Des ali’i aux Beachboys : à la recherche de la vague parfaite
Pratique estivale par excellence, le surf est associé à de nombreux stéréotypes sur la côte ouest américaine. Ces stéréotypes trouvent leur origine dans les différents médiums à partir de la seconde moitié du XXème siècle. Le surf n’est plus seulement un sport ou une passion mais devient un mode de vie. Cependant, l’origine du surf est bien plus ancienne. Pratiqué dans différentes régions en Océanie, il trouve néanmoins un développement particulièrement important à Hawaï. Les premières mentions de surf en Océanie se retrouvent au XVIIIème siècle. En 1766, Joseph Banks, à bord de l’expédition de James Cook, mentionne à Tahiti « des Natifs fendre les vagues à l’aide d’une planche et se tenir debout »1. Vingt ans plus tard, sur l’île de Pâques, le comte de La Pérouse observe également cette pratique. De toutes les populations, ce sont les Hawaïens appelés alors les Sandwichiens qui fascinent le plus les explorateurs européens. Ils sont décrits comme « de véritables êtres amphibiens qui se tiennent fièrement sur les crêtes des brisants à l’aide de planches élaborées »2.
Le he’e nalu : une pratique au cœur de la société hawaïenne
Comme l’écrit Ralph Kuykendall, le surf appelé he’e nalu est pratiqué « par toutes les couches de la population, des plus jeunes aux plus âgés ». Il est un loisir très apprécié mais à la différence des autres archipels, le surf possède à Hawaï une fonction notable dans la société. Pour comprendre cela, il faut tout d’abord s’intéresser au système social hawaïen. Hawaï se compose à l’arrivée des Européens de quatre royaumes guerriers en compétition3. Comme ailleurs en Polynésie, la stratification sociale est fortement marquée. On distingue les ali’i, les élites, les gens du commun appelés maka’ainana et les kauwa qui correspondent aux prisonniers de guerre ou aux esclaves. Ces trois classes sont elles-mêmes subdivisées en plusieurs rangs. Ainsi, la classe des ali’i se découpe en neuf rangs selon le niveau d’autorité et de responsabilités politiques et religieuses4. Chaque classe doit respecter un système d’interdits appelés kapu. Ce système encadre différents éléments de la vie quotidienne y compris la pratique du he’e nalu. Les ali’i sont les seules à pouvoir surfer dans certaines zones. Les différentes classes ne peuvent pas surfer en même temps. Ainsi, lorsque les chefs décident de surfer à un endroit précis, ils rendent alors le site interdit aux habitants5. L’usage exclusif de certaines zones par certains chefs permet de rendre tangible et légitime « une distinction sociale et spatiale avec le reste de la société »6. Ces distinctions se retrouvent également dans la fabrication des planches de surf. La taille, le poids et les matériaux utilisés font l’objet de nombreuses restrictions. Les planches paipo et alaia sont ainsi réservés aux gens du commun tandis que la planche olo est réservée aux ali’i. Les paipo et les alaia sont faites en acacia ou en arbre à pain et sont de taille modeste (de 50 cm à 1 m 80) tandis que les olo sont réalisées en wiliwili, bois utilisé pour la confection de pirogues, ce qui permet d’atteindre jusqu’à 5 mètres de hauteur7. La réalisation d’une planche royale s’accompagne de nombreux rituels de la sélection à sa taille ainsi que lors de son entretien. Ces planches très importantes sont nommées et font l’objet de nombreuses attentions. Lord Byron écrit qu'elles sont aussi précieuses « qu’une calèche pour les Britanniques ».
Le système politique est intrinsèquement lié au système religieux hawaïen. Les ali’i obtiennent le pouvoir de leur mana. Ce mana provient des dieux et des ancêtres et se transmet par la généalogie. Ainsi, le mana du roi est plus important puisque généalogiquement, il est le plus proche des ancêtres fondateurs, eux-mêmes descendants des dieux. Cependant, le mana n’est pas permanent ; il peut se perdre ou s’acquérir lors de rites, de guerres, d’alliances, d’adresse lors de jeux comme le he’e nalu8. Le surf se retrouve donc au centre de stratégies complexes de rivalité entre chefs. Les élites cherchent ainsi à impressionner d’autres chefs lors de grandes démonstrations sportives pour montrer toute leur prouesse et ainsi gagner en mana. L’histoire de Naihe, époux de la reine Kapi’olani permet de montrer tous les enjeux qui se cachent derrière le surf. Celui-ci n’est pas d’un rang très élevé mais il est très respecté pour son art oratoire et sa pratique du surf. Il attise ainsi la jalousie de chefs voisins qui organisent alors une compétition de surf. Les participants doivent quitter le rivage en même temps, surfer la plus haute vague. Cependant, Naihe n’est pas prévenu que la compétition veut qu’une personne récite sa généalogie avant que l’un des participants ne revienne sur le rivage. Une femme parvient in extremis à rejoindre la plage et à réciter la généalogie de Naihe et lui permet de l’emporter. On voit donc avec ce récit que le surf occupe une place importante dans les rivalités politiques au même titre que les guerres.
