Rapa Nui : île de l'oubli ?
Rapa Nui. Île de Pâques. 166 km carrés de terres, mis à l'écart par les vents et courants, à 4000 km à l'est de Tahiti et presque autant à l'ouest des côtes chiliennes. Des falaises escarpées pour seul rivage, interdisant l'éclosion des graines portées par l'océan, une végétation rase, une eau pauvre en plancton et donc en poissons et mammifères marins. Sépulture de colosses de pierre, tantôt entiers, dressés ou couchés au bord des falaises, tantôt inachevés, émergeant du flanc du volcan Rano Raraku, comme si le temps s'était figé. C'est du moins l'impression qu'en a, dans les années 1930, Alfred Métraux :
« On se promène dans la carrière comme si c'était un jour de repos. […] Mais demain ils reviendront et de nouveau les flancs de la montagne retentiront des coups de martaux en pierre, on entendra les rires, les discussions [...] ».1
En débarquant sur l'île en 1722, le navigateur néerlandais Roggeveen brise six siècles d'isolement total. Il y découvre une population affaiblie, qu'il juge incappable de produire et déplacer les colosses et ayant déjà, à cette époque, totalement oublié le culte des moais au profit de Makemake, une divinité oiseau. Les statues de pierre deviennent alors, pour les occidentaux, une énigme insolvable capable d'alimenter tous les fantasmes.
L'île a nourri les théories les plus extravagantes. Dès 1841, Dumont D'Urville imagine les terres polynésiennes comme les hauts sommets d'un continent enfoui. Plus tard, dans la seconde moitié du XIXème siècle, Madame Blavatsky, mère de la théosophie2, s'intéresse à l'anthropogénèse : les débuts de l'homme sur Terre. Pour elle, quatre humanités nous précèdent, ayant toutes connues une naissance, une maturité, une apogée et une décadance. Elle aussi, évoque un immense continent effondré s'étendant de l'Afrique au Pacifique : la Lémurie. Celui ci aurait abrité la troisième humanité et l'île de Pâques en serait l'une des terres encore émergée. Enfin, cette théorie du continent enfoui est à nouveau réactivée dans les années 1920 par l'aventurier Churchward empruntant à plusieurs auteurs pour créer un continent Pacifique inspiré à la fois de la Lémurie et de l'Atlantide : Mu. Mais à partir des années 1950, l'œil occidental délaisse les profondeurs marines pour scruter le ciel. Certains, comme le suisse Von Däniken en 1969, soupçonnent une intervention extra-terrestre sur Rapa Nui :
« Qui donc a pu tailler de tels blocs de pierre à même la montagne, puis les transporter - sans rouleau - à plusieurs kilomètres de distance ? Qui a pu leur donner forme, les polir, les ériger ? Et comment leur a-t-on mis sur la tête ces chapeaux de dix tonnes ? »3
avant de poursuivre
« Selon la tradition orale, des hommes volants auraient atterri sur l'île il y a longtemps et auraient montré aux habitants comment on fait du feux ».4
D'autres encore, comme Mazière, accordent une autonomie aux géants affirmant que, chargés de mana5 ou poussés par des forces magnétiques ou gravitationnelles, ils auraient marché. Ces thèses attribuent la fabrication et la mise en place des géants de pierre à des civilisations éteintes ou des manifestations non-humaines niant aux rapa-nui leurs compétences techniques.
Les huit cent colosses de l'île ont, semble il, été sculpés entre le XIIème et le XVIIème siècle avec, au cours de cette période, un accroissement de leur taille passant de un ou deux mètres à dix mètres pour deux d'entre eux en fin de période. C'est à ce moment là également qu'un pukao de tuf rouge, extrait du volcan Puna Pau, leur est adjoint. Qualifié tour à tour de chapeau, diadème de plumes ou symbole funéraire, il s'agit pour Métraux d'un toupet de cheveux noués sur la tête en signe de haut rang. À cette pièce peut s'ajouter de la peinture, rouge ou blanche, ainsi qu'une sclérotique de corail. Certains moais se trouvent encore aujourd'hui fichés dans les flancs du volcan ou inachevés en son sein. D'autres ont rejoint les grandes plates-formes cérémonielles des côtes : les ahu. Néanmoins Métraux nous met en garde contre une « interprétation romantique et absurde »6 de défense du territoire face aux menaces venues de la mer, en effet les statues « tournent le dos à l'adversaire et font invariablement face aux molles collines et aux plaines de l'intérieur. »7 Les ahu, espaces cérémoniels et sépultures d'ancêtres importants, structurent l'espace social et manifestent la puissance des groupes, chacun possédant une bande de terre allant des côtes aux collines centrales ainsi qu'une part d'océan. Les moais dominant leur territoire sont alors, pour la plupart des chercheurs et bien que les sources soient peu nombreuses, des représentations ancestrales. Cette théorie s'appuie en partie sur les observations du capitaine Cook qui constate que certaines de ces statues portent des noms parfois précédés du mot moai (signifiant lieu de sommeil ou sépulture) et ariki (signifiant chef). De plus, les ahu servent de sépulture aux ancêtres illustres du groupe. À l'intérieur des terres d'autres moais semblent plus isolés. Nous pourrions y voir un abandon lors du transport mais Routledge y voit plutôt des marqueurs de routes anciennes partant de la carrière vers les côtes. Peut-être ces routes étaient elles employées au transport des géants ; en revanche, rien n'indique qu'elles aient pu être empruntées à titre cérémoniel. Enfin, quatorze statues parsèment le territoire sans que l'on ai trouvé d'explication convaincante à leur existence. Observer la répartition des moais sur l'île, comme nous venons de le faire, semble, dans la littérature, invariablement conduire à la question de leur transport, compétence bien souvent niée aux rapa-nui dont, en outre, la tradition orale évoque un chef mythique ou des prêtres spécialisés ayant donné l'ordre aux statues de marcher. En 1722, Roggeveen écrit : « […] nous ne pouvions comprendre comment des gens, sans solides espars et sans cordage furent capables de les dresser ».8 Mais, pour les Orliac, il s'agit d'un faux problème. D'une part, le poids des colosses a souvent été surévalué, à 300, 400 voire 500 tonnes là où une statue de cinq mètres ne pèse que 16 tonnes en moyenne. D'autres, part, partout en Polynésie, les populations tractent de lourdes charges notamment leurs pirogues (pesant plusieurs dizaines de tonnes) sur le rivage à l'aide de trains de bois. Les chercheurs proposent, pour les moais, un transport dérivé de ces techniques. En réalité, la difficulté réside principalement dans la fragilité de la roche employée, très hétérogène, aussi devait elle être soigneusement emballée pendant le transport.
