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La Récolte de Tara June Winch : une langue pour se raconter

« Les royaumes sans la justice ne sont que des entreprises de brigandage ».

La citation de Saint-Augustin sur laquelle s’ouvre La Récolte (The Yield), lauréat du Miles Franklin Award1 2020, averti efficacement sur le contenu de l’ouvrage: l’histoire d’un brigandage d’état dont les pouvoirs religieux et économiques se sont rendus complices. Il y sera question de terres volées, de ressources pillées, d’enfants enlevés, de mémoires confisquées et de langues tues.

Le roman prend place au Ngurambang, le « pays » dans la langue wiradjuri, dans un espace géographique fictif fortement inspiré du territoire de cette communauté aborigène de Nouvelle-Galles du Sud. À Prosperous Farm, près du fleuve Murrumby2 et non loin de la ville de Massacre Plains3, vivent les Gondiwindi. Albert Gondiwindi, né au bord du fleuve dans un camp aborigène qui a par la suite été rasé, élevé loin des siens dans un foyer pour garçons4, garçon de ferme puis contremaître de ferme, vient de mourir. À l’annonce de sa maladie, il avait entrepris la rédaction d’un dictionnaire dans sa langue natale, « la langue ancienne, la première langue ».5 Albert aimait les dictionnaires, car « ce n’est pas que des mots – les pages sont aussi remplies de petites histoires ».6 Mais il regrettait de ne pas y trouver les mots qui lui manquaient, les mots et concepts de sa langue que l’anglais ne peut pas exprimer. Sa liste de mot à lui remonte le cours de l’alphabet :

«On n’a pas de mot en Z dans notre alphabet, il me semble, alors je me suis dit que je commencerais à l’envers, un clin d’œil au monde arriéré de Whitefellas7 dans lequel j’ai grandi ».8

Carte Australie, région Wiradjuri. © CASOAR

Apprenant la mort de son Poppy9, August Gondiwindi, petite fille d’Albert, quitte l’Angleterre et revient au pays après 10 ans d’absence. Elle a été élevée par ses grands-parents, avec sa sœur Jedda qui a disparu dans des circonstances troubles des années auparavant. Les funérailles d’Albert sont pour August l’occasion de retrouver ses proches, d’apprendre l’existence du dictionnaire indigène qu’il a rédigé (mais qui a semble-t-il disparu !) et de découvrir que l’installation d’une mine d’extraction d’étain risque de déloger très prochainement sa grand-mère. Celle qui a fui les siens et une mémoire collective et individuelle douloureuse va alors s’engager dans une bataille contre l’exploitation minière, et pour la terre de ses ancêtres. Poppy Albert, par l’intermédiaire de ses écrits et des rêves d’August, sera un soutien dans ce combat.

L’autrice de ce livre beau et passionnant, Tara June Winch, est elle-même issue de la communauté aborigène wiradjuri par son père. Elle est née en 1983 à Wollongong, ville de Nouvelle-Galles du Sud à l’important passé minier et industriel, et qui produit aujourd’hui encore une grande partie de l’acier australien. S’il s’agit bien d’un roman, donc d’une fiction, il aborde des thèmes, des situations et des environnements familiers à l’autrice. Une manière de se raconter pour créer la représentation qui a manqué à son héroïne, August, lorsqu’elle était enfant :

« Petite, les livres passaient juste après la nourriture, et par la suite, ils avaient pris la tête […]. Mais jamais, dans aucun livre du bibliobus, elle ne parvenait à se trouver ni à trouver sa sœur. Jamais de filles comme August et Jedda Gondiwindi, jamais. »10

Le récit est structuré autour de deux arcs narratifs principaux : l’histoire d’Albert Gondiwindi et la quête d’August. Un chapitre sur deux est consacré au contenu du dictionnaire, sous la forme d’une liste de définitions11 donnant lieu à des digressions, écrites à la première personne par Albert :

