L’intimité d’un lien entre le muséum du Havre et les communautés Aborigènes d’Australie
Australie/Le Havre – L’intimité d’un lien exposée actuellement et jusqu’au 7 novembre 2021, au Muséum d’histoire naturelle du Havre, revient sur une expédition scientifique incontournable dans l’histoire de la découverte occidentale du Pacifique. À l’aube du XIXème siècle, ce voyage mène 200 hommes, embarqués sur deux navires – le Géographe et le Naturaliste – sous l’autorité du commandant Nicolas Baudin, jusqu’en Nouvelle-Hollande (actuelle Australie). Parmi eux, deux dessinateurs : Charles-Alexandre Lesueur et Nicolas-Martin Petit, dont l’Œuvre est aujourd’hui conservée au Muséum du Havre. C’est ainsi que l’institution endosse aujourd’hui la responsabilité de transmettre et partager ce témoignage unique et ancien de la biodiversité australienne et des cultures aborigènes. Ce lien, qui relie la ville portuaire à l’Australie est bien celui mis en avant à l’occasion de cette exposition, dans une double perspective historique et contemporaine.
Le voyage de découverte aux Terres Australes, commandité par le Premier Consul Napoléon Bonaparte, quitte le Havre le 19 octobre 1800. Il fixe les objectifs de cartographier les côtes sud de la Nouvelle-Hollande, d’en étudier la faune, la flore, les minéraux et de décrire les populations rencontrées. Sur le plan scientifique, l’expédition est un succès : 100 000 échantillons naturalistes sont recueillis et un grand nombre de nouvelles espèces est porté à la connaissance occidentale. Les illustres savants du Muséum national d’Histoire naturelle de Paris saluent au nom de la science, cette victoire. On honore l’impératrice Joséphine en installant des marsupiaux et autres animaux vivants, témoins des terres exotiques visitées, dans la ménagerie de sa demeure au château de Malmaison.1 L’autre visée du voyage, à peine officieuse, affronte l’Angleterre dans une quête commune d’appropriation politique de la région. L’équipage de Matthew Flinders sur l’Investigator prend le large quelques mois plus tard et devance les Français dans leur entreprise de cartographie. Les deux expéditions se retrouvent sur la côte sud de l’Australie méridionale au point nommé depuis lors Encounter Bay (baie de la Rencontre).2
L’exposition du Havre est l’occasion d’admirer 220 dessins – très rarement exposés en raison de leur fragilité3 – issus des observations scientifiques menées lors des quatre années de l’expédition. Suite à la désertion des dessinateurs officiels de l’expédition à l’île Maurice en 1801, la mission est confiée à Nicolas-Martin Petit et au havrais Charles-Alexandre Lesueur, initialement embarqués comme aide-canonniers et illustrateurs du journal personnel du commandant. Le premier, formé dans l’atelier néo-classique du peintre Jacques-Louis David, se spécialise dans la représentation des populations rencontrés sur place, tandis que le second se démarque par ses dessins de zoologie.4
Nicolas-Martin Petit décède peu de temps après le retour de voyage, ses dessins sont conservés par François Péron – chargé des collectes naturalistes lors de l’expédition - et Lesueur, qui préparent la publication des résultats de l’expédition. Charles-Alexandre Lesueur poursuit une carrière de naturaliste et de paléontologue, le menant sur la côte d’Azur, aux États-Unis et à Saint Adresse (Seine-Maritime). En 1838, il lègue une importante collection de spécimens naturalistes à la ville du Havre qui acte alors la création d’un muséum. Il en sera d’ailleurs le premier conservateur. Les dessins de l’expédition, intègrent progressivement le fonds de l’institution après sa mort, par l’intermédiaire de ses descendants.5
Le fonds graphique échappe aux bombardements alliés qui rasent la ville le 5 septembre 1945, lors de la Libération : ils avaient été évacués – ainsi qu’une partie des objets d’Afrique et d’Océanie – hors de la ville peu de temps avant. Un court film d’animation produit par le Muséum retrace l’histoire mouvementée de l’institution, depuis sa création jusqu’à aujourd’hui.
