Un pont entre deux pays : la Commande Publique d’Art Aborigène au musée du quai Branly
Laissez-moi vous compter l'histoire d'une des grandes oubliées du musée du quai Branly, la Commande d'Art Publique Aborigène. Bien que largement mise à l'honneur lors de l'ouverture du musée en 2006, cette collection d'œuvres aborigènes contemporaines fait désormais « partie des murs », au sens propre comme au figuré.
En 1990, Jacques Kerchache, marchand d’art et collectionneur français, publie un manifeste intitulé « Pour que les chefs-d’œuvre du monde entier naissent libres et égaux » dans le journal Libération. C’est également en 1990 que Jacques Kerchache et Jacques Chirac se sont rencontrés.1 C’est de leur rencontre et de leur passion commune que naît l’idée de faire rentrer les « arts primitifs » au musée du Louvre. Leur souhait se réalise en 2000 lorsque le Pavillon des Sessions est ouvert au public : les chefs-d’œuvre des collections d’art du Pacifique, d’Afrique, d’Asie et des Amériques sont alors exposés dans l’illustre musée du Louvre.Au fur et à mesure de leur collaboration, le projet de Chirac et Kerchache devient plus ambitieux : ils décident de créer une nouvelle institution qui présentera l’art non-occidental sous un angle nouveau, un angle qui sera dénué de toute vision coloniale. C’est dans les années 1990 que le projet débute avant que l’institution n’ouvre ses portes officiellement une décennie plus tard, en juin 2006.
Cette ambition qui est l’expression d’une vision nouvelle tournant le dos aux anciennes institutions comme le musée des Arts d’Afrique et d’Océanie et le Musée de l’Homme, concerne également le bâtiment qui abritera et présentera ces collections. Jean Nouvel est alors chargé du projet. L’illustre architecte décide de créer un édifice dont l’approche architecturale s’éloignera de celle des bâtiments coloniaux de la Porte Dorée et du Palais du Trocadéro. Loin des visions traditionnelles, Nouvel crée un environnement dans lequel les visiteurs pénètrent d’abord dans les jardins avant de découvrir l’architecture. La structure architecturale audacieuse, comme suspendue au-dessus du jardin, est composée de cubes multicolores. Sur la gauche se dresse un autre bâtiment qui présente sa propre collection : La Commande Publique d’Art Aborigène Australien au musée du quai Branly.
En 1999, lorsque Jean Nouvel a été choisi pour construire le nouveau musée, il a exprimé le souhait que l’art aborigène australien soit un élément central du design du bâtiment. C’est précisément cette vision qui a abouti à la création de la Commande Publique d’Art Aborigène en 2003. Établie pour consolider les relations et créer d’autres liens entre la France et l’Australie, la Commande Publique d'Art Aborigène est supervisée par une équipe curatoriale binationale, française et australienne : Brenda L. Croft (conservatrice d’art aborigène et du détroit de Torrès, National Gallery of Australia, à Canberra) Hetti Perkins (conservatrice d’art aborigène et du détroit de Torrès, Art Gallery of New South Wales, à Sydney) et Philippe Peltier (directeur des collections Océanie au musée du quai Branly). Les deux conservatrices australiennes et le conservateur d’art océanien ont collaboré pour choisir les artistes qui figureraient dans ce projet.
Le groupe d’artistes est composé de quatre femmes et de quatre hommes de régions et de cultures différentes : Judy Watson, Lena Nyadbi, Ningurra Napurrula, Gulumbu Yunupingu, John Mawurndjul, Paddy Nyunkuny Bedford, Michael Riley et Tommy Watson. Ces artistes majeurs sont les héritiers et les héritières des artistes aborigènes des années 1970. Ils font partie d’une génération d’artistes contemporains qui lient tradition et contemporanéité. Leurs techniques peuvent être rapprochées des techniques européennes, mais les histoires et les motifs sont ancrés dans une tradition millénaire.
Dans le nouveau bâtiment rue de l’Université, un espace est attribué à chacun de ces huit artistes. Leurs œuvres sont exposés sur les plafonds de chaque étage ainsi que sur les murs extérieurs et intérieurs du bâtiment. Pour les peintures sur plafonds, des miroirs ont été installés pour qu’ils reflètent ces œuvres, afin que les visiteurs puissent voir les peintures depuis la rue, y compris la nuit grâce à un éclairage spécial.
Au premier étage, le travail de Ningura Napurrula représente une vue de la terre et du ciel créés par des êtres ancestraux qui appartiennent à ce qu’on appelle Dreamtime ou Temps du rêve. Les peintures de Napurrula, faites de formes circulaires noires et blanches, montrent son propre patrimoine culturel qui lui vient de la culture du désert du peuple Pintupi.