" comprendre – gulbarra On passe nos vies entières à ça, à chercher à comprendre et à être compris. […] Je vais bientôt quitter un monde compliqué, un monde révolté, et je vois trop d’affrontements. Aime ton prochain, ça, c’est un des commandements de la Bible, bilingalgirridyu ngaghigu madhugu – ça, c’est notre commandement, qui se traduit par : J’apprécierai mon ennemi. Tous deux veulent dire gulbarra. »12

Le vocabulaire constituant le dictionnaire d’Albert Gondiwindi, plus qu’une simple liste de mots, est l’occasion pour l’autrice de présenter des épisodes de la vie d’Albert et de sa femme Elsie, des récits impliquant ses ancêtres, des savoir-faire, des connaissances botaniques, la spiritualité wiradjuri. Et à travers tout cela, de célébrer toute la richesse de ce qu’est une langue, c’est-à-dire un outil de communication entre individus, d’expression de soi et des concepts qui structurent la pensée de chaque groupe humain, de description du monde qui nous entourent et auquel nous appartenons. Bref, un outil complexe et essentiel de l’identité. C’est une démarche explicitement militante de la part de Tara June Winch, comme elle l’indique dans une note en fin d’ouvrage :

« Ce roman contient la langue du peuple wiradjuri […]. Les connaissances culturelles, l’histoire communautaire, les coutumes, les modes de pensées et le rapport à la terre sont véhiculés par la langue. Ces deux cents dernières années, l’Australie a connu la plus importante et la plus rapide perte linguistique de l’histoire. »13

Cette carte représente les langues, les groupes sociaux ou nationaux des Aborigènes d’Australie. Elle ne montre que les lieux ou groupes de taille importante qui peuvent comprendre des clans, dialectes ou langues individuelles. Les sources utilisées pour sa réalisation sont datées du XVIIIème siècle à 1994. La carte n’a pas pour but d’être exacte dans les frontières et délimitations proposées. David R Horton (creator) © AIATSIS, 1996

L’érosion linguistique en Australie est un processus bien amorcé, malgré les tentatives de revitalisation de ces dernières décennies. Avant la colonisation, toute la région Pacifique et en particulier la Nouvelle-Guinée et l’Australie abritaient l’une des plus grandes diversités linguistiques au monde. L’Australie comptait à elle seule deux cent cinquante langues, subdivisées en plus de six cents dialectes.14 La langue wiradjuri, celle des personnages du roman et celle de la communauté de l’autrice, appartient à la branche wiradhuric de la grande famille des langues pama-nyungan.15 Aujourd’hui, selon le recensement de 2016, elle ne compterait que quelques centaines de locuteurs natifs.16 Cette langue a été collectée et consignée entre 1993 et 2010 grâce aux efforts conjugués de Stanley Vernard Grant Sénior, né en 1940, un des aînés wiradjuri et un des locuteurs natifs les plus âgés, et de John Rudder, linguiste.17 Leurs travaux ont servi à Tara June Winch pour la rédaction du dictionnaire d’Albert, et permettent l’enseignement du wiradjuri aux jeunes générations.18

Dans les chapitres qui ne sont pas consacrés au dictionnaire, on suit August, tant à travers les souvenirs douloureux de son enfance qu’au long de son combat contre la mine d’étain. Les sentiments qui la traversent et le vécu dont ils sont imprégnés font échos aux « petites histoires » présentes dans les différentes entrées du dictionnaire. Ils sont le produit d’une histoire coloniale dont la violence continue de faire des dégâts, même parmi les plus jeunes générations (August à moins de trente ans). D’un point de vue matériel, les préjudices sont concrets : le fait est qu’en Australie les communautés aborigènes sont davantage soumises à la précarité et à la violence que la moyenne de la population australienne. L’enfance d’August est marquée par les troubles alimentaires, les addictions et activités illégales de ses parents, leur mise en détention et la disparition de sa sœur Jedda. Elle l’affirme : « parfois, il n’y a pas de bon côté des choses ».19 Plus insidieuse, la douleur liée à la déculturation sourd tout au long du roman. Y est abordée une des pages les plus sombres de l’histoire australienne, celle des Générations volées (Stolen Generations). Entre 1869 et jusqu’en 1970 environs, dans le cadre des politiques officielles d’assimilation, près de 100 000 enfants (un enfant sur dix) furent enlevés de force à leurs parents et placés dans des orphelinats, des missions chrétiennes ou des familles d’accueil blanches.20 Ce génocide culturel déboucha sur un profond « traumatisme intergénérationnel »21, bien perceptible dans le livre.


