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La seconde guerre mondiale en Océanie : une rencontre pacifique ?

     Au matin du 7 décembre 1941, des nuées d’avions japonais larguent leurs bombes sur la base américaine de Pearl-Harbor à Hawaï causant la mort de plus de 1000 soldats américains. L’évènement marque l’ouverture d’un nouveau terrain d’affrontement pour les grands protagonistes de la Seconde Guerre mondiale1 : l’Océanie, jusqu’ici théâtre de conflits diplomatiques, entre véritablement en guerre.2

      Nous pourrions parler des grandes batailles militaires et des affrontements politiques en termes stratégiques mais c’est plutôt une histoire de rencontre entre insulaires et soldats que nous avons choisi de vous conter ici. En effet, la Seconde Guerre mondiale (1939-1945) marque un tournant dans l’histoire des relations colonisateurs/ colonisés. De nouvelles perspectives d’émancipation s’ouvrent dans l’esprit des locaux contribuant à l’émergence des importants mouvements indépendantistes trans-mélanésiens des années 1960 aux années 1980. À l’origine de ce bouleversement : probablement l’attitude de certains soldats qui n’hésitent pas à partager repas et loisirs avec les locaux, en particulier ceux engagés dans l’armée. Ce temps passé ensemble encourage le partage culturel qu’il soit culinaire, musical, sportif où cérémoniel (sur lequel nous reviendrons dans cet article). Les règles de séparation, emblèmes de servitude qu’imposaient auparavant les colons, sont brisées. Par ailleurs, la présence de plus de 200 000 soldats noirs américains déployés dans toute l’Océanie véhicule un message fort. Les insulaires voient, notamment dans le port d’un uniforme similaire, un signe d’égalité là où leurs vêtements pourtant souvent imposés par les Occidentaux (notamment par les missionnaires) diffèrent de ceux des Blancs.

Photographier la rencontre

     Pour immortaliser ces rencontres : l’appareil photo. Celui-ci devient, d’une manière générale lors de la seconde guerre mondiale, l’une des composantes essentielles de l’équipement militaire faisant probablement de ce conflit l’un des mieux couverts de l’histoire. Mais il est important de noter que ces témoignages, sur lesquels nous nous sommes appuyés pour la construction de cet article sont subjectifs. En effet, certains motifs comme les chefs en tenue traditionnelle sont privilégiés par des photographes en quête d’exotisme, nourris par le cinéma hollywoodien des années 1930 avec des films comme The jungle Princess (1936) ou encore Her Jungle Love (1938). À l’inverse, certains évènements ou motifs sont totalement absents qu’il s’agisse d’une censure ou d’un choix personnel du photographe. Ainsi, certains évènements militaires ou équipements ne sont jamais photographiés ou les photographies détruites à la demande de l’armée tandis que certains motifs associés à la guerre, notamment les plus douloureux (destructions de villages, famines, déplacements de populations) ou encore l’effort de guerre des femmes et enfants dans les villages n’intéressent que peu les photographes amateurs.

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Samoa américaines, octobre 1942. Un insulaire pose en « natif » pour
un photographe militaire chargé de documenter la vie quotidienne et les combats dans les îles. 
© National Archives, U.S. Marine Corps.

S’engager dans l’armée

       Hormis l’effort de guerre (cultures alimentaires…) évoqué ci-dessus, de nombreux locaux s’engagent également dans l’armée. En effet, Alliés comme Japonais prennent rapidement conscience de la force de travail que pourrait constituer la population locale. Nous pouvons souligner la possible collaboration de l’armée avec l’administration coloniale. Il n’est pas rare en effet que des agents coloniaux se rendent dans les villages, alignant hommes et garçons pour une visite médicale suivie d’une signature de contrat. Rapidement, les bases militaires deviennent d’importants points d’attraction rassemblant les habitants de villages parfois distants de plusieurs centaines de kilomètres. Bien que les salaires restent faibles en comparaison à ceux des soldats étrangers (l’administration coloniale redoutant des revendications de hausse de salaire dans les plantations à l’issue de la guerre) et en dépit du danger, l’attrait est réel. S’engager c’est recevoir un uniforme, des effets personnels (tente militaire, papiers d’identité), disposer de soins médicaux et de supports logistiques (comme parfois des navettes entre villages et base militaire). C’est aussi rencontrer l’Autre, qu’il s’agisse d’un étranger ou d’un local d’un village éloigné voire d’une autre île. Le gouvernement américain emploi ainsi 1500 locaux en Nouvelle-Calédonie et, au Vanuatu, 1000 environ sur l’île d’Efate et 500 à Espiritu-Santo. Une fois engagés, les hommes travaillent généralement par groupes de 20 ou 25 sous les ordres de « sergeants »3 ou, dans le jargon des vieilles plantations, de « boss boys ». Mieux les soldats sont traités, plus l’engagement est massif.