Gauche : Œuvre de Ningura Napurrula, musée du quai Branly – Jacques Chirac. © http://www.cracknelllonergan.com.au/images/mqb_09.jpg Droite : Gulumbu Yunupingu, musée du quai Branly – Jacques Chirac. © https://i.pinimg.com/originals/f7/d6/ba/f7d6ba25fac2e4e3acf218e87cbc4a3e.jpg
La peinture de Gulumbu Yunupingu est exposée sur le plafond du deuxième étage. Elle représente les lumières et les étoiles qui voyagent dans l’espace. Les motifs géométriques et multicolores sont une métaphore qui exprime l’unité de tous les peuples. Lorsqu’elle a présentée son œuvre, Yunupingu a déclaré que c’était « un cadeau au monde ».2
Contrairement aux deux œuvres précédentes, le travail de Lena Nyaadbi est entièrement visible depuis la rue. Son œuvre est inscrite à même la façade, comme gravée. L’œuvre s’appelle Gemerre, un terme de la langue Gija qui fait référence aux marques de scarification sur le corps. Les motifs représentent également des fers de lances originaires du pays de son père, dans la région de l’est des Kimberley.
Paddy Bedford vient d’une petite ville de la région des Kimberley. Ses peintures représentent l’environnement de sa terre natale. Contrairement aux trois œuvres précédentes, la peinture de Bedford est à l’intérieur du bâtiment et est invisible pour la plupart des visiteurs puisqu’elle se trouve dans des parties administratives.
Gauche : Tommy Watson, musée du quai Branly - Jacques Chirac. © http://www.cracknelllonergan.com.au/images/mqb_05.jpg Droite : `
© https://aajpress.files.wordpress.com/2013/06/tommy-watson-quai-branly-paris.jpg
La peinture de Tommy Watson n’est visible que dans une salle et représente la terre natale Pitjantjatjara de l’artiste. Sa peinture est très colorée et graphique et est un exemple de la tradition de la peinture du désert australienne.
Les œuvres de Michael Riley et de Judy Watson se trouvent tout près de celles de Lena Nyadbi. Cloud de Michael Riley est une série de photographies que l’on peut voir de la rue lorsque l’on marche le long du bâtiment. Les photos évoquent les premières communautés aborigènes au contact de la colonisation australienne.
Museum Piece de Judy Watson est visible sur la façade du bâtiment. Les dessins de l’artiste évoquent la question du rapatriement culturel ainsi que la présence et le rôle des artistes indigènes dans les musées.
Enfin, l’œuvre la plus accessible est la peinture de John Mawurndjul, sur le plafond de la boutique du musée. Elle est faite de motifs traditionnels en hachures typiques de la Terre d’Arnhem dans le territoire du nord de l’Australie. La peinture est complètement différente de toutes les autres œuvres qui ont été agrandies et adaptées à l’espace. Mawurndjul est en effet venu à Paris et a peint une des colonnes du magasin du musée en utilisant les mêmes motifs que ceux du plafond. Les deux œuvres semblent se rejoindre : elles représentent un mythe aquatique, l’image d’un billabong.
Mais la Commande d'Art Publique Aborigène ne s'est pas arrêtée en 2006, en effet sept ans plus tard, en 2013, l’œuvre de Lena Nyadbi a été incluse dans la collection une deuxième fois. Alors que la première œuvre est sur la façade, la deuxième est exposée en permanence sur le toit. On peut se demander comment les visiteurs peuvent bien avoir accès à cette œuvre monumentale de 700 mètres carré. La réponse est simple : en gravissant la Tour Eiffel ! Le plus illustre des monuments parisiens est tout proche du musée, de sorte que les sept millions de visiteurs qui visitent la Tour Eiffel chaque année peuvent bénéficier d’une vue panoramique de l’œuvre surdimensionnée de l’artiste des Kimberley. On peut également voir l’œuvre sur Google maps. En exposant cette œuvre sur son toit, le musée du quai Branly a indéniablement repoussé les murs de son espace d’exposition.
L'année de l'impression du grand format, le musée a reçu un don du format d'origine de la peinture par la fondation Harold Mitchell et cette dernière peut être vue par les visiteurs dans l'exposition permanente des collections du musée.
Gauche : Lena Nyadby, musée du quai Branly - Jacques Chirac, Paris.© https://www.artlink.com.au/articles/4324/lena-nyadbi-dayiwul-in-paris/
Droite : © http://www.idaia.com.au/en/exhibitions/lena-nyadbis-roof-top-commission-in-paris/
Lena Nyadbi est née aux alentours de 1936 dans l’est de la région des Kimberley. Elle a commencé à peindre en 1998 et a appris la peinture aux côtés d’artistes de renom comme Rover Thomas. Elle utilise le charbon et les ocres qui sont des pigments naturels de sa terre natale. Ses œuvres se caractérisent par trois motifs récurrents : les écailles de Daiwul, le barramundi mythique, les scarifications ou gemerre ainsi que les fers de lance originaires du territoire de son père ou jimbirla.
