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Discussion à cœur ouvert avec Georges Petitjean, conservateur de la Fondation Opale et de la collection de Bérengère Primat

The Casoar team respectfully advises Aboriginal and Torres Strait Islanders people that this article includes images, works and names of deceased Indigenous people and may include images of artistic, cultural or intellectual property that may be of sensitive nature. 

Elsa Spigolon : Bonjour, Monsieur Petitjean ! C’est un plaisir de discuter avec vous pour CASOAR. En quelques mots, pourriez-vous présenter la Fondation Opale, ainsi que votre fonction actuelle au sein de l’institution ?

Georges Petitjean : La Fondation Opale est une fondation en Suisse qui a été fondée en 2018. Elle est assez récente, elle célèbrera d’ailleurs son 5ème anniversaire en décembre de cette année. La Fondation est en première instance dédiée à l’art contemporain aborigène. Elle a été fondée par Bérengère Primat, qui est une collectionneuse franco-suisse d’art aborigène. C’est sa collection qui est à la base de cette Fondation. Moi, je suis le conservateur de la collection de Bérengère Primat, et par extension le conservateur de la Fondation Opale.

E. S. : Combien de pièces y a-t-il dans la collection de Bérengère Primat ?

G. P. : À peu près 1 500 œuvres ; très récemment, un fonds pour la Fondation elle-même a été créé, et l’institution a commencé à avoir sa propre collection. Il y a deux ans, l’association des Amis de la Fondation Opale a commencé à contribuer pour permettre l’achat de nouvelles œuvres pour la collection. Les donations sont également à destination du fonds établi pour la Fondation Opale elle-même.

Vue de la Fondation Opale de Lens, en Suisse. Photographie © Fondation Opale

E. S. : Quel est votre parcours personnel ? Pourquoi l’Australie ?

G. P. : Concernant mon parcours personnel, je suis historien d’art. Je suis Bruxellois d’origine, j’ai commencé par faire trois ans à l’Ecole Saint-Luc (LUCA School of Arts) entre 1987 et 1990, où je me suis consacré au film et à la vidéo. Puis, j’ai entamé des études d’histoire de l’art à Bruxelles avec la Vrije Universiteit Brussel (VUB), la contrepartie néerlandophone de l’Université Libre de Belgique (ULB). Après quatre ans d’études j’obtenais ma maîtrise.
Après mes deux premières années à la VUB, je suis parti une première fois en Australie, en 1992, avec aucune intention d’y découvrir l’art des Aborigènes ; à vrai dire, c’était même le contraire, je cherchais à prendre du recul avec le monde de l’art en Europe, et je souhaitais simplement découvrir l’Australie à pied et découvrir la nature. À l’époque, je n’avais aucune connaissance sur le sujet de l’art aborigène. Je voulais me déconnecter, et avoir le moins à faire possible avec l’art. C’était aussi mon premier grand voyage en dehors de l’Europe. Je suis parti pendant les grandes vacances, à l’été 1992. Je n’avais rien organisé (rires), je n’avais pas d’hôtel, et comme c’était bien avant internet j’avais simplement vu une vidéo sur l’Australie que j’avais empruntée à la bibliothèque locale, et lu un ou deux livres, mais rien de plus. L’inconnu total, je ne savais pas à quoi m’attendre.

Vue du Cap Tribulation à Cairns, en Australie. Photographie © Australie Guide Backpackers

