Du Queensland à la South Sea Evangelical Church : une mission évangéliste aux îles Salomon (Deuxième Partie)
En 1901, le Commonwealth Restricted Immigration Act prive la Queensland Kanaka Mission (QKM) de sa raison d'être en interdisant le recours à des travailleurs étrangers dans les plantations australiennes. Les missionnaires se trouvent alors face à la question du devenir des convertis chrétiens une fois rentrés dans leurs archipels d'origine. La situation des îles Salomon apparaît particulièrement préoccupante à leurs yeux car il n'existe encore quasiment aucune présence chrétienne dans l'archipel à cette époque et donc aucune église pour accueillir les nouveaux chrétiens. C'est ainsi que, depuis l'Australie, la QKM va se tourner vers les îles Salomon.
La mission a construit une véritable mythologie autour de son implantation aux îles Salomon. Selon Florence Young, c'est en effet suite à de véritables « appels à l'aide » lancés par les convertis récemment rentrés chez eux que la QKM décide de s'installer dans l'archipel en 1904.1 Elle change également de nom pour devenir désormais la South Sea Evangelical Mission (SSEM).
C'est ainsi que la SSEM s'installe sur l'île de Malaita, particulièrement touchée par le blackbirding et dont proviennent de nombreux convertis. Florence Young y fonde une école à One Pusu qui deviendra le quartier général de la mission dans l'archipel. Petit à petit, son influence s'étend aux îles voisines de San Cristobal et Guadalcanal.
Pour comprendre dans quelles conditions évolue la mission, il faut bien se représenter la situation des îles Salomon à l'époque. L'archipel est un protectorat britannique depuis 1893, cependant la présence du gouvernement colonial y est minime : seule une poignée d’administrateurs y sont installés sous la direction de Charles Morris Woodford le Resident Commissionner. Leurs moyens sont très limités et leur principal objectif est de faire cesser les pratiques de chasse aux têtes présentes dans le nord de l'archipel et considérées comme barbares par les occidentaux. Ils reçoivent périodiquement l'appui de la Royal Navy qui s'adonne à des expéditions punitives en canonnant les villages côtiers en représailles pour les raids perpétrés contre la population blanche de l'archipel. Cette population est également très réduite, moins d'une centaine d'individus. Elle est principalement composée de marchands, de quelques planteurs et bien sûr, de missionnaires.2
Ces derniers ne sont pas toujours en accord parfait avec le gouvernement colonial mais dans l'ensemble, ils s'appuient largement les uns sur les autres. La conversion au christianisme garantit en effet au gouvernement l'abandon des pratiques de chasse aux têtes interdites par les églises mais également le rassemblement des populations converties en villages, plus faciles à administrer. Sur le terrain, certaines missions prennent également le relais du gouvernement sur le plan éducatif et médical en enseignant l'anglais ou en fondant des dispensaires.
Il faut bien comprendre ici que ces missionnaires sont la plupart du temps peu nombreux, pas toujours très bien équipés et souffrent beaucoup du climat difficile de l'archipel ainsi que de la malaria. En 1914, la SSEM ne compte ainsi que 16 personnes principalement basées à One Pusu. Particularité qui vaut la peine d'être soulignée, le personnel de la mission est majoritairement féminin, à l'image de sa fondatrice qui la dirige d'une main de fer. Florence Young apparaît en effet malgré l'époque comme une femme au caractère très affirmé, qui n'hésite pas à passer la moitié de l'année dans l'archipel pour effectuer des tournées des populations converties à bord de l'Evangel, le bateau à vapeur de la mission. Elle est parfois accompagnée de son neveu, le docteur John Northcote Deck, qui la seconde dans son entreprise. L'historien David Hilliard décrit ainsi Florence Young comme « un exemple frappant de cette armée de femmes victoriennes émancipées qui ont trouvé un débouché à leurs instincts de lutte dans les causes religieuses, de préférence celles au sein desquelles elles pouvaient assumer une position de leader ».3 Encore aujourd'hui, la fondatrice de la SSEM jouit d'un respect très particulier auprès des membres de cette église, y compris les hommes qui la décrivent volontiers comme « une héroïne ».4
Mais même Florence Young ne peut prétendre mener à bien l'évangélisation à elle seule. Comme de nombreuses autres missions chrétiennes, la SSEM s'appuie ainsi sur les populations converties pour compléter son personnel occidental. Plutôt que d'envoyer des missionnaires s'installer dans les villages, la SSEM cherche sur place des hommes prêts à venir passer du temps à l'école d'One Pusu où ils reçoivent un enseignement chrétien rudimentaire, fondé sur l'apprentissage par cœur de leçons et sur celui du pijin.5 Ces séjours durent de quelques semaines à quelques mois et à leur terme, les nouveaux convertis sont renvoyés dans leurs villages en tant que teachers afin, à leur tour, de convertir leurs proches.
