Israel Kamakawiwo'ole, la voix d'un archipel
Figure emblématique de la musique hawaïenne, à l’histoire parfois méconnue, Israel Kamakawiwo’ole, surnommé « Iz », naît le 20 Mai 1959 et grandit à Waikīkī, quartier d’Honolulu. Dans son enfance, bercé par les morceaux de chanteurs et musiciens hawaïens tels que Don Ho, Peter Moon ou encore Palani Vaughan, il chante et joue du ’ukulele, petit instrument à quatre cordes devenu indissociable de la musique hawaïenne. Cette « puce sauteuse »1, traditionnellement réalisée en bois de koa2, arrive sur l’archipel avec des immigrés de l’île de Madère, venus travailler dans les plantations de cannes à sucre des îles en 1879.3 Iz écoule ses journées d’école en pratiquant cet instrument sous l’arbre situé devant son établissement, déjà entouré et écouté par ses camarades de classe. Dès son plus jeune âge, il est aussi nourri par la culture hawaïenne traditionnelle et la découvre au cours des étés passés chez ses grands-parents sur l’île de Ni’ihau, une île privée depuis 1864, habitée par près de deux cents Hawaïens et dont l’accès est strictement contrôlé dans le but d’y préserver la culture hawaïenne.
En 1976, Israel Kamakawiwo’ole rencontre à Mākaha 4, nouveau lieu de vie de sa famille, Jerome Koko, Louis « Moon » Kauakahi et Sam Gray. Ensemble, et avec son frère Skippy, ils forment leur premier groupe : les Mākaha Sons of Niʻihau, un nom évocateur de leur attachement aux terres hawaïennes. Grâce à son savant mélange du style musical hawaïen traditionnel avec un style plus contemporain, le groupe gagne en popularité. No Kristo, paru en 1976, et la dizaine d’albums qui suit emmènent les membres en tournée dans l’archipel ainsi que sur le continent américain. Mais malheureusement, le décès en 1982 de Skippy, provoqué par une crise cardiaque liée à son obésité, affecte profondément les Mākaha Sons of Niʻihau.
Israel Kamakawiwo’ole décide alors de tenter l’aventure musicale en solo, surfant sur sa notoriété grandissante obtenue grâce au groupe. Son premier album, Ka’Ano’i, paru en 1990, lui permet de remporter les prix de l’album contemporain de l’année et du chanteur de l’année remis par la Hawai’i Academy of Recording Arts. Parmi les musiques enregistrées sur ce disque figure une version jawaiian5 du medley6Over the rainbow/What a wonderful world. Ce medley regroupe la chanson Over the rainbow initialement interprétée par Judy Garland dans Le Magicien d’Oz en 1939 et What a wonderful world, morceau enregistré par Louis Armstrong en 1967. Toutefois, Israel Kamakawiwo’ole enregistre sa version acoustique au ‘ukulele du medley pour la première fois en 1988, en une seule prise, lors d’une session d’enregistrement nocturne impromptue. Cette version devient le plus grand succès du chanteur lors de son apparition sur son second album, Facing Future, de 1993. Elle est par ailleurs précédée sur ce disque de l’hommage « This one’s for Gabby » d’Iz, à son ami Gabby Pahinui, guitariste hawaïen réputé décédé une dizaine d’années auparavant. Dès lors, cette douce version séduit un large public et marque la culture populaire en apparaissant à plusieurs reprises dans des films, des séries télévisées et des publicités, aidant à la reconnaissance et au succès international d’Israel Kamakawiwo’ole. Depuis sa sortie, l’album Facing Future demeure l’album le plus vendu d’Hawaï et devient en 2005 le premier album hawaïen certifié platine avec la vente de plus d’un million de disques aux Etats-Unis.7
Après la sortie de Facing Future, Israel Kamakawiwo’ole enregistre encore deux autres albums : E Ala Ē en 1995 puis N Dis Life en 1996. Activiste engagé dans ses actes et ses mots, il poursuit dans plusieurs de ces nouvelles chansons la promotion des droits des Hawaïens et de l’indépendance hawaïenne. Il souhaite éveiller une prise de conscience sur la perte de la tradition hawaïenne, ainsi que sur l’impact de l’industrie du tourisme et de la vie moderne occidentale sur les kānaka ʻōiwi8, les reléguant au second plan. Cet engagement politique est particulièrement notable dans les paroles des titres Hawaiʻi '78 et E Ala Ē.
