder pour les œuvres aborigènes. Ca dépend de si l’artiste a du temps pour lui, si la commande ne coincide pas avec une cérémonie. Le temps des îles est différent du nôtre, et très lié aux activités cultuelles et à la vie de la communauté.
ES : Comment organisez-vous la rémunération des artistes en fonction du prix de l’œuvre ?
SJ : C’est très simple. Le prix d’une œuvre est fixé d’une façon très simple : le prix d’achat, puis les frais et la marge. Le prix d’achat est fixé d’avance, je ne fonctionne jamais à la commission. La communauté me fixe un prix, est c’est ce prix-là que j’honore.
ES : Pouvez-vous m’en dire plus sur vos prix de vente ?
SJ : Parmis les œuvres qui sont disponibles à la vente, au niveau des pièces individuelles, on est entre 3000 et 6000€ en fonction des tailles. Les premiers prix de ghostnets que j’ai eus étaient autour de 1500€. Le prix dépend de la taille, de leur volume et de la complexité du transport. Les œuvres coûtent entre 1000 et 100 000€ en termes de prix affichés, ce qui ne veut pas dire que ce sont les prix réalisés, cela dépend de la négociation privée.
ES : Les œuvres que vous présentez en exposition, par exemple celles qui se trouvaient à l’Aquarium du Trocadéro, sont-elles directement disponibles à la vente ? Y a-t-il un mécanisme par lequel vous contacter lorsqu’un client est intéressé ?
SJ : Dès lors qu’on est dans un espace public, et de surcroit national – un musée, une institution comme l’ONU par exemple –, les prix ne sont absolument pas affichés, et la réféence à la vente n’est pas indiquée. Néanmoins, les gens intéressés peuvent être mis en relation avec moi. Dans des lieux ouverts au public mais privés, comme l’Aquarium de Paris, les prix n’étaient pas affichés mais les personnes intéressées pouvaient demander des informations à l’accueil. Dans un lieu comme une foire ou une galerie en revanche, pas de souci.
ES : Vous avez rencontré beaucoup de succès pour les expositions publiques, est-ce également le cas auprès des acheteurs privés ?
SJ : Bien au delà de mes espérances ! Pas forcément au niveau financier d’ailleurs. Le fait que ces œuvres soient figuratives les rend curieusement plus complexes à vendre que des œuvres non figuratives d’art aborigène. Les gens, par ailleurs, associent directement l’objet à l’animal, au poisson, et qui dit poisson dit bord de mer, et dit décor de maison de vacances le plus souvent. C’est une objection que j’ai beaucoup rencontrée : les gens me disaient « C’est super, mais je ne vois pas où je peux mettre ça à Paris. » ; ce qui est dommage, parce que certaines personnes aimaient particulièrement les œuvres mais ne les imaginaient pas chez eux. Au delà de ça, les sculptures sont toujours plus compliquées à vendre, du fait de leur dimension tridimensionnelle – et celles-ci doivent être souvent mises en suspension. Donc je pensais que certaines œuvres se vendraient plus facilement. En revanche, j’ai beaucoup vendu à des institutions ou à des collections très importantes qui ont bien reçu le message. Plus d’une dizaine de projets ont décollé de Monaco. En tout cas, il y a un intérêt grandissant. C’est un investissement important, en temps, en argent, c’est une vraie cause, et c’est passionnant parce que c’est un autre univers.
Je remercie encore Stéphane Jacob de m’avoir reçue dans de si agréables conditions, et d’avoir partagé un moment privilégié avec moi pour permettre l’écriture de cet article. À très bientôt sur CASOAR !
Elsa Spigolon