Ces teachers dirigent ainsi les nouvelles congrégations fondées et reçoivent plusieurs fois dans l'année la visite de l'Evangel qui leur fournit un peu de matériel, notamment des bibles et des ouvrages d'enseignement du christianisme. Ils sont également chargés de faire appliquer les nouvelles règles édictées par la mission au sein de leurs communautés. La SSEM a en effet un point de vue extrêmement stricte sur un certain nombre de pratiques. Tout ce qui est perçu comme lié de près ou de loin à l'ancienne religion est purement rejeté. Les entités qui faisaient auparavant l'objet d'un culte, qu'il s'agisse de divinités, d'ancêtres ou d'esprits aux contours plus abstraits, sont perçus comme des envoyés du diable destinés à tromper les hommes. Les pratiques guerrières ou liées à la chasse aux têtes sont également réprouvées. Par rapport à d'autres missions, la SSEM se montre également intransigeante sur les tatouages, les chants et danses « traditionnels », et la consommation d'alcool, de tabac ou de bétel. Ces nouvelles règles, difficiles dans les faits à faire respecter, s'accompagnent d'une attitude condescendante et raciste de la part des missionnaires qui perçoivent les populations locales comme « presque animales ».6Violence, tendance au mensonge ou paresse leurs sont pêle-mêle reprochées. Cette attitude a pu mener, chez les populations converties par la SSEM, à un rejet en bloc de leur ancienne religion et d'un certain nombre de pratiques culturelles. La notion d'ancêtre qui existe par exemple au sein de nombreuses églises du Pacifique, est généralement démentie par les chrétiens de la SSEM.7
Il ne faut pas pour autant tomber dans le piège qui consisterait à considérer la conversion des populations des îles Salomon au christianisme comme systématiquement imposée par la force depuis l'extérieure. Si les missionnaires sont bien souvent les alliés du gouvernement colonial ils ne possèdent que rarement eux-mêmes les moyens d'exercer une contrainte physique sur des populations dont ils sont bien souvent dépendants. L'intérêt manifesté par les salomonais pour le christianisme n'est par ailleurs certainement pas uniquement motivé – tout du moins au départ – par la question religieuse. Dans le contexte des sociétés salomonaises, les missionnaires représentent des partenaires d'échange potentiels et un moyen d'accès à des biens matériels convoités. Ils offrent également l'opportunité d'apprendre le pijin, dont l'usage se répand alors dans l'archipel. Enfin, au fur et à mesure que les églises s'implantent, elles commencent à être perçues comme des contre-pouvoirs politiques et donc comme un moyen d'élévation sociale et de remise en question des hiérarchies existantes.8 Des personnes dont le prestige est déjà bien assis vont ainsi se convertir pour le conserver tandis que d'autres vont utiliser la conversion comme un moyen d'ascension. Le statut de teacher va notamment devenir particulièrement important et prestigieux.
S’il est difficile de démêler complètement les raisons qui poussent des hommes à se rendre à One Pusu et à se convertir, il est important d'essayer de se pencher sur la question. Car réduire l'histoire de la conversion à une imposition par la force est non seulement réducteur mais revient également à priver complètement les populations des îles Salomon de leur pouvoir d'action historique. Si la colonisation des îles Salomon a constitué un processus de domination profondément déséquilibré, les populations locales ne se sont pas pour autant contentées de subir sans rien faire mais se sont au contraire engagées dans des interactions diverses avec ses acteurs, qu'il s'agisse de résistances, de négociations, de collaborations ou de tentatives pour en tirer avantage.
Il ne faudrait pas non plus céder au biais qui consisterait à vouloir considérer la conversion comme une « mauvaise » chose par ce qu'elle a entraîné ce que nous percevons comme une perte culturelle irréparable, notamment au sein d'églises aussi intransigeantes que la SSEM. Cette dernière va parvenir à s'implanter de façon durable aux îles Salomon et dans les années 1960, elle change à nouveau de nom pour devenir la South Sea Evangelical Church (SSEC), encore aujourd'hui une des églises les plus importantes de l'archipel. C'est également à cette époque qu'un salomonais est pour la première fois élu à la tête de cette entité : il s'agit de Ganifiri, un homme originaire de Malaita et un leader politique important. La SSEC devient ainsi la première église totalement indépendante de l'archipel et est aujourd'hui entièrement dirigée par des salomonais.
