He Tautoko : créer une relation avec un objet ancien, par Lisa Reihana
Depuis les années 1980, les musées européens conservant des objets océaniens dans leurs collections ont entrepris de nombreux projets pour réviser les modalités d’exposition et de gestion de ces objets. Inviter des artistes contemporains océanienn·e·s en résidence pour proposer une nouvelle lecture des collections anciennes fait partie des modalités développées. Ces initiatives sont aussi un moyen de donner plus de visibilité à ces artistes, encore largement méconnu·e·s et peu exposé·e·s dans les institutions en Europe. Un projet majeur à ce sujet est Pasifika Styles, organisé au musée d’archéologie et d’anthropologie de Cambridge (au Royaume-Uni) entre mai 2006 et février 2008. Lisa Reihana, une artiste membre et fondatrice du collectif Pacific Sisters dont nous avions déjà parlé dans des précédents articles à propos des Pacific Sisters et de son œuvre In Pursuit of Venus [infected], y réalise pour l’occasion l’œuvre He tautoko, sur laquelle CASOAR s’attarde aujourd’hui.
Pasifika Styles est à la fois un programme de résidence, une exposition et une série d’événements. À la tête du projet, on trouve Amiria Salmond, conservatrice au musée de Cambridge, et Rosanna Raymond, artiste et poète d’origines samoane et néo-zélandaise vivant à Londres faisant partie des Pacific Sisters. Les deux femmes proposèrent une sélection de trente-six artistes d'Aotearoa-Nouvelle-Zélande afin d'obtenir une représentation étendue de la scène artistique locale, en incluant des artistes de descendances Māori, Pākeha et de plusieurs origines diasporiques, à la fois des jeunes artistes et des artistes plus expérimenté·e·s. Certain·e·s artistes ont eu l'opportunité de voyager à Cambridge pour étudier les collections et travailler à leurs propres œuvres, ce qui est le cas de Lisa Reihana.
Née en 1964 en Aotearoa–Nouvelle-Zélande, Lisa Reihana est d’ascendance ngāpuhi, ngāti hine et ngāi tū. Formée à l’Université d’Auckland, elle développe une pratique pluridisciplinaire. Ses œuvres explorent les notions d’identité et d’histoire, la colonisation et le genre à travers de nombreux médiums : vidéo, photographie, installation, costume et créations textiles, ornements corporels, sculpture ou encore écriture.1 Représentante d’Aotearoa–Nouvelle-Zélande pour la Biennale de Venise en 2017, avec l’œuvre In Pursuit of Venus [infected], et régulièrement exposée à travers le monde, elle est aujourd’hui devenue une artiste majeure de la création contemporaine océanienne à l’échelle internationale.
L’œuvre créée par Lisa Reihana pour Pasifika Styles part de sa rencontre avec un objet des collections du musée de Cambridge, un tekoteko, une figure humaine sculptée en bois qui faisait partie de la façade d'une maison. À partir de ce tekoteko, Lisa Reihana a conçu une installation multi-médias comprenant également une vidéo projetée sur un écran, un enregistrement audio accessible par des écouteurs, le tout placé dans une vitrine historique du musée. Le titre de cette œuvre est He tautoko, expression en te reo māori signifiant « un soutien » ou « un défenseur ».2 Au centre de la vitrine, le tekoteko porte des écouteurs, qui diffusent les sons du sculpteur māori Lyonel Grant au travail pour sculpter le bois. Le·a visiteur·se est aussi invité·e à écouter cet enregistrement grâce à une seconde paire d’écouteurs placée à l’extérieur de la vitrine. Sur l’écran est projetée une vidéo réalisée par Lisa Reihana après sa visite des collections du musée de Cambridge en novembre 2005.3
