Les arts extra-européens au cœur du Forez, le musée des Civilisations de Saint-Just-Saint-Rambert
Si lors de vos vacances ou pérégrinations dans la campagne ligérienne vous passez non loin de la ville de Saint-Just-Saint-Rambert, dans le Forez (non loin de Saint-Etienne), n’hésitez pas à faire une pause au musée des Civilisations - Daniel Pouget. Ce musée municipal, ouvert au public en 1965 et aujourd’hui Musée de France, se situe dans l’ancien prieuré de cette ville, au pied de l’église romane. Créé par l’association des Amis du Vieux Saint-Rambert, il s’attache à faire découvrir les civilisations locales (celles du Forez), mais également les civilisations extra-européennes. Comment un musée situé loin des côtes et des ports, a-t-il pu rassembler plus de 10 000 objets d’art extra-européen, venus de tous les continents ? Comme pour beaucoup de musées d’art extra-européen à l’intérieur des terres, grâce à des figures locales passionnées, collecteurs, collectionneurs, voyageurs…
Outre un parcours permanent orienté par thématiques sur lequel nous reviendrons brièvement, le musée propose une exposition temporaire abordant les questions de l’arrivée des objets au musée et des diverses préoccupations entourant ces parcours, ceux des hommes et ceux des objets.
Cette exposition, présentée pour le moment jusqu’au 30 septembre mais qui sera très probablement prolongée, s’intitule « Objet-voyageurs, l’énigme du don ». Elle aborde de manière assez complète la question du parcours des objets, depuis leur création jusqu’à leur disposition dans les salles du musée, voir leur restitution, en prenant comme sujets d’études les objets conservés dans le musée et les ethnologues, voyageurs, collectionneurs, les ayant donnés.
En ce qui concerne les collections océaniennes du musée, ces personnalités sont principalement Daniel Pouget, fondateur du musée, et Madeleine Rousseau, artiste, critique d’art et activiste.
Daniel Pouget (1937-2016), ethnologue et conservateur de musées est co-fondateur et premier directeur du musée entre 1965 et 1997. Il participe à plusieurs missions ethnographiques, lors desquelles il collecte de nombreux objets et récits, desquels il tirera de nombreux ouvrages. À partir des années 1960, il collecte en vue des expositions qu’il prépare. Considérant les objets comme des « témoins ethnographiques » et désireux de prolonger sa mission à son départ du musée des Civilisations, il fonde un musée privé, le Couvent, Cabinet de curiosités, à Chazelle-sur-Lavieu, où il expose le reste de ses collections.1 Daniel Pouget développe dans sa collecte un lien entre les pratiques extra européennes et celles du territoire local du Forez, dressant notamment une étude des techniques de soin traditionnelles extra européennes, grâce au lien créé avec le guérisseur Aborigène Dawidi dans les années 2000. Il voyage également chez le peuple Asmat en Papouasie Occidentale, et dans les îles Trobriand, à l’est de la Papouasie-Nouvelle-Guinée.2
Madeleine Rousseau (1895-1980), quant à elle, collectionne les arts extra-européens. En 1966, sa collection d’art Africain est exposée au musée. En parallèle, elle construit un corpus conséquent d’archives privées, dont une partie est montrée dans l’exposition.3 Rédactrice en chef de la revue Le Musée Vivant après la Seconde Guerre mondiale, elle y publie des articles sur les arts extra-européens. Au sein du salon qu’elle tient dans son appartement à Paris après-guerre, elle s’engage aux côtés d’intellectuels français et africains dans les débats sur l’anticolonialisme. Elle s’engage également tout au long de son parcours pour l’ouverture et l’accessibilité de l’art à tous les publics.
Au-delà de ces personnages aux parcours passionnants,4 l’exposition se concentre également sur les objets qu’ils ont rapporté de leurs expéditions, et leur trajectoire jusqu’aux salles du musée. Veillant à l’accessibilité du propos, les textes sont assez concis et sur les murs se développent schémas et dessins, qui parviennent à résumer de manière très explicite et simple les parcours de ces objets. Les commissaires posent la question du « don symbolique fait à un musée », s’appuyant notamment sur l’Essai sur le don de Marcel Mauss (première parution en 1925) et sur les différents régimes de valeurs incarnés par un objet au cours de sa vie. Évoquer Mauss permet également d’aborder, en filigrane dans l’exposition, la façon dont les objets se chargent de l’histoire de leurs propriétaires successifs, et y restent attachés.5
Les schémas et dessins invitent à comprendre et observer la complexité des échanges à différentes périodes. À titre d’exemple, voilà le parcours d’une tablette Kohau Rongorongo de Rapa Nui : fabriquée par un sculpteur rapanui dans son atelier, elle est ensuite vendue comme exemple d’art et d'artisanat local, inspiré d’objets traditionnels qui ne sont plus utilisés. Bien que nous ayons peu d’informations sur l’usage de ces tablettes, il s’agissait peut-être de supports de mémorisation pour les conteurs, notamment en ce qui concerne les généalogies. Achetée par Daniel Pouget en 1995, elle est rapportée pour le musée de Saint-Just-Saint-Rambert et exposée, mise en réserve et inventoriée en 2000 et 2017.