Les dessins de Charles-Alexandre Lesueur et Nicolas-Martin Petit frappent par leur extrême minutie. L’artiste Emmelene Landon (dont deux œuvres sont exposées), en parle en ces termes :
« Je suis saisie par une limpidité précise et une tendresse appliquée dans ces œuvres que je vois pour la première fois. Les œuvres répondent sûrement à une demande, un cahier des charges précis pour l’expédition Baudin, mais elles parviennent à exister par leurs propres moyens. Le travail minutieux n’a rien de laborieux, il s’agit d’une véritable quête du vivant. Les Aborigènes, les marsupiaux, les plantes et les relevés topographiques que je vois représentés m’impressionnent par leur justesse et le respect des dessinateurs pour le sujet. Elles honorent la mission de cette expédition. »6
Les représentations zoologiques de Charles-Alexandre Lesueur sont si précises que l’on pense qu’il était doté de capacités visuelles hors normes.7 Il peignait à l’aide d’une loupe et d’un pinceau à deux ou trois poils. Afin d’apprécier pleinement la minutie de l’œuvre, le public est d’ailleurs invité à observer les œuvres à travers une loupe. Dans une démarche naturaliste, l’objectif du dessinateur est bien de témoigner des espèces rencontrées, le plus fidèlement possible. Aujourd’hui encore, la base de données constituée par Lesueur constitue une ressource impérissable pour les biologistes.
Gauche : Physalie Physalia Physalis, Linné, 1758, Charles-Alexandre Lesueur, Aquarelle sur vélin. Collection du Muséum du Havre. © Photographie : Clémentine Débrosse
Droite : Soizic Le Cornec utilisant une loupe du muséum du Havre pour apprécier la précision des dessins de Charles-Alexandre Lesueur dans l’exposition Australie / Le Havre – L’intimité d’un lien au Muséum d’Histoire naturelle du Havre. © Photographie: Clémentine Débrosse
Dans une ambition scientifique de rapporter une imagerie des caractères physiques et sociaux des habitants de Nouvelle-Hollande, Nicolas-Martin Petit met en avant, dans ses représentations humaines, les marques culturelles et sociales observées sur les populations : tatouages, scarifications, coiffures, peintures corporelles. Son œuvre est toutefois irriguée par sa formation néo-classique : ses sujets adoptent parfois des postures propres aux canons de la peinture académique occidentale, et sont représentés selon une vision exotisante du « bon sauvage ».8
La visite de l’exposition : entre dessins et art contemporain
À notre arrivée au musée et après avoir passé les formalités d’accès à l’exposition, c’est un ensemble de Ghostnets (un article plus détaillé sur l’art des Ghostnets est disponible ici) qui nous accueille dans la cage d’escalier du Muséum. Ces sculptures d’animaux marins faits à partir de filets de pêches abandonnés dans les mers et Océans du nord de l’Australie et du Détroit de Torres sont rapidement devenus emblématiques de la cause écologique en Australie mais représentent également une pratique artistique nouvelle, née dans les années 2000 dans le golfe de Carpentarie et le Détroit de Torres.
Baleine, hippocampe, tortue, méduses, poissons, frégates, tous ces animaux marins typiques des côtes Australiennes ne sont pas toujours très représentatifs des animaux visibles sur nos côtes européennes, c’est pourquoi, lors de la commission des Ghostnets aux communautés autochtones, la conservatrice Gabrielle Baglione a demandé la création de deux dauphins. En effet, bien que très importants pour plusieurs communautés autochtones australiennes, les dauphins n’avaient jamais été représentés en Ghostnet auparavant. Faits à partir de « grands filets collectés par la Marine nationale australienne et des écogardes », les dauphins ont été « réalisés par les deux collectifs les plus renommés du mouvement [et] sont tout à la fois une relecture d’items importants du Muséum du Havre – un dessin de Lesueur et un dauphin naturalisé – [et] une réinterprétation artistique d’histoires autochtones, une évocation de la pêche et de la préservation de l’environnement ».9 À travers l’exposition de ces deux dauphins, Baybaru (2020) et Bid Paikai (2020), nous comprenons l’échange qui a eu lieu entre Le Havre et l’Australie dans la création de cette exposition, et donc « l’intimité du lien » entre ces deux pays éloignés, comme évoqué dans le titre de l’exposition. La proximité entre les deux pays est réaffirmée tout au long de l’exposition grâce à la juxtaposition des collections du Muséum et des œuvres d’art contemporain.