Lisa Reihana a sélectionné très précisément cet objet, car il est originaire de Nga Puhi dans la Bay of Islands, la même région d’origine que le père de Lisa Reihana. Elle souhaitait ainsi établir une « connexion iwi » avec cet objet4, pour reprendre ses termes, c’est-à-dire renouer des liens familiaux avec cet objet, les « iwi » étant des unités familiales élargies importantes dans la pensée māori. Cette intention s’explique par le fait que le tekoteko fait partie des taonga, « entités tangibles et intangibles »5 de grande valeur dans la pensée māori, transmis de génération en génération. Les taonga ne sont pas seulement des objets, ils sont considérés comme des parents, des membres familiaux à part entière. Pour Lisa Reihana, les taonga conservés à Cambridge furent extraits et séparés de leur contexte, à la fois physiquement, temporellement et culturellement.6 En particulier, ce tekoteko a une histoire trouble et controversée : il fut donné au musée par Anatole von Hügel (1854-1928), qui l'avait reçu de son père, le baron Carl von Hügel (1795-1870), qui avait lui-même voyagé en Aotearoa-Nouvelle-Zélande dans les années 1830. Cependant, on ignore comment, pourquoi et auprès de qui von Hügel a obtenu ce tekoteko.7 Cette histoire controversée est inscrite dans les registres et les cartels qui sont consacrés à ce tekoteko. Le geste de Lisa Reihana permet ainsi de « donner une voix » au tekoteko à travers les sons produits par Lyonel Grant et le film projeté.8 L’installation forme aussi une manière de réajuster le récit du point de vue des relations inter-générationnelles māori. « Plutôt que d'être didactique, l'intention de l'artiste est d'inciter les gens à réfléchir par eux-mêmes aux significations possibles créées par le repositionnement des objets des collections du musée ».9 Ainsi, le projet Pasifika Styles est un exemple concret de la possibilité de construire des « objets relationnels »10 au sein d’un musée, en reliant personnes et objets, passé et présent, à travers l’expression des cultures océaniennes matérielles et immatérielles.
Depuis 2008, l’œuvre de Lisa Reihana est régulièrement présentée dans les galeries permanentes du musée d’archéologie et d’anthropologie de Cambridge.Pour découvrir davantage des œuvres de Lisa Reihana : https://www.lisareihana.com/
Marion Bertin
1HOEBERIGS, Zoe, « Lisa Reihana », AWARE, sd. URL : https://awarewomenartists.com/artiste/lisa-reihana/, dernière consultation le mardi 28 juin 2022.2Selon le Māori Dictionary, URL : https://maoridictionary.co.nz/, dernière consultation le mardi 28 juin 2022.3REIHANA, Lisa, « He Tautoko (2006): A new media installation », in Raymond, Rosanna (dir.), Salmond, Amiria (dir.), Pasifika Styles. Artists inside the Museum, Cambridge : University of Cambridge Museum of Archeology and Anthropology & Dunedin : Otago University Press, 2008 : 49-53.4Ibid., p. 51.5RENARD, Lisa. « Deux manteaux māori à bordures géométriques (kaitaka) de Nouvelle-Zélande Aotearoa du XIXe siècle au musée du Quai Branly – Jacques Chirac », Journal de la Société des Océanistes, 152, 2021 : 137-154.6Reihana, 2008, op. cit.7THOMAS Nicholas, The Return of curiosity. What museums are good for in the 21st century, Londres : Reaktion Books, 2016, pp. 124-125.8Reihana, 2008, op. cit., p. 51.9HERLE, Anita, « Relational Objects: Connecting People and Things Through Pasifika Styles », International Journal of Cultural Property, 15, 2008, p. 164.10Ibid., p. 176.Bibliographie :
HERLE, Anita, « Relational Objects: Connecting People and Things Through Pasifika Styles », International Journal of Cultural Property, 15, 2008 :159-179.
HOEBERIGS, Zoe, « Lisa Reihana », AWARE, sd. URL : https://awarewomenartists.com/artiste/lisa-reihana/, dernière consultation le mardi 28 juin 2022.
RAYMOND, Rosanna (dir.), SALMOND, Amiria (dir.), Pasifika Styles. Artists inside the Museum, Cambridge : University of Cambridge Museum of Archeology and Anthropology & Dunedin : Otago University Press, 2008.
REIHANA, Lisa, « He Tautoko (2006): A new media installation », in Raymond, Rosanna (dir.), Salmond, Amiria (dir.), Pasifika Styles. Artists inside the Museum, Cambridge : University of Cambridge Museum of Archeology and Anthropology & Dunedin : Otago University Press, 2008 : 49-53.
RENARD, Lisa. « Deux manteaux māori à bordures géométriques (kaitaka) de Nouvelle-Zélande Aotearoa du XIXe siècle au musée du Quai Branly – Jacques Chirac », Journal de la Société des Océanistes, 152, 2021 : 137-154.
THOMAS, Nicholas, The Return of curiosity. What museums are good for in the 21st century, Londres : Reaktion Books, 2016.