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Guadalcanal, Salomon, août 1943. Le salomonais Matthew Lova défi l’américain William Fay au jeu de dames. 
© National Archives, U.S. Marine Corps.

Vivre au camp : échanges culturels quotidiens

     La vie à la base est ennuyeuse et les musiciens locaux y trouvent une audience attentive. Ces moments partagés encouragent l’émergence de nouveaux syncrétismes musicaux. Les locaux entonnent des chants patriotiques ou réadaptent les morceaux étrangers à la mode. Aux Salomon, un soldat rapporte par exemple avoir entendu an island version of a 1940s swing (une version insulaire d’un swing des années 1940). Nous pouvons aussi noter que l’utilisation d’instruments comme l’harmonica, la guitare ou le ukulele se généralisent dans le Pacifique à cette époque. Peut-être est il possible d’expliquer la facile adoption de ces nouveaux styles et instruments par une culture musicale pré-conflit déjà composée de couches successives d’influences apportées par les missionnaires chrétiens, les commerçants, les administrateurs… Il n’était par exemple pas rare de voir des locaux investis dans une chorale chrétienne. Il est également intéressant de noter la perpétuation de la pratique précoloniale d’invention de chants relatant les faits marquants de la vie du groupe. À Kolombangara par exemple on peut encore entendre les habitants chanter « Captain Kennedy and the PT-109 », vision locale du conflit 1939-1945.

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Guam, janvier 1945. Pedro Ricardo et Jose Cru chantent une version insulaire de « Pistol Packin Mama » pour les soldats américains. 
© National Archives, U.S. Marine Corps.

Se mettre en scène : échanges de cérémonies

    La musique vient briser la monotonie d’un quotidien dans lequel elle est profondément ancrée. Les cérémonies, elles, constituent des moments particuliers de la vie du groupe. Il peut s’agir de cérémonies militaires où locales. Tout d’abord, les cérémonies militaires sont des instruments renforçant le sentiment patriotique, elles sont bénéfiques au militarisme. Il nous faut noter que les insulaires engagés prennent très souvent part à ces cérémonies qu’elles soient propres à la vie de la base ou nationales. Les premières peuvent marquer l’entrée d’un nouveau soldat (y compris local) dans l’unité ou le distinguer pour acte de sacrifice ou de bravoure par une remise de distinction (médaille militaire). Les secondes concernent tous les évènements historiques ou faits marquants du conflit à l’échelle internationale. Du côté des Alliés, la Libération est par exemple marquée par une levée de drapeaux dans les camps. Au cours de ces cérémonies, il n’est pas rare que les locaux incorporent certains éléments de leurs propres traditions. Le 4 juillet 1944, par exemple, est organisée une cérémonie en l’honneur de l’indépendance Américaine par des centaines d’habitants des îles Marshalls. Des photos de l’évènement montrent un commandant recevant un coquillage rare, à forte valeur pour les populations locales. À l’inverse, les militaires participent également à certaines cérémonies locales. Hautement photogéniques, celles ci sont organisées pour produire des portraits idéaux d’insulaires loyaux et amicaux envers les soldats étrangers. Ces moments deviennent rapidement l’un des sujets favoris des photographes. Du côté des locaux, ces cérémonies peuvent être vues comme une manière d’incorporer les nouveaux venus à leur culture (afin de leur offrir un cadre de compréhension locale) mais aussi d’accroître leur prestige. En effet, le renom d’une cérémonie dépend en partie du prestige des invités. On peut donc imaginer qu’il était valorisé d’inviter des officiers militaires.

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Bougainville, Papouasie-Nouvelle-Guinée, mai 1944. Membres du troisième bataillon fijien vêtus de costumes de danse traditionnels lors d’une cérémonie du kava (yaqona) organisée pour des officiers des forces alliées. Ici, un fijien verse du kava dans la coupe d’un officier. Plus tôt, les fijiens ont honoré le général américain Griswold en lui offrant un ornement en dent de baleine, insigne traditionnelle de chefferie.
© National Archives, U.S. Navy.