Dans chaque salle de l’exposition est mis en avant un donateur et son goût, les raisons de sa collection (anthropologique, scientifique, esthétique…) et de nombreux objets, dont certains, au parcours caractéristique, sont mis en valeur et leur trajectoire expliquée par des schémas semblables à ceux de la tablette Kohau Rongorongo. Les cimaises de l’exposition sont investies comme un grand tableau d’école, et le temps est pris d’expliquer tout ce qui semble important pour la bonne compréhension du public.
Au-delà du processus de production, d’échange et des personnalités présentées, l’exposition insiste en dernière partie sur le rôle du musée lui-même. Le commissaire de l’exposition6 pose la question du don au musée, d’un nouveau changement de valeur de l’objet, de l’entrée dans les inventaires et de la valeur patrimoniale. Cependant, l’exposition discute l’entrée au musée comme dernière étape de la vie de l’objet. Les œuvres entrées dans les collections françaises sont incessibles et inaliénables, c’est-à-dire qu’elles ne peuvent être cédées, ni possédées par un acteur privé, en résumé, elles ne peuvent sortir de l’inventaire du musée. Or, avec les questions actuelles de restitutions et l’engagement des musées depuis une quinzaine d’années dans cette voie, la décision d’un retour de l’objet chez lui se pose. Le musée prend l’exemple des têtes Maories (Moko Maoris) et de leur restitution en 2010, mais également le cadre législatif plus récent, et les implications politiques, notamment à travers le rapport Savoy-Sarr.7 Les informations sont parfois complexes, mais l’illustration du propos sur les murs tout au long de l’exposition rend le sujet clair et compréhensible. Le public est invité également, « Au-delà du débat sur le bien-fondé de la restitution, [...] à s’interroger sur la relation que nous entretenons avec ces objets en fonction de nos histoires personnelles et familiales, à la place que nous accordons au contre-don dans les phénomènes d’appropriations culturelles ». L’exposition développe la question du don et du contre-don à l’échelle-même du visiteur et de son lien avec ces questions d’échanges culturels.
Nous retrouvons l’aspect didactique de l’exposition au cours de notre visite, puisque les réserves sont visitables par le public. Sur plusieurs étages, conditionnés derrière des vitres, des objets des réserves s’offrent à la vue des visiteurs, pour certains à moitié cachés invitant à la curiosité et à la gymnastique corporelle pour les apercevoir. Ces salles permettent également aux visiteurs de percevoir l’arrière scène d’un musée, où objets de toutes origines se côtoient. En ce qui concerne les collections océaniennes, on découvre alors la présence de masques des Baining de Nouvelle-Bretagne, de fougères arborescentes du Vanuatu, de poteaux Tiwi d’Australie, de productions Abelam de Papouasie-Nouvelle-Guinée… Le problème que nous rencontrons dans ces réserves réside dans le peu d’information au sujet des collections présentées. Ceci peut cependant se justifier par le fait que cette partie forme la réserve du musée, et que pour cette raison, elle ne constitue pas une exposition en elle-même. Par ailleurs, afin de préserver ces collections, les équipes du musée mènent actuellement un conséquent travail d’inventaire et de conditionnement, qui va mener à la dissimulation d’une bonne partie des objets dans des boîtes de conservation.
Outre les réserves visitables et l’espace d’exposition temporaire, le musée dispose de plusieurs espaces d’exposition permanente. L’un de ces espaces est dédié à une collection de peintures sur écorce et de peintures acryliques aborigènes, collectées probablement par Daniel Pouget lors de ses séjours en Australie. Cette salle, intitulée « L’art aborigène, un art de résistance ! » choisit de souligner le rôle et l’évolution de la peinture aborigène en écho aux revendications de ces derniers de leurs droits sur le territoire Australien. Vous pouvez consulter un article de Casoar ici à ce sujet.
