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Des Kopikats aux Black Brothers : rock’n’roll, disco et reggae en Papouasie

Un immense merci à Monika Stern pour son passionnant séminaire à l’EHESS sur les musiques au Vanuatu et son soutien dans l’élaboration de cet article, ainsi qu’à Victor Kiswell pour sa délicieuse application Radiooooo.com et ses trouvailles.

          Du rock’n’roll et des Papous, vraiment ? Alors certes : il y a fort à parier que les termes « musique papou », vous fasse davantage songer à des instruments traditionnels plutôt qu’à une une guitare électrique… Et pourtant. L’histoire musicale de la plus grande île de Mélanésie nous réserve bien des surprises !

       Brisons tout d’abord un mythe : lorsque nous évoquons l’histoire des sociétés d’Océanie – comme pour toutes les sociétés « découvertes » par l’Europe on a parfois tendance à associer les périodes précédant les rencontres avec les Européens à un monde de pureté, presque idéal, sur lequel le temps n’a pas de prise. On sait pourtant que les échanges sont monnaie courante entre les îles et les peuples et que les cultures évoluent au gré de ces rencontres, bien avant un contact européen. Il serait donc faux de diviser les musiques de Papouasie en une période « authentique », figée, puis en une période d’hybridation, durant laquelle la musique aurait perdu son essence. Les musiques de Papouasie ont, semble-t-il, toujours été le fruit de multiples échanges.

       L’histoire de la musique en Papouasie laisse apparaître, en filigrane, celle de l’île : l’arrivée des missionnaires et la colonisation de l’île par l’Allemagne et les Pays-Bas à la fin du XIXème siècle entraînent ainsi de nombreux changements musicaux. La musique devient rapidement l’un des éléments clefs de la christianisation, les missionnaires remarquant que les chants attirent de nombreux papous dans les nouvelles églises. C’est ainsi que l’on peut entendre, dans les années 1870, des chants grégoriens au cœur de la Papouasie Nouvelle-Guinée… Les premières musiques extérieures à pénétrer l’île sont donc apportées par les missionnaires, européens pour la plupart, mais également polynésiens, et constituent les premières influences musicales extérieures à la Mélanésie à pénétrer sur l’île. Enseignés dans les écoles, chantés dans les églises, les chants religieux apportés par les missionnaires deviennent, pour de nombreux papous, un élément important de la vie quotidienne. Dès lors, les changements musicaux sur l’île sont de plus en plus nombreux.

      Néanmoins, le véritable choc musical pour la Papouasie est apporté par la Seconde Guerre Mondiale et l’arrivée des troupes américaines et japonaises sur l’île : les rapports entre les populations locales et les militaires sont bien différents de ceux instaurés par l’administration coloniale. Plus proches des Papous, Japonais et Américains marquent durablement la musique de l’île. Dans les valises des nouveaux arrivants, des instruments fascinent : guitare, harmonica, et même ukulele ! De quoi enrichir et renouveler considérablement le répertoire papou d’après-guerre…

     À partir des années 1950, de nouvelles structures favorisent le développement d’un nouveau type de musique. On voit apparaître des pati, dérivé tok pisin1 des party à l’américaine, avec un ou plusieurs groupes jouant pour faire danser les invités dans les six-to-six, les soirées de 6h du soir à 6h du matin. Les bars, clubs et hôtels qui fleurissent alors dans la capitale, Port Moresby, deviennent de nouveaux lieux de concerts et de rencontres, dans lesquels les Papous trouvent petit à petit leur place à partir de 1962, date à laquelle la consommation d’alcool devient légale pour les Papous. La scène musicale reste majoritairement dominée par les groupes australiens, mais c’est dans l’un de ces bars, le Kone Tavern, qu’émergent dans les années 1960 les premiers groupes paua : les paua band, en tok pisin, dérivé de « power », tiennent leurs noms de leurs instruments électriques. Ces groupes vont reprendre, en version paua, des compositions créées par des précédents groupes acoustiques papou, ou reprennent, en les adaptant, des musiques venues d’autres îles du Pacifique, avec une prédilection pour les musiques d’Hawaii et le rock’n’roll. Parmi eux, on peut citer Freebeats, Stalemates ou encore Kopykats. Tous créent l’évènement : on se presse pour écouter ces musiciens d’un genre nouveau, dans les bars pour les zones urbaines, ou autour du poste radio dans les campagnes, qui diffuse leurs musiques jusque dans les villages les plus lointains.