Se faire soigner : implantation de la médecine occidentale

    Mais la période n’est pas qu’une joyeuse colonie de vacances. Les îles sont bombardées, certaines populations déplacées, de nombreuses personnes tuées. On estime par exemple qu’à Pohnpei, 250 bombardements sont dirigés contre les populations entre février 1944 et août 1945. C’est dans ce contexte difficile que la médecine occidentale s’implante durablement en Océanie. Même si l’on trouve déjà des médecins un peu partout avant la guerre (japonais en Micronésie et Européens ou Américains en Mélanésie et Polynésie), la plupart soignent surtout les expatriés, négligeant les locaux. Au départ, la médecine militaire est aussi destinée uniquement au soin des troupes mais rapidement, elle se met au service de la population. En effet, les médecins constatent que les villages sont des « réservoirs à maladies », notamment celles véhiculées par les moustiques comme la malaria qui cause, à elle seule, près de cinq fois plus de morts que les combats. Tandis qu’ils engagent des recherches sur les maladies tropicales, les médecins soignent gratuitement les populations locales. En échange, ces dernières sont employées à l’éradication des moustiques notamment par la limitation des eaux stagnantes où ces derniers prolifèrent (ce problème étant accentué par la présence de trous d’obus et de tranchées). Même si le propos ne peut être généralisé (nous savons par exemple qu’en Micronésie, nombre de locaux souffrent du manque de traitements), beaucoup se souviennent avec émotion des soins prodigués. Plusieurs hôpitaux sont construits : la guerre, sans le savoir, fournit en infrastructures plusieurs jeunes nations ayant trouvé leur indépendance entre les années 1960 et 1980. Actuellement, médecine allopathique et médecines traditionnelles continuent de cohabiter en Océanie.

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Tutuba, Vanuatu (anciennes Nouvelles-Hébrides), août 1943. Titus Molirani, portant un chapeau de soldat et une monnaie traditionnelle de coquillages en collier, est soumis à une inspection dentaire par un dentiste militaire de la base américaine voisine d’Esperitu Santo. © National Archives, U.S. Navy.

        Cette difficile période de guerre est donc marquée par de riches échanges culturels et ce dans des domaines très variés. Les liens tissés entre locaux et soldats, non désireux de s’implanter et donc d’imposer leur autorité, impacte durablement les populations locales dont certaines revendiqueront leur aspiration à l’indépendance dès la décennie suivante. La période influence également les productions matérielles : en Micronésie, le soleil levant japonais apparaît désormais sur nombre de productions tandis qu’à Malaita aux Salomon, un artisan remplace dans ses productions le motif traditionnel de la frégate par un aigle américain. Mais la guerre influence aussi la culture immatérielle : dans tout le Pacifique de petites scénettes inspirées de la période sont jouées. Du côté des soldats Alliés comme Japonais c’est bien souvent la photographie, dont nous nous sommes servi ici, qui devient support de la mémoire.4 Néanmoins il n’est pas rare que les militaires étrangers veuillent emporter d’autres souvenirs de leur passage. Trois grandes catégories d’objets peuvent alors être distinguées : le trophée, élément associé à l’ennemi (allant de la bouteille d’eau aux restes humains), l’objet fabriqué de sa propre main (souvent peu transformé comme un collier de coquillage) et, enfin, les artefacts locaux ou curios (objets destinés à la vente aux touristes) que nous vous proposons de découvrir dans un prochain article.5 À suivre…

Margot Kreidl

Image à la une : Faria Valley, Papouasie-Nouvelle-Guinée, octobre 1943. Un néo-guinéen allume la cigarette d’un soldat australien blessé. © Australian War Memorial

LINDSTROM, L. et WHITE, G.M., 1990. Island Encounters, Black and White Memories of the Pacific War. Washington , Smithsonian Institution Press, p. 1.

VAISSET, T., 2009. « Une défense sous influence – L’amiral Thierry d’Argenlieu et la dépendance de la France libre à l’égard des alliés dans les territoires français du Pacifique (1940-1942). ». In Revue historique des armées, pp. 101-121.

LINDSTROM, L. et WHITE, G.M., 1990. Island Encounters, Black and White Memories of the Pacific War. Washington, Smithsonian Institution Press, p. 78.

Ibid, p. 2 et p. 154.

BENNETT, J.A., 2009. Native and Exotics, World War II and environment in the southern Pacific. Honolulu, University of Hawai’i Press, p. 243.

Bibliographie :

  • 1998. « De l’histoire bataille à l’histoire totale ». In The Big Death, Solomon Islanders remember World War II, no 257, University of South Pacific, pp. 101-121.
  • BENNETT, J.A., 2009. Native and Exotics, World War II and environment in the southern Pacific. Honolulu, University of Hawai’i Press.

  • LINDSTROM, L., et WHITE, G.M., 1990. Island Encounters, Black and White Memories of the Pacific War. Washington, Smithsonian Institution Press.

  • MACCLANCY, J., 2002. Faire de deux pierres un coup. Port-Vila, Centre Culturel du Vanuatu.

  • MORISON, S. E., 1951. Les grandes batailles navales du Pacifique, 1941-1945, I Pearl Harbor – La Mar de Java – La Mer de Corail. Paris, Payot.

  • VAISSET, T., 2009. « Une défense sous influence- L’amiral Thierry d’Argenlieu et la dépendance de la France libre à l’égard des alliés dans les territoires français du Pacifique (1940-1942) ». In Revue historique des armées, pp. 101-121.

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