Il est par exemple question, dans le morceau E Ala Ē, d’une nation hawaïenne qui doit se réveiller et réclamer sa liberté :
“We the voices behind the face
Of the Hawaiian nation, the Hawaiian race
Rise for the justice the day has come
For all our people to stand as oneE Ala Ē
E Ala Ē[…]
We the warriors born to live
On what the land and sea can give
Defend our birthright to be free
Give our children libertyE Ala Ē, `eâ, `eâ, `eâ
E Ala Ē, `eâ, `eâ, `eâ”9
Quant au titre Hawaiʻi '78, écrit par Mickey Loane, Clayton Kua, Abe Keala et Kawika Crowley, il inclut de multiples références à l’histoire de l’archipel et aux transformations des terres hawaïennes, intensifiées par le sentiment d’une immense tristesse :
“Ua mau ke ea o ka `âina i ka pono `o Hawai'i
Ua mau ke ea o ka `âina i ka pono `o Hawai'iIf just for a day our king and queen
Would visit all these islands and saw everything
How would they feel about the changes of our land
Could you just imagine if they were around
And saw highways on their sacred grounds
How would they feel about this modern city life?Tears would come from each other's eyes
As they would stop to realize
That our people are in great, great danger nowHow would they feel?
Would their smiles be content, then cryCry for the gods, cry for the people
Cry for the land that was taken away
And then yet you'll find, Hawai'i”10
Par ailleurs, le morceau débute par la phrase « Ua mau ke ea o ka `âina i ka pono » 11, qui n’est autre que la devise de l’Etat d’Hawaï adoptée en 1959, lorsque l’archipel devint le cinquantième état des Etats-Unis. Elle fut prononcée pour la première fois par le roi Kamehameha III en 1843 quand la souveraineté du royaume d’Hawaï lui fut rendue. L’ajout de la devise fortifie le lien à l’identité hawaïenne, tissé tout au long du morceau et déjà présenté dans le titre. Le titre original, Hawaiʻi '77, a été modifié pour Hawai’i ’78 afin d'évoquer indirectement plusieurs évènements marquants de l’histoire d’Hawaï. C’est en effet en 1778 que le capitaine James Cook accosta à Waimea Bay (Kaua‘i) et qu’il devint le premier Européen à atteindre les îles hawaïennes, avant d’y mourir un an plus tard à Kealakekua Bay (Hawai’i). Autre référence, cette fois-ci musicale : la création en 1878 de la chanson Aloha ‘Oe par la dernière reine hawaïenne, Lili’uokalani, une grande mélomane qui choisit de promouvoir la culture hawaïenne par la musique, tout comme l’avait amorcé son frère, le précédent roi Kalākaua. Enfin, c’est en 1978 que l’hawaïen fut déclaré langue officielle de l’Etat lors de la Hawaii State Constitutional Convention, une reconnaissance importante pour les Hawaïens et leur culture, notamment musicale, puisque la musique hawaïenne contemporaine est caractérisée par cet emploi mélangé de paroles en anglais et en hawaïen. Ainsi, Hawai’i ’78 est un morceau qui témoigne de l’intérêt renouvelé dans les années 1970 pour la culture hawaïenne dans son intégralité.
Malheureusement, les problèmes de santé d’Israel Kamakawiwo’ole, liés à son obésité, le contraignent à subir plusieurs hospitalisations en parallèle de son parcours musical. Problème de santé majeur aux Etats-Unis et dans l’ensemble du Pacifique, l’obésité touche 25% de la population adulte hawaïenne12 et reste liée à l’importation d’une nourriture transformée, à disponibilité immédiate, riche en sucre et graisses saturées, bien qu’un facteur génétique soit de plus en plus mis en avant par les recherches scientifiques.13 Avec un poids estimé à plus de 330kg pour 1m90, Iz décède le 26 Juin 1997 à l’âge de 38 ans, d’une insuffisance respiratoire liée à son excès de poids. Lors de ses funérailles nationales au début du mois de Juillet, son cercueil est exposé plusieurs jours au Capitole d’Honolulu et l’État d’Hawaï lui rend hommage avec la mise en berne des drapeaux sur l’ensemble des bâtiments officiels. Ses cendres sont par la suite transportées à bord de la pirogue à double coque Hokule'a14 jusqu’à Makua Beach15 et dispersées dans l’océan Pacifique lors de la cérémonie d’adieu du 12 Juillet 1997, une cérémonie qui a rassemblé près de quinze mille personnes.