Dans les croyances aborigènes australiennes, le temps mythique de la création de tous les êtres vivants et de la terre s’appelle Dreamtime, ou Temps du rêve. Chaque mythe du Dreamtime fait référence à la vision qu’ont les Aborigènes d’Australie de l’univers et de l’humanité. Cela englobe une vision du temps et un récit sur le passé et le présent. Les dreamings ou « rêves » sont une expression du paysage tout en étant le paysage lui-même. Ils ne peuvent être identifiées que par des personnes initiées. Ils peuvent s’incarner dans un billabong, dans un serpent ou bien dans un simple rocher, ou bien encore dans un type particulier de vent. Comme les Aborigènes, les dreamings sont intimement liés au pays et à la terre. Chaque dreaming est singulier et dépend du territoire et de la famille auxquels chaque peuple aborigène est lié. Les dreamings sont étroitement liés à la propriété de la terre et à un sens d’identité.
La peinture de Lena Nyadbi est ainsi l’interprétation d’un dreaming. Les motifs blancs représentent les écailles d’un poisson australien, le barramundi. Plus précisément, il s’agit de Daiwul, une représentation du barramundi mythique. Sur la terre ancestrale du peuple Gila, les écailles de Daiwul sont comme des diamants : le territoire de Lena Nyadbi est en effet la plus grande mine de diamants du monde.
Considérée par les artistes aborigènes comme un pont entre leurs cultures et la France, la Commande Publique d'Art Aborigène a été reconnue comme un lieu où leur art serait exposé à Paris pour toujours. La Commande Publique d'Art Aborigène s’est appropriée l’identité d’un bâtiment du musée et, ce faisant, a « colonisé » Paris, dans un geste d’inversion de l’acte colonisateur.
Gauche : Colonne peinte in situ par John Mawurndjul, musée du quai Branly - Jacques Chirac. © http://www.cracknelllonergan.com.au/images/mqb_08.jpg Droite : John Mawurndjul entrain de peindre la colonne au musée du quai Branly - Jacques Chirac. © https://2v29ri1lny7848fvqu4czw11-wpengine.netdna-ssl.com/wp-content/uploads/sites/27/JM-Paris-media-1-450x600.jpg
Lors de votre prochaine visite au musée du quai Branly, je vous invite très fortement à jeter un coup d'œil aux plafonds et aux murs du bâtiment de la rue de l'Université, ainsi qu'à la colonne peinte in situ par John Mawurndjul qui est présente au sein de la boutique du musée.
Clémentine Débrosse
1 Pour en savoir plus à propos de la rencontre de Chirac et Kerchache dans l'article de Camille Graindorge : https://casoar.org/2019/11/27/de-la-grotte-douvea-au-musee-du-quai-branly-letrange-cas-du-docteur-jacques-et-de-mister-chirac-partie-1/
2 Musée du quai Branly. 2006. Australian Indigenous art commission - Commande publique d’art aborigène au musée du quai Branly. Paddington, Art and Australia, p. 19.
3 Ibid.
Bibliographie :
BIÉTRY-RIVIÈRE, E., "Le nouvel art des Aborigènes", Le Figaro. 10 Septembre 2005.
BUTTON, J., "Artists" Stories will live on Forever in Paris Museum", Sydney Morning Herald. 10 Septembre 2005.
DE LARGY HEALY, J., 2010. "Karel Kupa et les maîtres-peintres de la Terre d’Arnhem, la biographie d’une collection d’art aborigène", Gradhiva, 12, pp. 199-217.
LE FUR, Y., (ed.), 2019. 20 ans: les acquisitions du musée du quai Branly - Jacques Chirac. Paris, Skira.
MURPHY, M., 2009. De l’imaginaire au musée, les arts d’Afrique à Paris et à New York (1931-2006). Dijon, Presses du réel.
Musée du quai Branly. 2006. Australian Indigenous art commission - Commande publique d’art aborigène au musée du quai Branly. Paddington, Art and Australia.
MYERS, F., 1998. "Question de regard: les expositions d’art aborigène australien en France", Terrain, 30, pp. 95-112.
PELTIER, Philippe. ‘‘Under Western Eyes’: a short analysis of the reception of Aboriginal Art in France through the press’, Les actes de colloques du musée du quai Branly Jacques Chirac. 24 Janvier 2013.
PRICE, S., 2007. Paris Primitive: Jacques Chirac’s Museum on the Quai Branly. Chicago, University of Chicago Press.