Mais alors pourquoi délaisser les ahu, abandonner les moais inachevés et les technologies associées ? La tradition orale garde en mémoire le mythe d'une vieille femme ayant posé un interdit sur l'exploitation de la carrière après qu'on eut mangé la nourriture qui lui était destinée. Les analyses scientifiques des pollens et charbons anciens, elles, permettent d'affirmer, qu'avant le XVIIème siècle, l'île était recouverte d'arbres pouvant mesurer jusqu'à trente mètres de hauteur. Mais à partir de cette période, les chercheurs ont constaté que, dans les foyers des maisons, le bois fut remplacé par de l'herbe et il est probable que ce changement d'habitudes témoigne d'un changement environnemental. Plusieurs chercheurs évoquent l'écocide mais, pour les Orliac, il est difficile d'envisager qu'une population détruise durablement son unique source de survie. Ils se penchent alors sur l'étude du phénomène El Ninio qui, de manière irrégulière, modifie les paramètres océaniques et atmosphériques dans le Pacifique. De manière contemporaine, ils constatent un impact identique du phénomène sur l'île de Pâques et la Nouvelle-Calédonie et supposent l'ancienneté des ces similitudes. Or, l'étude des coraux néo-calédoniens, qui, au cours de leur croissance, enregistrent les modifications climatiques, indique qu'au XVIIème siècle l'île fut frappé par une baisse de la température et des précipitations. Si cela est applicable à l'île de Pâques, la thèse de l'écocide pourrait alors être écartée au profit d'une catastrophe climatique ayant entrainé la déforestation de l'île. Il ne serait pas alors incongru d'imaginer l'abandon des anciennes croyances entourant les moais et du système politique passé au profit du culte de Makemake et d'un pouvoir non hétéditaire après que les populations aient cru à l'abbatement du courou des dieux sur leur île sans que les rois ne puissent rien y faire.
Construire l'histoire de l'île de Pâques, fragment par fragment. Pallier l'amnésie par la science en acceptant qu'elle ne réponde pas aux mêmes interrogations. Accepter les incertitudes mais surtout les élucubrations comme un volet important de l'histoire de l'île lui aussi porteur de vérité, parlant de son époque et, derrière la fantaisie qu'on peut y trouver, d'un certain regard sur l'autre.
Margot Kreidl
1 METRAUX, A., 1941. L'île de Pâques. Paris, Gallimard.
2 Pensée selon laquelle toute religion possède une part de vérité universelle.
3 VAN GRASDORFF, G., 2013. Secrets & mystères de l'île de Pâques. Paris, Presses du Chatelet.
4 ibid.
5 Concept répandu dans toute la Polynésie d'une force surnaturelle, pouvant être bénéfique ou maléfique, et entourée de tapu (interdits).
6 METRAUX, A., 1941. L'île de Pâques. Paris, Gallimard.
7 ibid.
8 ibid.
Bibliographie :
ESEN-BAUER, H-M., 1990. "Sculptures mégalithiques et architecture monumentale" In L'île de Pâques : une énigme ? Bruxelles, Musées royaux d'art et d'histoire.
France inter, 2000 ans d'histoire, émission du 09/06/2004, écoutée le 20/06/2018, https://www.youtube.com/watch?v=1GAi8QD2COI
ORLIAC, C., ORLIAC, M., 1995. Bois sculptés de l'île de Pâques. Marseille, Parenthèses.
ORLIAC, C., ORLIAC, M., 2004. Les dieux regardent les étoiles. Paris, Gallimard.
ORLIAC, C., ORLIAC, M., 2008. Rapa Nui, l'Ile de Pâques. Paris, Louise Leiris.
ORLIAC, C., ORLIAC, M., 2008. Trésors de l'île de Pâques, collection de la congrégation des sacrés coeurs de Jésus et Marie SS. CC. Paris, Louise Leiris.
METRAUX, A., 1941. L'île de Pâques. Paris, Gallimard.
VAN GRASDORFF, G., 2013. Secrets & mystères de l'île de Pâques. Paris, Presses du Chatelet.