Le christianisme est aujourd'hui pleinement intégré aux îles Salomon et, même si cela peut nous paraître paradoxal, il a joué un rôle important dans les revendications d'autonomie de l'archipel. Le Maasina Rule, un mouvement de contestation survenu dans les années 1950 à Malaita, est ainsi profondément marqué par le christianisme. Ganifiri en fut d'ailleurs l'un des leaders.9 Aujourd'hui, les populations membres de la SSEC ne perçoivent pas la conversion de leurs arrière-grands-parents comme une perte. Bien au contraire, il s'agit d'une histoire considérée comme extrêmement positive et les personnes y ayant pris une part active, missionnaires comme locaux, sont considérées comme des modèles à l'instar de Florence Young. Ainsi, s'il existe à certains endroits des mouvements de revival culturel qui consistent à se réapproprier certaines pratiques interdites par les missionnaires, ils ne sont la plupart du temps pas perçus comme remettant en question la foi chrétienne de celles et ceux qui y participent.
Alice Bernadac
I want to deeply thank Paul Tetuha and his family who welcomed me in Lavagu during my fieldwork and gave me access to the photographs of the archives of the SSEC in Malaita. I also want to thank all SSEC members who accepted to talk with me about their history and their faith. 'Aue !
1 YOUNG, F., 1925. Pearls from the Pacific. London, Edinburgh, Marshall Borthers, Ldt.
2 Sur l'histoire du protectorat des îles Salomon on pourra voir LAWRENCE, D., 2014. The Naturalist and his 'Beautiful Islands' : Charles Morris Woodford in the Western Pacific. Canberra, ANU Press. ainsi que BENNETT, J., 1987. Wealth of the Solomons. A History of a Pacific Archipelago, 1800-1978. Honolulu, Pacific Islands Studies Program, Center for Asian and Pacific Studies, University of Hawaii, University of Hawaii Press.
3 Sur ces questions voir WILLAIME, J.-P., 1992. La Précarité Protestante. Sociologie du Protestantisme Contemporain. Genève, Labor et Fides.
4 HILLIARD, D., 1969. « The South Sea Evangelical Mission in the Solomon Islands. TheFoundation Years », The Journal of Pacific History. Melbourne, Oxford University Press, p. 42.
5 Données recueillies par l'auteur à Rennell, village de Lavagu en octobre 2016 (Voir BERNADAC, A., 2017. Christianisme(s) à Renell (îles Salomon). Enjeux historiques et mobilisations contemporaines. Mémoire de recherche réalisé sous la direction d'André Itéanu. (non publié)
6 HILLIARD, D., 1969. « The South Sea Evangelical Mission in the Solomon Islands. TheFoundation Years », The Journal of Pacific History. Melbourne, Oxford University Press, p. 62.
7 HILLIARD, D., 1969. « The South Sea Evangelical Mission in the Solomon Islands. TheFoundation Years », The Journal of Pacific History. Melbourne, Oxford University Press,pp. 41- 64.
8 BURT, B., 1993. Tradition and Christianity : the Colonial Transfomation of a Solomon IslandsSociety. Chur, Switzerland, Philadelphia, Hardwood Academic Publishers.
9 Sur le rôle joué par le christianisme dans le Maasina Rule voir BURT, B., 1993. Tradition and Christianity : the Colonial Transfomation of a Solomon IslandsSociety. Chur, Switzerland, Philadelphia, Hardwood Academic Publishers.
Bibliographie :
BARKER, J., 1990. Christianity in Oceania. Ethnographic Perspectives. Lanham, New York, University Press of America.
BENNETT, J., 1987. Wealth of the Solomons. A History of a Pacific Archipelago, 1800-1978. Honolulu, Pacific Islands Studies Program, Center for Asian and Pacific Studies, University of Hawaii, University of Hawaii Press.
BURT, B., 1993. Tradition and Christianity : the Colonial Transfomation of a Solomon IslandsSociety. Chur, Switzerland, Philadelphia, Hardwood Academic Publishers.
COLEMAN, S & HACKETT, R. (éds.), 2015. The Anthropology of Global Pentecotalismand Evangelicalism. New York, New York University Press.
DECK, J.-N., 1945. South from Guadalcanal. The Romance of Rennell Island. Toronto,Envangelical Publishers.
GRIFFITHS, A., 1977. Fire in the Islands ! The Act of the Holy Spirit in the Solomon. Wheaton,Harold Shaw Publishers.
HILLIARD, D., 1969. « The South Sea Evangelical Mission in the Solomon Islands. TheFoundation Years », The Journal of Pacific History. Melbourne, Oxford University Press,pp. 41- 64.
LAWRENCE, D., 2014. The Naturalist and his 'Beautiful Islands' : Charles Morris Woodford in the Western Pacific. Canberra, ANU Press.
WILLAIME, J-P, 1992. La Précarité Protestante. Sociologie du Protestantisme Contemporain. Genève, Labor et Fides.
YOUNG, F., 1925. Pearls from the Pacific. London, Edinburgh, Marshall Borthers, Ldt.