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Capture d’écran issu de la vidéo KOPYKATS of PNG – Hoki Mai. Source : https://www.youtube.com/watch?v=sYkmGSVGLMs

       Les années 1970 marquent un tournant pour l’île : divisée en deux, la partie orientale de l’île obtient sa pleine indépendance en 1975, tandis que la Papouasie occidentale reste sous contrôle indonésien2, entraînant une grave crise politique et la fuite des populations. Parmi ces réfugiés, Henky Miratoneng Sumanti, Benny Betay, Agustinus  Romaropen, Jochie Pathipeilihiu, Amry Kahar, Stevie Mambor, Sandhy Betay, Marthy Messet, et David Rumagesan. Leurs noms ne vous parlent peut-être pas, mais ensemble, ils forment le groupe papou le plus célèbre des années 1970/1980 : les Black Brothers. Leurs répertoires multiple, allant du reggae au disco, influencent les musiciens mélanésiens bien au-delà de la Papouasie, et leur timing est parfait : le développement des studios d’enregistrement dans les années 1980 favorise la diffusion des « tubes » du groupe, qui circulent de mains en mains via cassettes audio.

        Ces chansons peuvent être jouées lors des disco, qui, à partir des années 1970, ont pris la place des premières patie, et remplissent le même rôle de sociabilisation à travers la musique et la danse, dans un six-to-six. Kirsty Gillepsie, anthropologue, note tout de même les difficultés auxquelles font face les musiciens Duna, dans les Hautes-Terres, pour jouer lors de ces disco : manque d’une source d’électricité stable, difficultés à trouver les instruments3… De plus, ces disco ne sont pas toujours bien vus par la communauté : ces nuits blanches entraînent une fatigue des participants, font venir beaucoup de monde des environs, déclenchent parfois des bagarres liées à la consommation d’alcool et peuvent entraîner des rapports sexuels hors-mariage, menaçant l’ordre même de la société.

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Capture d’écran issue de la vidéo Black Brothers Oh Sonya Original, source : https://www.youtube.com/watch?gl=SN&hl=fr&v=ow6AYSPH0oU

         Mais ce n’est pas tout : la riche décennie des années 1970 voit aussi la création du Creative Arts Centre, en 1977, une institution au-sein de laquelle les futurs musiciens peuvent se former dans différents domaines musicaux, des musiques traditionnelles papoues aux musiques classiques européennes, en passant par les musiques actuelles. Cet éclectisme pédagogique se ressent dans les compositions du groupe Sanguma, l’un des premiers à réaliser des tournées hors du Pacifique, actif de la fin des années 1970 au milieu des années 1980 et sorti de cette fameuse institution. Leur nom, que l’on peut traduire par « sorcellerie », évoque bien la magie avec laquelle le groupe a su habilement mêler les références occidentales aux musiques traditionnelles insulaires, citant pêle-mêle Carlos Santana ou le groupe de jazz-fusion américain Spyro Gyra dans ses influences. À l’heure de l’indépendance, Sanguma devient un acteur à part entière des recherches identitaires d’un jeune pays : si le groupe chante certaines chansons en anglais ou en tok-pisin, il choisit aussi des langues vernaculaires du pays pour ses paroles. Le groupe joue également sur scène en portant des ornements traditionnels de différentes régions de l’île, comme pour signifier l’unité d’un pays dans sa grande diversité.