Le reste des expositions permanentes, outre une salle de collections africaines et une salle intitulée « Beautés du Japon », choisit deux angles d’approche. D’une part, un focus sur les instruments de musique à travers le monde. Un grand tambour à fente du Vanuatu accueille les visiteurs. Le texte de salle insiste sur le fait qu’un objet ne peut parler de lui-même, et qu’il faut prendre en compte sa fabrication, la façon d’en jouer, le son qu’il produit et son contexte d’utilisation. Sans condamner l’ethnocentrisme, qui peut être un premier angle d’approche légitime, il est précisé qu’utiliser ses propres référents dans la compréhension de la culture de l’autre est cependant très limitant, et qu’il est nécessaire d’aller au-delà. Enfin, plusieurs salles sont dédiées à la figuration humaine à travers les peuples, la multiplicité de ce qu’elle peut représenter ou évoquer. En ce qui concerne l’Océanie, c’est une fougère arborescente du Vanuatu qui est présentée. Celle-ci ne représente pas une personne ou une divinité en particulier, elle est plutôt un symbole de la place et du pouvoir de la personne dans un système social hiérarchisé.
Le musée des civilisations de Saint-Just-Saint-Rambert rassemble plus de 10 000 objets donnés au musée depuis les années 1960 jusqu’à nos jours. Daniel Pouget, dont le musée est aujourd’hui éponyme, joua un rôle majeur dans la constitution de ces collections, et dans la découverte d’autres peuples par la population locale. Ce musée du lointain, que l’on n’attend pas forcément au cœur du Forez démontre qu’il est possible de réaliser des expositions passionnantes et enrichissantes, s’adressant à un public large avec ses propres moyens. Les outils utilisés par le musée ici sont ses propres collections, leur histoire, et le rôle du musée lui-même en tant que lieu de préservation de la mémoire et du patrimoine, mais également en tant que lieu de discussion autour des questions et problématiques contemporaines de la conservation, que tout un chacun peut comprendre, si on prend la peine de lui expliquer.
Je tiens à remercier les personnes du musée qui ont pris le temps d’échanger avec moi et de répondre à mes nombreuses questions.
Margaux Chataigner
1 Ce musée accueille notamment des collections océaniennes.
2 Voir BOUHIN, P., 1994. « Daniel Pouget ou mémoire d’un voyageur. » France 3 Lyon, archives de l’INA.
3 Madeleine Rousseau a fait don de ses archives au musée de Saint-Just-Saint-Rambert.
4 L’exposition présente ces donateurs sous plusieurs catégories : ethnologues, collectionneurs, coopérants, simples voyageurs. Nous nous concentrons ici sur ceux qui ont un lien avec les collections océaniennes.
5 Pour de plus amples informations sur cet écrit, voir l’article suivant publié dans Casoar : https://casoar.org/en/2018/12/22/merry-christmauss/
6 Le commissaire de cette exposition est Arnaud Morvan, anthropologue au laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France. Cette exposition est le résultat de deux années de recherches que ce dernier a mené sur les donateurs du musée.
7 Ce rapport, délivré par Bénédicte Savoy et Felwine Sarr au président de la République en 2018, mettait en lumière la problématique de la propriété de 26 œuvres du trésor royal d’Abomey, et de leur restitution depuis le musée du Quai Branly -Jacques Chirac vers la République du Bénin. Pour procéder au déclassement de ces objets (c’est-à-dire leur sortie des collections publiques), la loi n° 2020-1673 du 24 décembre 2020 est adoptée. Concernant les Moko Maori, voir l’article de Casoar ici.
Bibliographie :
Site internet de la ville de Saint-Just-Saint-Rambert, https://www.stjust-strambert.fr/sorties-et-loisirs/culture-et-evenements/musee-des-civilisations-daniel-pouget/
BOUHIN, P., 1994. "Daniel Pouget ou mémoire d'un voyageur." France 3 Lyon, archives de l'INA.
FLAGEY, H., 27 octobre 2016. "Daniel Pouget : la passion de la découverte et de la rencontre.", Le Progrès, https://www.leprogres.fr/loire/2016/10/27/daniel-pouget-la-passion-de-la-decouverte-et-de-la-rencontre, dernière consultation le 25 juillet 2022.
BERTHEAS, D., 31 août 2016. "Les aborigènes ont un respect de la vie qui manque à nos sociétés.", Le Progrès, https://www.leprogres.fr/loire/2016/08/31/les-aborigenes-ont-un-respect-de-la-vie-qui-manque-a-nos-societes, dernière consultation le 25 juillet 2022.
MAURICE, D., 2008, "L'art et l'éducation populaire : Madeleine Rousseau, une figure singulière des années 1940-1960". In Histoire de l'art, n°63, Femmes à l'oeuvre, pp. 111-121.