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Au plus près des étoiles : quel avenir pour le Thirty Meter Telescope (TMT) au sommet du Mauna Kea ?

       À quelques centaines de mètres au-dessus du niveau de la mer, au sommet du Mauna Kea, haute montagne située sur l’île d’Hawai’i de l’archipel hawaïen, le soleil vient de s’immerger sous les nuages et déjà les premières étoiles apparaissent au-dessus de nos têtes. Quelques instants d’impatience et nos yeux s’écarquillent pour observer la sublime voie lactée se déployer dans le ciel. Alors, nous observons silencieusement ce spectacle qui se répète à chaque tombée du jour, où le corps tout entier de Wākea, le dieu céleste hawaïen, se présente à nous. Il surplombe ainsi Papahānaumoku, la déesse créatrice dans la mythologie de l’archipel.1 L’union de ce couple originel préside à la création de notre monde et le Mauna Kea ou Mauna a Wākea, « la montagne du père ciel », en est l’un des résultats.

     Endormi depuis des milliers d’années, ce volcan se hisse à près de 4207 mètres d’altitude. La tradition fait d’ailleurs de son point culminant, le Pu’u Wekiu, le lieu d’accueil de la déesse de la neige Poli’ahu sur terre, lui conférant une sacralité si importante qu’un interdit restreignait son accès dans le passé, délivré uniquement aux chefs et aux prêtres les plus importants de l’archipel.

     Pourtant, depuis plusieurs décennies à présent, quantité de scientifiques et de visiteurs grimpent cette montagne sacrée pour venir observer l’espace infini qui nous entoure. Le Mauna Kea abrite actuellement une douzaine d’instruments scientifiques sur son sommet, dont trois radiotélescopes et neuf télescopes de pays européens, asiatiques ou américains. Leur présence semble être justifiée par les conditions climatiques exceptionnelles qui règnent en ce lieu, à savoir une atmosphère extrêmement sèche et dégagée, puisqu’une partie de la montagne se situe au-delà de la couche d’inversion, permettant ainsi à la pollution atmosphérique et aux nuages de se maintenir à un niveau plus bas que celui de l’observation astronomique. S’ajoutent à cela des éléments non négligeables comme l’absence de turbulences et de lumières avoisinantes qui viendraient troubler le noir profond du ciel nécessaire à une étude cosmique de qualité.

       La somme de ces propriétés motive les scientifiques à faire du sommet du Mauna Kea le lieu privilégié pour l’installation des nouveaux appareils de recherche astronomique, à l’instar du Thirty Meter Telescope (TMT). Le projet de construction de ce bijou technologique est mené par le Thirty Meter Telescope International Observatory LLC (TIO), un partenariat d’institutions asiatiques, indiennes et américaines.2 Ces dernières souhaitent bâtir un télescope de trente mètres de diamètre, recouvert de près de cinq cents morceaux de miroir et dont la précision d’imagerie sera douze fois supérieure à celle du Hubble Space Telescope (HST). Ses caractéristiques techniques lui permettront d’observer des objets célestes peu lumineux et des galaxies lointaines, de collecter de nouvelles informations pour percer les mystères des trous noirs et de déceler de potentielles traces de vie sur des planètes distantes.

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Vue latérale du futur complexe du TMT © TIO

     En 2009, les équipes scientifiques ont achevé leur campagne de prospection des potentiels sites d’accueil pour le TMT, incluant la montagne du Mauna Kea. Mais cette annonce a suscité une forte opposition de la part de certaines communautés de native hawaiians.3 En effet, ce panorama capable de remémorer à l’être humain sa petitesse et sa fragilité face à l’immensité du monde et à la puissance de la nature, est chéri depuis des milliers d’années par les communautés de native hawaiians de l’archipel. Aujourd’hui encore elles y réalisent des cérémonies rituelles et religieuses. Certains de leurs membres estiment que l’installation du TMT serait une menace pour la sacralité du lieu ainsi que pour son équilibre écologique, ce qui engendre un important conflit d’intérêts concernant l’exploitation du site.