Le surf occupe également un rôle important lors des festivités de Makahiki. Cette période de paix est rythmée par des cérémonies en l’honneur du dieu de la fertilité et de la reproduction, Lono. Celui-ci est reconnu pour ses prouesses en lancer de javelot et en surf9. La période est donc marquée par de nombreuses compétitions de surf concernant cette fois-ci toute la population. Ces compétitions sont également un moyen de pratiquer l’autre activité préférée des Hawaïens, les paris. Ces paris pouvaient être conséquents allant jusqu’à mettre en jeu sa liberté individuelle ou sa propre vie. Enfin, il ne faut pas oublier de mentionner l’aspect infiniment sensuel du surf. « C’est l’occasion d’exhiber ses courbes et ses muscles au milieu de l’écume »10. On affirmait que si un homme et une femme surfaient la même vague, c’est qu’ils s’invitaient à des ébats érotiques11. À ce titre, l’exemple de la légende de Kelea, surfeuse de Mau’i est particulièrement pertinent. Ses prouesses physiques lui ont permis de se marier à Lo Lale, chef de Lihu’e puis à Kalamakua, chef de Waikiki12.
Le he’e nalu face à l’arrivée des Occidentaux : le mythe de la disparition
Plusieurs anthropologues, sociologues et historiens prétendent que le surf disparaît au XIXème siècle. Selon ce discours dominant, le surf ne réapparaît qu’au début du XXème siècle. Cependant, les travaux de Jérémy Lemarié permettent de nuancer cette vision. Les missionnaires calvinistes longtemps accusés d’avoir été à l’origine de la disparition du surf n’apparaissent plus comme la seule cause. Les travaux de Clark et Walker ont permis de montrer que le déclin de surf est aussi causé par une forte chute démographique durant la première moitié du XIXème siècle ainsi que par la fin du système politico-religieux kapu. La société hawaïenne change profondément à la mort de Kamemeha Ier, le 8 mai 1819. Celui-ci était parvenu à créer un royaume uni et en paix dans tout l’archipel. À sa mort, son fils aîné, Liholiho, n’a que 18 ans. L’épouse favorite de Kamehameha Ier, Ka’ahumanu le juge trop jeune pour régner. Il s’en suit alors des conflits de succession. Ka’ahumanu organise un groupe souhaitant un ordre nouveau et une redistribution du pouvoir entre tous les chefs de haut rang. À l’inverse, un groupe plus conservateur est formé par les fidèles de Kamehameha. Liholiho cède finalement au groupe réformiste de Ka’ahumanu. Il décide de redistribuer les territoires en abolissant le système kapu. La décision est rendue officielle lors d’un banquet tenu le 1er novembre 1819. Liholiho est attablé avec Ka’ahumanu alors que le système kapu interdisait aux hommes et aux femmes de manger ensemble. Le roi annonce enfin la destruction de tous les lieux religieux, heiau, ainsi que des images divines13. Le système politico-religieux sur lequel reposait le he’e nalu n’existe plus ce qui permet d’expliquer son déclin. De plus, l’accès au titre royal n’est maintenant possible que par hérédité. Il n’existe plus de compétitions aristocratiques pour le pouvoir et donc plus de raison de s’affronter lors de compétitions sportives.