En effet, à l’étage, où l’exposition commence, les dessins de l’expédition sont nombreux, mais on retrouve également les œuvres de l’artiste Australienne Emmelene Landon. Après avoir déménagé en France à l’âge de 9 ans, elle fait de multiples voyages à travers le monde pendant lesquels elle peint et écrit. Représentatifs des voyages de l’artiste, deux huiles sur toile sont exposées (Océan Pacifique, 2020 et Terre rouge et Pantu : lac de sel, 2020) aux côtés des dessins de Lesueur, créant un dialogue entre le XIXème et le XXIème siècle.
Ce dialogue ne s’arrête pas là dans l’exposition mais continue dans les salles suivantes qui mettent en avant les hommes et femmes aborigènes ainsi que leur culture par le prisme des dessins réalisés lors de l’expédition. Alors que les dessins de Nicolas-Martin Petit d’hommes et de femmes aborigènes représentent ce qui était considéré comme le « type » aborigène, l’exposition met en avant des communautés précises comme les communautés Ngarrindjeri (Australie du Sud) et Lutruwita (Tasmanie).
Ce lien entre le musée et les communautés, qui existe depuis 2013 avec la communauté Ngarrindjeri, est visible dans l’exposition grâce à la présence de nombreux objets contemporains réalisés par les communautés. Des couronnes à fleurs en plumes ou encore des vanneries ou boucliers réalisés par des membres de la communauté Ngarrindjeri sont exposés dans l’exposition comme un moyen de montrer que « la culture aborigène est faite de partage et de collaboration au profit de tous »10 comme le dit Uncle Moogy Sumner, aîné du peuple Ngarrindjeri.
La baleine Kondoli, une œuvre en vannerie réalisée pour le Muséum du Havre est suspendue au centre de la pièce. Créée par Aunty Ellen Trevorrow en collaboration avec des amis et des membres de sa famille, la baleine Kondoli « porte en elle les histoires traditionnelles du peuple Ngarrindjeri, sa culture, son identité, ainsi que le processus de tressage de ses paniers ».11 La présence de la baleine mais également des autres œuvres Ngarrindjeri dans l’exposition « véhicule ainsi l’authenticité de [cette] culture » aujourd’hui.12
Enfin, c’est la culture de Lutruwita (Tasmanie) qui est mise en avant dans l’exposition. Un ensemble d’objets contemporains sont placés sous vitrine devant le dessin ethnographique Terre de Diémen – Armes, vases, ornements de Charles Alexandre Lesueur (1807). La juxtaposition des objets et du dessin sont un moyen de montrer la continuité culturelle présente en Australie depuis des centaines, voire des milliers d’années. Le dessin nous montre un panier, un collier, un panier en algue ainsi que des clapsticks que l’on retrouve dans la vitrine sous leur forme contemporaine commandée par le musée spécialement pour l’exposition, très similaire à la forme attestée par Lesueur au début du XIXème siècle. Ces objets sont également mis en avant dans l’œuvre Interrupted (le Jardin), de Julie Gough (2020).
« Réalisée sur le site du jardin planté par Félix Lahaye lors de l’expédition d’Entrecasteaux en 1792, [Interrupted (le Jardin)], expose la contradiction entre ce « don intrusif » de semences par les explorateurs européens et leur promesse de retours et d’échanges durables. [Julie Gough] évoque ici la possibilité d’un avenir différent qui garantit la « survie culturelle des communautés face aux traces de la colonisation » ».13
Avec Interrupted (le Jardin), Julie Gough exprime la rupture mais aussi la rencontre entre la France et l’Australie. Ses œuvres sont un moyen de « remettre en question, contester et contredire les histoires fondatrices de l’Australie célébrées par la société dominante ».14
L’œuvre de Julie Gough ainsi que toutes les autres œuvres contemporaines acquises par le Muséum sont un moyen de renforcer les connexions et relations entre la France et l’Australie, mais surtout de faire connaître les collections d’objets et de dessins en dehors des murs du Muséum d’histoire naturelle du Havre jusque dans les communautés autochtones d’Australie qui ont participé au projet de l’exposition.
L’exposition Australie / Le Havre – L’intimité d’un lien (1801-2021) fait partie de l’Escale Australienne au Havre qui présente trois expositions d’art aborigène. L’exposition est ouverte jusqu’au 7 novembre. À deux heures de train seulement de Paris, armez-vous de votre loupe et découvrez les dessins de Charles-Alexandre Lesueur, les Ghostnets et toutes les autres œuvres exposées au Muséum du Havre.