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Le groupe Sanguma, dont vous pouvez écouter les morceaux sur YouTube : https://www.youtube.com/watch?v=jZGu8OxPFT4
Source de l’image : https://bibliolore.org/2018/12/13/sanguma-and-cultural-identity/

         Le développement du Festival des Arts du Pacifique, dont l’édition de 1980 se tient en Papouasie Nouvelle-Guinée, apparaît comme une aubaine pour cette jeune nation, impatiente d’exprimer pleinement sa nouvelle identité. Dans la décennie qui suit l’indépendance, de nombreuses chansons font de l’unité nationale un sujet central. À titre d’exemple, les paroles de « Radio Madang » par The Melanesian Bamboo Band sont très claires : « So kam yumi bung na rejois […]olsem na yumi mas kam bung na amamas wantaim », soit « Alors venez, unissons-nous et rejouissons-nous […] Pour cette raison, nous devons nous unir et célébrer tous ensemble ».

     Les musiciens sont nombreux à s’emparer pleinement des questionnements politiques de leur époque et à exprimer une grande fierté nationale à travers leurs textes : la 3cassette des B.B.Kings s’intitule « National Parliament », un titre qui parle de lui-même… Et qui sort en 1984, date de l’ouverture du Parlement National de Papouasie Nouvelle-Guinée. La même année, le groupe Langemak Band écrit une chanson intitulée « Yumi Man PNG », « Nous les Papouasiens ». Il y exprime à nouveau la notion de fierté pour cette nouvelle nation, et la volonté d’unité de tous, en citant différentes régions du pays, très éloignées les unes des autres et pourtant à présent unies : « Kerema, Sepik, Wanigela, Tolai na Buka ». Cet engagement politique s’étend plus loin que dans la revendication d’une nation : Tony Subam, du groupe précédemment évoqué Sanguma, écrit en 1986 une chanson engagée adressée à l’Indonésie, « Indonesia, Leave our people alone », en anglais et sur un air reggae, destinant définitivement sa chanson à la communauté internationale. Les Black Brothers, eux aussi, écrivent à l’Indonésie, avec l’un de leur plus grand hit, « No Gat Moni », dénonçant les conditions de vie en Papouasie Occidentale.

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Le groupe Black Sistaz, à l’occasion du concert pour les 42 ans de l’indépendance de la Papouasie Nouvelle-Guinée. Source : http://www.theblacksistaz.com/

      Ce lien fort de la musique aux revendications politiques en Papouasie est encore aujourd’hui d’actualité : l’un des leaders de la cause indépendantiste de Papouasie occidentale, Benny Wenda, est également connu en tant que musicien. Quant aux Black Brothers, leur influence persistera, semble-t-il, encore longtemps ! Le groupe Black Sistaz, composé des filles de Agustinus Romaropen, membre des Black Brothers, semble bien déterminé à poursuivre l’œuvre de ses aînés, mais c’est une affaire à suivre sur Casoar…

Camille Graindorge

Image à la une : couverture de l’album « Greatest Hits Vol.1 » des Black Brothers, source : https://open.spotify.com/album/3g0O6owvL7ewT6iHFekcnB

1 L’une des langues officielles de Papouasie Nouvelle-Guinée, reprenant des formules et du vocabulaire dérivés de l’anglais.

2 À ce sujet, consulter l’article de Soizic Le Cornec : https://casoar.org/2017/10/25/west-papua/

3 GILLESPIE, K., 2010. Steep Slopes : music and change in the highlands of Papua New Guinea. Canberra, ANU Press.

Bibliographie :

  • CROWDY, D., 2010. “Live music and living as a musician in Moresby” In GODDARD, M., (ed.). Villagers and the city: Melanesian experiences of Port Moresby, Papua New Guinea. Wantage, UK, Sean Kingston, pp. 137-157.
  • GILLESPIE, K., 2010. Steep Slopes : music and change in the highlands of Papua New Guinea. Canberra, ANU Press.
  • NILES, D., et WEBB, M., 1987. “Periods in Papua New Guinea music history” In Bikmaus : A journal of Papua New Guinea affairs, ideas and the art, vol. 7, no. 1, pp. 50-62.
  • WEBB, M., 1993. Lokal Musik, Lingua Franca Song and Identity in Papua New Guinea. Singapour, National Research Institute.

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