Dans ce cas, pour quelle raison les missionnaires ont-ils alors été accusés d’être à l’origine de la disparition du surf ? Les missionnaires méthodistes ont tenu un discours très virulent contre la pratique du surf. Envoyés par le Conseil américain délégué aux missions étrangères, ceux-ci arrivent à bord du Thaddeus le 30 mars 1820. Les méthodistes sont présents dans l’archipel pour juger « la capacité d’évangélisation des populations »14. Le missionnaire Na Owlawahie note que « la paresse est la raison de tous les maux des habitants de l’archipel »15. Les insulaires préfèrent surfer et s’amuser dans l’eau « tels des animaux » plutôt que de travailler la terre. Pour changer cela, les missionnaires comprennent qu’ils doivent d’abord convaincre le roi et les ali’i. Ils réunissent ainsi tous les chefs le 18 juin 1825 pour « encourager l’instruction et éradiquer les vices tels que la débauche, la consommation de spiritueux, le vol, les paris ». Le surf est tout autant concerné ; Sarah Joiner Lyman, épouse du missionnaire David Belden reproche la dangerosité du surf ainsi que les rapprochements érotiques qu’il crée. Elle écrit ainsi : « Il est trop pratiqué aujourd’hui, et est à l’origine d’une grande iniquité, dans la mesure où il engendre des rapports sexuels entre les sexes sans discrimination. Aujourd’hui un homme est décédé sur sa planche de surf. Il est tombé de celle-ci, mais n’a pas encore été retrouvé. J’espère que cela servira de leçon aux autres, et que beaucoup d’entre eux seront convaincus d’abandonner ce divertissement ridicule »16. Toute activité aquatique est perçue comme profondément dangereuse au XIXème siècle. Les médecins ne comprennent pas comment le corps humain peut flotter et les hommes sont marqués par la peur d’être englouti dans les abysses17. Le surf est considéré comme incompatible avec le modèle occidental du travail. Ainsi, le missionnaire Paaluhi demande au gouverneur royal de bannir le surf sur le comté de Waianae car il détourne la population du travail des terres. On retrouve des plaintes similaires vis-à-vis des enfants qui préfèrent surfer durant les heures de classe. On comprend mieux pourquoi les missionnaires souhaitent détourner la population de cette pratique. Le he’e nalu éloigne les insulaires des principaux lieux de missionnarisation que sont l’école et les champs. Progressivement, l’attrait pour le surf diminue face aux remontrances et plaintes des méthodistes18.
Ainsi, le déclin de la pratique du surf dans la première moitié du XIXème siècle s’explique par plusieurs facteurs : un déclin démographique important causé par les maladies importées par les Européens et les guerres et conflits armés, la chute du système politico-religieux kapu et la pression des méthodistes. Il ne faut pas oublier également que l’archipel d’Hawaï connaît entre 1812 et 1830 une intense activité de commerce du bois de santal. Le bois est collecté dans l’archipel avant d’être vendu par les Occidentaux à la Chine. Cette production très importante « mobilise l’essentiel de la force de travail hawaïenne»19. Les insulaires n’ont plus le temps pour les divertissements comme le surf. Dès la première moitié du XIXème siècle, les missionnaires méthodistes sont critiqués. Ils sont tenus pour responsables de la dégradation de la santé des habitants en interdisant la pratique de toute activité sportive. Abel Aubert Du Petit-Thouars écrit que l’interdiction des bains de mer transforme les insulaires en « un peuple sale, triste, paresseux et dissimulé » alors que la population était « si gaie et si propre »20. Les critiques s’élèvent également au sein de la cour royale. Le groupe conservateur des fidèles de Kamehameha exprime son mécontentement. Kamehameha III et son gouverneur, Boki, fondent une société secrète nommée hulumanu. Dans cette société, ils se réunissent et pratiquent tout ce qui est perçu comme déviants par les méthodistes : consommation excessive d’alcool, moqueries des rites chrétiens, grandes réceptions fastueuses et pratique du surf21.
De Waikiki aux Beachboys : l’émergence du surf moderne
La revivification des pratiques ancestrales hawaïennes apparaît à la seconde moitié du XIXème siècle notamment grâce à la figure royale de David Kalakaua. Lors de son accession au pouvoir, l’archipel est fortement occidentalisé. Les missionnaires occupent une place importante grâce à leur investissement dans le secteur agricole particulièrement dans la culture de la canne à sucre. Kalakaua ne souhaite pas combattre les missionnaires mais tente de réduire la montée en puissance des intérêts étrangers. Pour cela, il crée la société secrète Hale Naua afin de « ranimer les savoirs et pratiques coutumières hawaïennes »22. Il s’agit de doter l’archipel d’Hawaï de symboles forts d’une identité nationale. Ainsi, en 1886, il organise deux semaines de festivités accompagnées de nombreuses pratiques coutumières. Il fait notamment réciter la généalogie de son ancêtre, le surfeur Naihe23.
C’est à cette période que les Occidentaux s’intéressent au surf. La presse narre notamment les exploits des surfeurs hawaïens ainsi que la fabrication des planches. Ces Occidentaux présents sur l’archipel correspondent à la seconde génération d’immigrés. Jérémy Lemarié écrit que cette appropriation du surf par ces immigrés « montre une acculturation évidente des Occidentaux à la culture hawaïenne »24. Il est important de noter que cette acculturation est incomplète puisque les immigrés occidentaux excluent ses aspects politico-religieux. Le surf parvient à résister à la chute du royaume lors de son annexion aux États-Unis, le 6 juillet 1898. L’élite américaine, emplie d’un sentiment de nostalgie, cherche à préserver les vestiges de la population hawaïenne. Les pratiques coutumières deviennent folklore ou curiosité pour les Occidentaux25. Le he’e nalu disparaît face à l’émergence du surf.