L’enlèvement des enfants, œuvre de Chris Cook installé en 2003 sur la grande horloge du Queen Victoria Building à Sydney.

La question de l’identité aborigène et plus largement australienne (comment faire société malgré tout ?) est au centre du roman. Aux côtés d’Albert et August, une troisième voix se fait entendre. Celle du révérend Ferdinand Greenleaf, missionnaire, fondateur de la mission de Prosperous et de son Foyer pour Garçon où Albert a grandi. Dans des lettres datées de 1915 et envoyées depuis la prison où il est détenu pour ses origines allemandes (la Première Guerre mondiale est encours), il écrit à un docteur de la Société britannique d’ethnographie pour soulager sa conscience et dire la vérité sur les conditions de vie imposées aux Aborigènes par les pouvoirs coloniaux et religieux. Le personnage de Greenleaf est largement inspiré du révérend John Brown Gribble, fondateur de la mission chrétienne des Aborigènes de Warangesda (Nouvelle-Galles du Sud) et auteur d’un Plaidoyer pour les Aborigènes de Nouvelles-Galles du Sud.22

Left: Le révérend John Brown Gribbles en 1890. © Mitchell Library, State Library of New South Wales
Droite : John Brown Gribbles, Plaidoyer pour les Aborigènes de Nouvelles-Galles du Sud, 1879.

En dépit de la dureté des thèmes abordés, le ton du roman n’est pourtant pas plaintif. Ni manichéen. Aiguisé, dynamique, souvent drôle, empreint d’espoir en des jours meilleurs, ce livre présente toute une palette de caractères dans leur humanité la plus imparfaite. Certains Whitefellas sont de bons amis des Gondiwindi. Les Gondiwindi ne sont pas exempts de mauvais éléments. Le révérend Greenleaf est un protagoniste ambigu, acteur repenti des brutalités envers les Aborigènes, auteur d’un plaidoyer en leur faveur mais pétri de culture coloniale. Le Christ même, imposé dans les Foyers pour Garçons, suscite un bilan mitigé :

" prier, se prosterner – dulbi-nya J’imagine que c’est parce qu’ils avaient particulièrement besoin de Lui que les Aborigènes aimaient tant le Seigneur que leur avait apporté le Révérend. […] Prier nous venait facilement, alors l’histoire de ce Jésus venu du désert de l’autre côté de la planète et qui donnait toutes les consignes pour monter au ciel, eh bien ça nous allait. Sauf qu’ils ne laissèrent pas les aborigènes chevaucher le monde qui leur était connu –fini, le langage, la chasse, les cérémonies. Fini, nos coutumes, seule leur loi était appliquée. On devait être sauvés mais on était encore des esclaves. »23

Au milieu de tout ce monde se détache la figure forte d’August, venue sans le savoir pour se réapproprier son corps, son histoire et son identité. Expression d’un désir de justice et de reconnaissance, histoire de plusieurs deuils, La Récolte est surtout une œuvre de réappropriation culturelle et identitaire, et un plaidoyer pour la nécessité de se souvenir. Car au fond, comme Poppy Albert Gondiwindi le rappel en rêve à August, « peu de choses sont pires que la mémoire, mais peu de choses sont meilleures ».24

Margot Duband

Image à la une : Couverture de l’édition française. © Gaïa éditions

1 Prestigieux prix littéraire australien, créé en 1957 et décerné une fois par an.

2 Inspiré par les affluents du bassin Murray-Darling. WINCH, T. J., 2020. La Récolte, Montfort-en-Chalosse, Gaïa, p.372.

3 Les villes du centre de la Nouvelle-Galles du Sud, ainsi que la réserve naturelle The Rock –Kengal Aboriginal Place, ont servi de modèle à la ville imaginaire de Massacre Plains. Ce toponyme et celui de Poisoned Waterhole Creek existent ailleurs en Australie, et ont été choisis par l’autrice afin de rappeler « les atrocités infligées aux peuples indigènes durant la colonisation ». WINCH, T. J., 2020. La Récolte, Montfort-en-Chalosse, Gaïa, p.372.

