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En finir avec nature et culture ? L’exemple de la peinture en Terre d’Arnhem

[Please note: Aboriginal and Torres Strait Islander people should be aware that this article may contain images or names of deceased persons in photographs or printed material.]

« Il y avait un temps
où les animaux ressemblaient aux hommes
et agissaient comme eux,
et où les hommes se changeaient en animaux.
Ils se changeaient en d’autres choses aussi,
en arbres, même en pierres :
c’était au «Temps du Rêve» où tout est possible. »1

      « C’est plus vrai que nature. » Quel compliment pour un artiste ! Dans un monde occidental où l’art s’est longtemps défini par la mimèsis, cette comparaison avec la nature est centrale. Si la nature se fait bien souvent source d’inspiration pour l’artiste, ce n’est pas elle qui crée au sens artistique du terme. Dans cette civilisation, seuls les humains possèdent un monde intérieur : la nature ne crée pas d’art, pas plus que l’artiste ne crée de nature.

       Cette distinction, si ancrée pour l’Homme occidental moderne, n’est pas à l’œuvre dans la pensée aborigène. Observer la place de l’art chez les peuples aborigènes, c’est se faire le témoin d’une inextricable relation entre l’art et le monde. L’art «fait» le monde aborigène. Il nous faut avouer que dans une civilisation axée sur la fonctionnalité pure et qui peine à dire, à trouver une place aux arts en son sein, ce sujet est d’autant plus attirant par le contraste qu’il offre et les réponses qu’il apporte à des questions traversant toutes les sociétés humaines.

     Parmi les nombreuses cultures aborigènes, certaines se sont particulièrement distinguées dans le monde de l’art, notamment les sociétés de Terre d’Arnhem, parmi les plus grandes productrices d’art. Située au nord de l’Australie, dans le Territoire du Nord, la région de la Terre d’Arnhem occupe un espace d’environ 97 000 km.2 Depuis environ 60 000 ans avant notre ère, la région est habitée par de nombreux peuples qui partagent des coutumes et traditions de formes communes, bien que parlant des langues différentes. Le peuple Yolngu, qui vit au nord-est de la Terre d’Arnhem, est le plus connu et le plus étudié, mais non le seul occupant du territoire : à l’ouest, on retrouve des peuples parlant des langues Kunwinjku, au centre, les groupes Dangbon, Kurrkoni, Gunnartpa, Rembarrnga.

     Déclarée réserve aborigène en 1931, la Terre d’Arnhem devient, dès le début du XXe siècle, un lieu réputé pour ses productions artistiques.

Map of Australia © CASOAR

   Baldwin Spencer y collecte des écorces peintes dès 1912, suivi par d’autres anthropologues, tel Donald Thomson dans les années 1930, Charles Mountford entre 1948 et 1949, puis Ronald et Catherine Berndt qui collectent plus de 900 œuvres. Karel Kupka, dans les années 1950-1960, sera de ceux qui auront le plus contribué à faire connaître et apprécier l’art des Aborigènes de Terre d’Arnhem. Peintre lui-même, il fit grandement évoluer le regard occidental sur ces peintures, davantage considérées jusqu’alors comme des objets ethnographiques. Elles acquièrent peu à peu le statut d’œuvres d’art, leurs auteurs passant de l’anonymat de l’artisanat à la reconnaissance d’artistes.

James Iyuna, Ngalyod, 2002, Ecorce d’eucalyptus, pigments, 150 x 78 cm, Sydney. ©  Art Gallery New South Wales

     Le jeu de la ressemblance telle qu’il a pu être conçu en d’autres lieux et d’autres moments de l’Histoire de l’Art n’est pas ce qui préoccupe ces artistes. L’artiste de Terre d’Arnhem ne peint pas face à un modèle, ni face à un paysage et cet art ne peut être étudié sans une étude parallèle du système de croyance de la société auquel il appartient.

Yilkari peignant la première peinture connue des soeurs Wawilag. In THOMSON D. 2003 [1983], Donald Thomson in Arnhem Land, Melbourne University Publishers, Melbourne.

       Connu sous le nom de dreaming, un terme anglais choisi et utilisé par les Aborigènes, ce système de croyance est souvent traduit en français par «Temps du Rêve» : cette traduction ne rend hélas pas compte de toutes les nuances nécessaires à la compréhension d’un tel concept. Le présent progressif utilisé en anglais suggère l’idée de quelque chose qui continue à se faire, de non-achevé, d’actuel. Il est appelé wangarr par les Yolngu, on retrouve aussi assez frequemment les termes djukurrpa, en warlpiri, et altyerrenge pour les Arrernte. Contrairement aux religions monothéistes, le dreaming ne se base pas sur une Histoire passée tendant à se poursuivre dans un futur lointain, mais prend place dans un présent actif. La mythologie aborigène, si elle peut se glisser dans ce terme étranger, ne se déroule pas dans un passé fantastique et révolu, mais bien plutôt dans un monde similaire au nôtre, qui évolue et agit sur notre monde actuel. Ce monde parallèle est associé au rêve : comme le sommeil constitue un second univers à l’intérieur d’un autre univers, le dreaming fait monde à l’intérieur du monde. Parce qu’ils sont imbriqués l’un dans l’autre, les frontières de ces deux univers sont poreuses. Néanmoins, même si les termes anglais et français le relient au rêve, le dreaming aborigène n’est pas qu’onirisme abstrait. Ce qui se déroule dans cet autre temps agit sur ce monde, et les actes commis durant le Temps du Rêve prennent effet ici, dans notre environnement. Le dreaming évolue ainsi avec son monde et ne renvoie pas à une histoire achevée. Établissant un chemin entre passé, présent et futur, le rêve permet de réactualiser les croyances, de les réinterpéter et de laisser la modernité prendre sa place au sein d’un système de croyance très ancien.