À la même époque, le tourisme se développe considérablement. La baie de Waikiki, proche de Honululu, devient le principal centre attractif. La baie était déjà un lieu de villégiature à la seconde moitié du XIXème siècle pour la cour royale. Entre 1872 et 1896, les classes supérieures commencent à s’installer en s’y établissant dans des villas somptueuses. Ses villas s’accompagnent bientôt de grands hôtels comme le Sans-Souci ou le Waikiki Inn. Avec l’émergence des ces hôtels apparaît la figure du beachboy. Emblème du tourisme hawaïen, ils proposent aux visiteurs des tours en pirogue ou des leçons de surf. À cette époque apparaissent également les cérémonies de départ dans lesquelles les beachboys achètent des leis, couronnes de fleurs, jouent du ukulele et de la guitare. Le développement de cette profession engendre également la création des premiers clubs de surf. Le premier club, l’Outrigger Canoe Club est fondé en avril 1908 par Alexander Hume Ford avec le soutien notamment de Jack London.
Le tourisme émergeant autour du surf attire rapidement de nombreux investisseurs comprenant « que son potentiel dépasse largement les frontières de l’archipel »26. Dès la seconde moitié du XIXème siècle, le surf marque l’Amérique. En 1885, les princes David Kawananakoa, Edward Abnel Keli’iahonui et Jonah Kuhio Kalaniana’ole, inscrits à l’école militaire de San Mateo décident de réaliser des planches en séquoia. Ils surfent au large de Santa Cruz, en Californie. L’événement est particulièrement repris par la presse. La ville de Santa Cruz devient le berceau du surf américain. Les autorités fédérales favorisent particulièrement l’installation des populations sur la côte. Le succès est rapide. Les villes balnéaires se développent notamment grâce à la mise en place du réseau ferroviaire de la South Pacific Coast. Au cours des années 1930 – 1940, la fabrication des planches reste artisanale mais de nouveaux types de planches adaptés aux Occidentaux apparaissent. Dans les années 1950, des ateliers et des magasins de surf se mettent en place à proximité des plages. Le surf est alors lié à une certaine délinquance soulignée par les films hollywoodiens comme Hot Rod Girl (1956). Ces films décrivent une jeunesse en quête de liberté, organisant des soirées alcoolisées rythmées par le rock’n’roll. « La pratique du surf fait écho à la liberté : une des plus grandes valeurs de la société américaine »27. C’est le début de la culture pop autour du surf. On peut noter par exemple la sortie du premier film de plage, Gidget en 1969 ou encore le développement de la Surf Music et le groupe des Beach Boys.
Enzo Hamel
1 LEMARIE J., 2018, p. 14.
2 Ibid, p. 14.
3 LEMARIE J., 2016, p. 43.
4 LEMARIE J., 2018, p. 45.
5 Ibid, p. 29.
6 Ibid, p. 30.
7 Ibid, p. 31.
8 Ibid, p. 37.
9 Ibid, p. 39.
10 Ibid, p. 41.
11 LEMARIE J., 2016, p. 60.
12 LEMARIE J., 2018, p. 42.
13 Ibid, pp. 55 - 56.
14 Ibid, p. 59.
15 Ibid.
16 Ibid, p. 61.
17 Ibid, p. 70 et p. 99.
18 Ibid, p. 62.
19 Ibid, p. 64.
20 Ibid, p. 84.
21 Ibid, p. 114.
22 Ibid, p. 119.
23 Ibid, p. 120.
24 Ibid, p. 122.
25 Ibid, p. 130.
26 Ibid, p. 153.
27 Ibid, p. 168.
Bibliographie :
LEMARIE, J., "Genèse d'un système global du surf. Regards comparés à Hawai'i à la Californie : traditions, villes, tourismes et subcultures (1778 - 2016)", thèse de doctorat en sociologie, sous la co-direction de Mme Anne RAULIN et de M. Jonathan FRIEDMAN, Nanterre, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, 2016, 426 p.
LEMARIE, J., 2018. Surf. Une histoire de la glisse , de la première vague aux Beach Boys, Paris, Arkhé.
Voir le documentaire Kai Piha - Ka'ahele Ma Waikiki par Video Production Branch of the Hawaii State Department of Education.