       Plusieurs rassemblements pacifiques ont été organisés à la suite de l’annonce du projet et un recours judiciaire a été déposé en 2011 afin d’obtenir plus de précisions et de réglementations sur les risques menaçant le site de construction. Celui-ci est d’ailleurs situé dans la zone du Mauna Kea protégée par le National Historic Preservation Act.4 En 2015, la Cour Suprême d’Hawaï refuse le Conservation District Use Permit (CDUP) réalisé par le Board of Land and Natural Resources (BLNR), contraignant les équipes scientifiques à réaliser une nouvelle série d’études environnementales et à repenser certains éléments du projet afin de fournir un rapport écologique valide.5 Cela les a notamment amenées à élaborer un télescope engagé à ne laisser aucun déchet sur le Mauna Kea et dont la localisation précise a été choisie afin qu’il ne soit visible que depuis 14% de l’île et qu’il ne perturbe pas l’environnement d’animaux, d’insectes et de plantes rares ou bien en danger. En contrepartie de l’installation du TMT sur l’île d’Hawai’i, un loyer de trois cent mille dollars, augmenté à un million de dollars lorsque le télescope fonctionnera, sera versé annuellement au Bureau des Affaires Hawaïennes, dont la majeure partie servira à l’administration du Mauna Kea. Cinq des télescopes déjà présents sur le Mauna Kea seront également démontés. Enfin, la construction d’un tel outil scientifique favorisera la création de nouveaux emplois.

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Des manifestants bloquant la route à la base du Mauna Kea, Hawai’i © AP Photo/Caleb Jones

     En raison de ces facteurs écologiques et économiques, les autorités ont validé le second CDUP en 20186 et ainsi accepté l’implantation du TMT sur le Mauna Kea. Cependant, les protestations n’ont pas diminué pour autant après les périodes de réflexion et d’élaboration des nouveaux documents officiels. Au contraire, elles se sont intensifiées dans les jours suivant l’annonce du gouverneur d’Hawaï David Ige concernant le lancement de la construction du télescope. Le 15 Juillet 2019, plusieurs centaines de personnes se sont regroupées sur la route menant au sommet du Mauna Kea afin de faire barrage aux équipes de construction. Au cours de cette occupation pacifique, les opposants ont entonné des chants religieux et des hymnes locaux entrecoupés de silences respectueux. Pourtant, la tension n’a cessé d’augmenter et, le 17 Juillet suivant, plusieurs kupuna, des anciens souvent considérés comme les protecteurs des espaces d’importance culturelle et rituelle, ont été arrêtés par des officiers du Department of Land and Natural Resources.

     Cette arrestation a marqué si fortement les esprits que plusieurs membres de la communauté scientifique ont rédigé une lettre ouverte7 destinée à engager une réflexion sur les droits, les devoirs et les limites de la science. Les signataires de cette missive y questionnent notamment la manière dont le projet du TMT s’implante sur le territoire hawaïen. Jugeant la présence policière excessive et inappropriée et souhaitant éviter ces rapports de force, ils sollicitent à présent la poursuite d’échanges oraux avec les populations de native hawaiians opposées, afin de trouver une issue non-violente qui laisserait les deux partis satisfaits et qui permettrait de respecter les droits des native hawaiians.

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Des officiers préparant l’arrestation des kupuna © Honolulu Star-Advertiser via AP/Cindy Ellen Russell

      Ce conflit autour du TMT présente une forte complexité de résolution en raison des opinions scientifiques, juridiques et culturelles qui s’y confrontent. Du point de vue de l’avancée scientifique, la construction du TMT au sommet du Mauna Kea permettra sans aucun doute de réaliser des découvertes dont bénéficiera la recherche astronomique. Cependant, construire sur un espace sacré, rituel et religieux depuis des milliers d’années constituerait une violation des droits et des libertés de croyance de certaines communautés hawaïennes, pour lesquelles le sommet de la montagne est réservé à leurs dieux. L’élément controversé n’est pas tant la religion hawaïenne elle-même mais plutôt l’éthique de notre science contemporaine. Jusqu’à quel point la recherche scientifique peut-elle repousser ses limites éthiques dans le but de parvenir à ses fins ? Est-il envisageable et acceptable d’éclipser des siècles de tradition culturelle au profit de découvertes éclairantes pour l’avenir de l’humanité, sans prendre en compte les intérêts d’une partie de la population actuelle ? Et est-ce qu’une législation plus poussée concernant les droits des native hawaiians et leurs possessions aurait facilité la voie des négociations et la prononciation d’un accord ? L’appropriation des terres hawaïennes par les Etats-Unis d’Amérique à la fin du XIXème siècle a permis un accès simplifié aux espaces convoités de l’archipel, qui se trouvent pour beaucoup d’entre eux être également des sites cultuels de tradition hawaïenne. Les droits des native hawaiians doivent-ils être renforcés en raison de leur plus longue présence sur ces terres et du lien profond qu’ils entretiennent avec elles ? Serait-il intéressant de fournir au Mauna Kea une personnalité juridique, au même titre que le Fleuve Whanganui en Nouvelle-Zélande depuis 2017 ? Cela permettrait aux citoyens de défendre en justice cette entité naturelle avec plus d’aptitudes contre ce qu’ils jugent être des menaces à la préservation culturelle et écologique de cet espace.