Nous souhaitons remercier Gabrielle Baglione pour la visite passionnante de l'exposition et pour son aide afin d'avoir accès aux photographies de certaines œuvres de l'exposition.
Soizic Le Cornec & Clémentine Debrosse
1 CALLOU, C., et JACKSON, S., 2021. "Les mammifères collectés par l'expédition du capitaine Baudin". In BAGLIONE, G. (et al.), Australie/Le Havre : l’intimité d’un lien (1801-2021), catalogue d’exposition. Le Havre, éditions du Muséum d’Histoire Naturelle du Havre, p. 94.
2 WEST-SOOBY, J., et FORNASIERO, J., 2021. "Expédition Baudin - science et politique : Les enjeux politiques du Voyage aux Terres Australes". In BAGLIONE, G. (et al.), Australie/Le Havre : l’intimité d’un lien (1801-2021), catalogue d’exposition. Le Havre, éditions du Muséum d’Histoire Naturelle du Havre, pp. 26-27.
3 Retrouvez ici les explications d'une restauratrice en charge de la restauration des dessins du muséum du Havre.
4 BAGLIONE, G., 2021. "Voyages en terres Australes : Des hommes au service des sciences". In BAGLIONE, G. (et al.), Australie/Le Havre : l’intimité d’un lien (1801-2021), catalogue d’exposition. Le Havre, éditions du Muséum d’Histoire Naturelle du Havre, p. 20.
5 Ibid.
6 LANDON, E., 2021. « Entretient avec Emmelene Landon ». In BAGLIONE, G. (et al.), Australie/Le Havre : l’intimité d’un lien (1801-2021), catalogue d’exposition. Le Havre, éditions du Muséum d’Histoire Naturelle du Havre, p. 124.
7 Gabrielle Baglione, communication personnelle, 22/10/2021.
8 BAGLIONE,G., et BLANCKAERT, C., 2008. L’autre. Les Naturels vus par l’Occident (1800-1804), [Exposition. Le Havre, muséum d’histoire naturelle, 21 mars – 15 juin 2008]. Le Havre, Muséum d’histoire naturelle du Havre.
9 LE ROUX, G., 2021, « Tirer le fil : l’art des ghostnets ». In BAGLIONE, G. (et al.). Australie/Le Havre : l’intimité d’un lien (1801-2021), catalogue d’exposition. Le Havre, éditions du Muséum d’Histoire Naturelle du Havre, p. 130.
10 HAINE, J., TREVORROW, E., 2021. « Les Ngarrindjeri ou la vitalité d’une culture en Australie du Sud ». In BAGLIONE, G. (et al.). Australie/Le Havre : l’intimité d’un lien (1801-2021), catalogue d’exposition. Le Havre, éditions du Muséum d’Histoire Naturelle du Havre, p. 124.
11 HAINE, J., TREVORROW, E., 2021. « Les Ngarrindjeri ou la vitalité d’une culture en Australie du Sud ». In BAGLIONE, G. (et al.). Australie/Le Havre : l’intimité d’un lien (1801-2021), catalogue d’exposition. Le Havre, éditions du Muséum d’Histoire Naturelle du Havre, p. 121.
12 Ibid.
13 ZIMMER, R., 2021. « La vivacité de la culture de Lutruwita : des liens tissés entre hier et aujourd’hui ». In BAGLIONE, G. (et al.). Australie/Le Havre : l’intimité d’un lien (1801-2021), catalogue d’exposition. Le Havre, éditions du Muséum d’Histoire Naturelle du Havre, p. 149.
14 Ibid, p. 153.
Bibliographie :
BAGLIONE,G., et BLANCKAERT, C., 2008. L’autre. Les Naturels vus par l’Occident (1800-1804), [Exposition. Le Havre, muséum d’histoire naturelle, 21 mars – 15 juin 2008]. Le Havre, Muséum d’histoire naturelle du Havre.
BAGLIONE, G. (et al.), 2021. Australie/Le Havre : l’intimité d’un lien (1801-2021), catalogue d’exposition. Le Havre, éditions du Muséum d’Histoire Naturelle du Havre.