     Du corps des ancêtres naissent des collines, de leur sang les terres d’ocres, de leurs pas, des rivières. La force ancestrale prend donc forme à travers les paysages, et les Hommes qui leur appartiennent deviennent également les protecteurs de ces terres. La mythologie se mêle ici à une carte, dont les paysages sans cesse renouvelés traduisent l’influence des ces puissances à la fois ancestrales et éternelles, et l’importance d’une certaine continuité dans un environnement sans cesse changeant. Pour les Yolngu, le dreaming permet d’entrer dans ce temps ancestral et éternel et d’en ramener de nouveaux éléments rituels, tels que des chants ou des motifs pour les peintures. Les Ancêtres façonnent de cette façon la vie des Hommes : ce sont eux qui ont créé les lois les gouvernant, les cérémonies rythmant leur vie quotidienne, et les rituels marquant les différentes étapes de leurs vies. En somme, ce sont eux qui, dans un temps parallèle, ont élaboré et fixé les structures actuelles des sociétés Aborigènes.

      La peinture occupe un rôle majeur dans ces rituels, qu’ils soient funéraires – les urnes contenant les os des défunts sont en écorces, peintes comme le couvercle du cercueil lui-même – ou liés à d’autres cérémonies. Difficilement visible pour un œil européen, les peintures corporelles, réalisées notamment pour les cérémonies de circoncisions, constituent l’un des moyens d’expression privilégié de la peinture aborigène de Terre d’Arnhem.

Peintures corporelles en Terre d’Arnhem. In TWEEDIE P., [1998], 2001, Aboriginal Australias, Spirit of Arnhem Land, Sydney, New Holland Publishers

     Ce rôle si important de la peinture dans la vie rituelle, et plus largement donc dans la société aborigène, trouve peut-être une explication dans les mots utilisés pour la définir : mardayin miny’tji, en langue yolngu. Aucun terme, ni anglais ni français, ne saurait recouvrir pleinement le sens de ces mots pour les Yolngu. On pourrait définir le mardayin comme «loi sacrée», mais il n’est pas que cela. Mardayin définit un ensemble de chants, de danses, et de peintures rituelles, associés aux Ancêtres et aux règles de société qu’ils ont insituées. On ne pourrait cependant pas s’arrêter au terme de loi religieuse pour comprendre ; il ne s’agit pas de commandements instaurés par une divinité supérieure à froide distance des Hommes. Si mardayin regroupe dans ses significations toutes les pratiques liées aux rituels, c’est que ceux-ci permettent de vivre, et d’une façon réelle, le dreaming. Les cérémonies de Terre d’Arnhem ne rendent pas qu’un hommage aux Ancêtres. À travers elles, les Hommes vivent le temps ancestral.

    Le terme miny’tji peut se traduire par «peinture», mais recouvre bien d’autres définitions. Le même mot définit tout ce qui est coloré… et pas seulement venant de la main humaine. Miny’tji est un terme que l’on utilisera tout aussi bien pour parler des motifs des ailes de papillons que pour des peintures sur écorce, mais plus encore, le terme s’applique aussi très bien à notre environnement moderne, et peut tout à fait définir une publicité vue dans le métro, par exemple.

      La ligne de séparation qu’il parait si évident de placer, dans d’autres cultures, entre la main de l’Homme et celle de la nature, n’est ici plus présente ; nature et culture, plus qu’être «enfin réunies», n’ont ici jamais été séparées – du moins dans le contexte artistique. Au même titre que les paysages, les peintures sont créées par les ancêtres. Elles portent la même marque du sacré, elles appartiennent aux Hommes et à leurs clans ; chacun porte son miny’tji en lui, le rattachant au dreaming, et par là-même, à un ancêtre particulier, à l’un de ses mythes, à un paysage par lequel il sera passé. C’est cette origine commune et cette continuité qui font finalement, pour la société yolngu, de l’état de peintre un état… naturel.

Camille Graindorge

Image à la une : Peindre les rarrk. In TWEEDIE P., [1998], 2001. Aboriginal Australias, Spirit of Arnhem Land. Sydney, New Holland Publishers.

Propos recueillis par KUPKA, K., 1962. Un art à l’état brut. Lausanne, Clairefontaine.

Bibliography:

  • CARUANA, W., [1993], 2015. Aboriginal Art. Londres, Thames & Hudson.
  • GLOWCZEWSKI, B., 1991, Du rêve à la loi chez les Aborigènes, Mythes, rites et organisation sociale en Australie. Paris, Presses universitaires de France.

  • KUPKA, K., 1962. Un art à l’état brut. Lausanne, Clairefontaine.
  • KUPKA, K., 1972. Peintres aborigènes d’Australie. Paris, Musée de l’Homme.
  • MORPHY, H., 1994. « From Dull to Brilliant – The Aesthetics of Spiritual Power among the Yolngu », in COOTE J., Anthropology, art, and aesthetics. Clarendon Press.

  • MORPHY, H., 2003. L’art aborigène. Paris, Phaidon.

  • THOMSON, D., [1983], 2003. Donald Thomson in Arnhem Land. Melbourne,  Melbourne University Publishers.

  • TWEEDIE, P., [1998] 2001. Aboriginal Australias, Spirit of Arnhem Land. Sydney, New Holland Publishers.

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