    Ces observations demeurent sans réponses certaines et le débat autour de la construction du TMT se révèle être d’une actualité retentissante. Il intègre en définitive de nombreux facteurs décisifs pour l’avenir des populations et de la science au sein de l’archipel. L’issue que tous, autorités, citoyens, scientifiques, souhaitent voir émerger ne semble pas prête à transparaître. La tendance privilégiée reste celle d’un dialogue ouvert entre les différents partis grâce à la mise en place de réunions publiques, dans le but de collaborer avec les communautés de native hawaiians et d’établir un terrain d’entente pour la réalisation d’un projet durable de grande envergure. Après l’abrogation de l’Etat d’urgence à la fin du mois de juillet, le gouverneur David Ige a étendu le temps des négociations jusque Septembre 2021, nouvelle date limite pour la construction du TMT au sommet du Mauna Kea. Néanmoins, le projet du TMT ne pouvant rester indéfiniment à l’état d’investigation, les équipes scientifiques envisagent des solutions de replis pour accueillir le télescope. Elles s’intéressent tout particulièrement à l’Observatorio Del Roque de Los Muchachos sur l’île de la Palma (îles Canaries, Espagne), même s’il se situe à une altitude de 2 250 mètres et qu’il présente des conditions moins désirables que celles, optimales, du Mauna Kea.

     Réunir sur le Mauna Kea des activités humaines dont les finalités semblent si éloignées n’est pas évident à concevoir. Pourtant, aussi surprenant que cela puisse paraître, envisager une cohabitation du scientifique et du religieux est peut-être possible puisque ces deux partis admirent les étoiles et tentent de les lire sur le corps de Wākea avec la même ferveur. En attendant, quelle que soit l’issue sélectionnée pour l’avenir du TMT, il nous est encore permis d’apprécier ce spectacle cosmique ici-bas, depuis le sommet du Mauna Kea.

Corinne Chevalier

Image à la une : Vue des télescopes Subaru, Keck 1 et 2 sur le Mauna Kea, Hawai’i.
© Photographie : Corinne Chevalier

1 La mythologie hawaïenne désigne Wākea, fils de Kahiko (« l’Ancien ») comme le dieu du ciel et le dieu paternel du monde. Papahānaumoku, plus communément nommée Pāpā, est quant à elle la déesse créatrice et la déesse maternelle. L’union de ces deux dieux serait à l’origine de l’émergence de l’archipel hawaïen, en raison de l’attirance de Wākea pour la beauté de Pāpā. Ce dernier aurait également créé certains éléments naturels comme par exemple les étoiles, la lune, le soleil et la pluie. Wākea et Pāpā sont considérés comme les ancêtres de tous les hawaïens. Ils sont par ailleurs mentionnés dans le Kumulipo, un chant en langue hawaïenne du XVIIIème siècle racontant la création du monde.

2 L’ensemble des informations concernant le projet du TMT sont issues du site officiel du projet (tmt.org) ainsi que de celui dédié à l’installation du TMT au sommet du Mauna Kea (www.maunakeaandtmt.org).

3 Le choix a été fait de reprendre le terme dans sa langue d’origine, l’anglais, afin de respecter la désignation choisie et utilisée par les personnes concernées et éviter un détournement du sens lié à la traduction.

4 Publié en 1966, le National Historic Preservation Act inscrit sur le National Register of Historic Places les sites, les édifices et les structures liés à l’histoire ou à la culture états-unienne. Les éléments répertoriés sont alors surveillés et protégés par les autorités dans une logique de préservation culturelle.

5 Plusieurs rapports d’opinions défendues devant la Cour en Décembre 2015 sont disponibles sur le site officiel de la Cour Suprême Hawaïenne (courts.state.hi.us) : www.courts.state.hi.us/docs/opin_ord/sct/2015/December/SCAP-14-0000873.pdf
www.courts.state.hi.us/docs/opin_ord/sct/2015/December/SCAP-14-0000873con.pdf

6 Plusieurs rapports d’opinions défendues devant la Cour en 2018 sont disponibles sur le site officiel de la Cour Suprême Hawaïenne (courts.state.hi.us) :
www.courts.state.hi.us/wp-content/uploads/2018/08/SCAP-17-0000059.pdf
www.courts.state.hi.us/wp-content/uploads/2018/12/SCOT-17-0000777am.pdf

7 La lettre ouverte est accessible à l’adresse suivante :
https://docs.google.com/document/d/1YR8M4eboRjJSsfvVtmukb6dDgUonDBdmj9AU0h1rkmY/edit

Bibliographie :

 

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