4 Les foyers pour jeunes enfants décrits dans le roman sont inspirés des descriptions du Foyer de formation des filles aborigènes de Cootamundra et du Foyer de formation des garçons aborigènes de Kinchela. WINCH, T. J., 2020. La Récolte, Montfort-en-Chalosse, Gaïa, pp.370-371.

5 WINCH, T. J., 2020. La Récolte, Montfort-en-Chalosse, Gaïa, p.11.

6 WINCH, T. J., 2020. La Récolte, Montfort-en-Chalosse, Gaïa, p.20.

7 Terme désignant un homme blanc, détournement du terme blackfellas, de black (noir) et fellow (compagnon), utilisé par les aborigènes pour se désigner en anglais.

8 WINCH, T. J., 2020. La Récolte, Montfort-en-Chalosse, Gaïa, p.21.

9 Terme affectueux pour « grand-père » en anglais (Australie).

10 WINCH, T. J., 2020. La Récolte, Montfort-en-Chalosse, Gaïa, p.74-75.

11 Classées par ordre alphabétique inversé des mots anglais dans la version originale. L’ordre alphabétique inversé n’est donc pas perceptible directement dans la traduction française.

12 WINCH, T. J., 2020. La Récolte, Montfort-en-Chalosse, Gaïa, p.54.

13 WINCH, T. J., 2020. La Récolte, Montfort-en-Chalosse, Gaïa, pp. 369-370.

14 WINCH, T. J., 2020. La Récolte, Montfort-en-Chalosse, Gaïa, p.369.

15 WINCH, T. J., 2020. La Récolte, Montfort-en-Chalosse, Gaïa, p.369.

16 Australian Bureau of Statistics, Census TableBuilder : https://guest.censusdata.abs.gov.au/webapi/jsf/dataCatalogueExplorer.xhtml

17 STEBBINS, N.T., EIRA, K. et COUZENS, V. L., 2018. Living Languages and New Approaches to Language Revitalisation Research, New-York, Routledge.

18 Des bases linguistiques peuvent également être acquises via l’application « Wiradjuri« , un dictionnaire wiradjuri/anglais au sein duquel on peut naviguer soit par ordre alphabétique, soit par thématiques, ou en explorant des phrases courantes. L’application a été développée par la Wirajuri Condobolin Corporation, une association visant à améliorer les conditions de vie de la communauté wiradjuri de Condobolin, petite bourgade de Nouvelle-Galles du Sud. Dotée d’un Centre d’étude wiradjuri, la Wiradjuri Condobolin Corporation a également développé des applications d’apprentissage pour cinq autres langues aborigènes de la région. https://wiradjuricc.com/

19 WINCH, T. J., 2020. La Récolte, Montfort-en-Chalosse, Gaïa, p.40.

20 WILKIE, M., 1997. Bringing them home: Report of the national inquiry into the separation of Aboriginal and Torres Strait Islander children from their families, Sydney, Human Rights and Equal Opportunity Commission.

21 WINCH, T. J., 2020. La Récolte, Montfort-en-Chalosse, Gaïa, p.370.

22 GRIBBLES, J. B., 1879. A Plea For Aborigines of News South Wales, Samuel Gill & Co., Jerilderie.

23 WINCH, T. J., 2020. La Récolte, Montfort-en-Chalosse, Gaïa, p.53.

24 WINCH, T. J., 2020. La Récolte, Montfort-en-Chalosse, Gaïa, p.19.

Bibliography:

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