Israel Kamakawiwo’ole, toujours décrit comme un homme rieur au grand cœur, a transmis dans ses chansons son amour sincère pour sa terre natale et ses habitants ainsi que sa fierté pour son identité hawaïenne. Sa douce voix inoubliable, accompagnée de son ukulélé léger et aérien, nombreuse fois récompensée, est devenue la voix de l’espoir pour de nombreux hawaïens et a touché des milliers d’âmes par sa simple mais profonde sincérité.
Corinne Chevalier
1 L’étymologie du mot ‘ukulele est multiple. Elle proviendrait de l’agrégation de uku (« puce ») et ele (« sauteuse ») ou bien de la contraction de uke (« gratter ») et lele (« frapper »), des termes hawaïens tous en lien avec le mouvement de la main du joueur sur le manche de l’instrument.
2 Le koa est une espèce d’acacia endémique de l’archipel d’Hawaï.
3 ARTE, 2018.
4 Sur la côte Waianae, au sud-ouest de l’île d’O’ahu.
5 Le jawaiian est un mélange composé de musique reggae et de musique locale d’Hawaï, essentiellement développé dans les années 1980.
6 Un medley est une pièce musicale regroupant des extraits de morceaux différents.
7 Certification délivrée en 2005 par la Recording Industry Association of America. https://www.riaa.com/gold-platinum/?tab_active=default-award&ar=ISRAEL+KAMAKAWIWO%27OLE&ti=FACING+FUTURE
8 Les kānaka ʻōiwi (Native Hawaiians en anglais) sont les Hawaïens qui se disent appartenir à la population autochtone hawaïenne, c’est-à-dire la population descendante des premiers polynésiens arrivés sur l’archipel.
9 Extrait des paroles du titre E Ala Ē.
10 Extrait des paroles du tire Hawaiʻi '78.
11 « Ua mau ke ea o ka `âina i ka pono » est communément traduit par “The life of the land is perpetuated in righteousness” (anglais) / « la vie du pays se perpétue dans la vertu » (français).
12 Chiffre du rapport annuel de 2019 délivré par l’America’s Health Rankings. https://www.americashealthrankings.org/explore/annual/measure/Obesity/state/HI
13 MARCOUT, 2018.
14 Hokule'a est une grande pirogue polynésienne à double coque, devenue célèbre après la réalisation en Mai-Juin 1976 d’un voyage de 5 370 kilomètres sans instruments de navigation modernes entre Hawaï et Tahiti. Ce voyage prouva ainsi la capacité des anciens polynésiens à se déplacer sur de grandes distances dans l’océan Pacifique et appuya l’établissement d’une parenté existante entre les différentes populations de ces îles. Elle réalisa par la suite plusieurs longs voyages, dont un tour du monde de trois ans achevé en 2017.
15 Sur la côte ouest de l’île O’ahu.
Bibliographie :
ARTE. 24 Octobre 2018. L’incontournable : à Hawaï, un ukulélé pas très pacifique. 7’. Arte. https://www.arte.tv/fr/videos/085593-000-A/l-incontournable-a-hawai-un-ukulele-pas-tres-pacifique/ Dernière consultation le 21 Juin 2020.
DENIZ, L., SAUPE, J. & B. V, 20 Décembre 2018. Beyond the Rainbow. The legacy of Iz Documentary. 25 Years of Facing Future. 30’. Hawaii News Now. https://www.youtube.com/watch?v=4YRvGXyOAL4 Dernière consultation le 21 Juin 2020.
FRANCISCO, E., 20 Mai 2020. “Israel Kamakawiwo’ole: the epic story of the Hawaiian singer’s iconic cover”. In Inverse. https://www.inverse.com/culture/israel-kamakawiwoole-google-doodle Dernière consultation le 22 Juin 2020.
KANAHELE, G., 1979. Hawaiian Music and Musicians. An Illustrated History. Honolulu, The University Press of Hawaii.
MARCOUT, M., 9 Novembre 2018. « Obésité : pourquoi les îles du Pacifique sont les plus touchées ? » In Maxisciences. https://www.maxisciences.com/obesite/obesite-pourquoi-les-iles-du-pacifique-sont-les-plus-touchees_art42031.html Dernière consultation le 23 Juin 2020.
MONTAGNE, R., 9 Mars 2011. “Israel Kamakawiwo’ole: the voice of Hawaii”. In National Public Radio. https://www.npr.org/2010/12/06/131812500/israel-kamakawiwo-ole-the-voice-of-hawaii?t=1592564338266 Dernière consultation le 22 Juin 2020.
The Official Site of Israel Iz Kamakawiwo’ole, https://izhawaii.com