E. S. : Pendant ce premier voyage, avez-vous visité les communautés aborigènes ?

G. P. : Oui, ça s’est passé au cours de ce voyage là. J’ai fait un voyage d’un mois, qui a commencé à Sydney, puis j’ai parcouru la côte Est, avec Byron Bay, Brisbane, et je suis monté jusqu’à Cairns tout au Nord. De Cairns, j’ai pris l’avion jusqu’à Alice Springs, puis je suis allé d’Alice Springs jusqu’à Darwin, en faisant un périple de 14 jours en m’arrêtant à plusieurs lieux, comme le fameux rocher Uluru. C’est pendant ce voyage que j’ai rencontré pour la première fois des gens Aborigènes, et que j’ai commencé à voir de l’art aborigène, dans le Territoire du Nord. J’ai commencé à être initié à l’art Aborigène par le biais des peintures rupestres du Kakadu National Park. Bien sûr, j’étais allé dans le musée à Sydney, mais il n’y avait pas beaucoup d’art Aborigène. À Alice Springs, je ne connaissais pas encore les bonnes galeries, je voyais beaucoup de choses très touristiques, et mon tout premier sentiment avec l’art contemporain était que je n’étais pas totalement convaincu que c’était de l’art avec un grand A.

Jim Jim Falls, Kakadu National Park © Nigel Malone

E. S. : Vous aviez donc le sentiment premier que ces créations étaient plutôt dictées par le grand commerce ?

G. P. : Un peu, oui ! En fait, l’endroit où j’ai mieux découvert l’art aborigène c’était en retournant en Belgique, en 1993. Pour être plus précis, avant cela, pour un cours de peinture contemporaine dont le sujet était « le mythique dans la peinture contemporaine », je me suis immédiatement dit que je devais travailler sur l’art aborigène contemporain. Comme je n’avais pas de livres avec moi, je suis allé à l’ambassade australienne à Bruxelles qui, heureusement pour moi, avait une très belle collection de livres, et de très bons ouvrages d’ailleurs, que je n’avais pas vus en Australie. C’est dans ces livres que j’ai vu certaines peintures qui étaient époustouflantes, fantastiques, et où je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas que de l’art à destination du tourisme, que cela représentait une partie de la production mais pas seulement, et qu’il y avait de grands artistes dans l’art contemporain aborigène. Cette même année, je devais également choisir un sujet pour ma thèse (maîtrise), et j’ai choisi là encore d’écrire sur l’art aborigène.
À l’été 93, je suis allé pour la deuxième fois en Australie, et là, spécifiquement, c’était pour découvrir l’art aborigène. Là, j’ai visité tous les musées qui en conservaient, je suis allé à Alice Springs pendant deux semaines pour rencontrer des artistes aborigènes et pour parler avec eux, et j’ai eu à cette occasion l’immense plaisir de parler avec des gens qui avaient commencé à peindre avec le mouvement d’art contemporain de Papunya, qui en avaient été les tous premiers acteurs.

Honey Ant Dreaming streetscape, vue aérienne, Communauté de Papunya. Photographe : Max Stollznow, 1976. Média © ACCA, Australian Center for Contemporary Art

E. S. : Quelle chance ! Quel âge avaient ces personnes en 1993 ?

G. P. : En 1993, il y avait encore beaucoup de gens qui vivaient qui avaient participé à Papunya en 1971. Souvent, ils avaient la cinquantaine, la soixantaine, jusqu’à la septentaine…ces personnes devaient avoir entre 25 et 50 ans quand ils avaient commencé à peindre à Papunya, mais il y avait aussi d’autres personnes plus âgées.
Avec toutes ces informations, je suis retourné en Belgique, j’ai écrit ma thèse de maîtrise sur le sujet spécifiquement de la peinture contemporaine dans le désert occidental d’Australie.
Juste à ce moment, en 1993-1994, il y avait un intérêt grandissant en Europe pour l’art Aborigène contemporain, avec entre autres une très grande exposition intitulée Aratjara, Art of the First Australians, présentée notamment au Kunstammlung Nordrhein-Westfalen de Dusseldorf, qui par la suite est allée au Louisiana Museum à Humlebaek au Danemark et à la Hayward Gallery à Londres. Il y avait une ou deux galeries en Belgique qui montraient de l’art Aborigène, qui me demandaient aussi des présentations vers 1994-1995. En 1996, il y a aussi eu une grande exposition d’art Aborigène à Bruges au Site Oud Sint-Jan.

Alice Springs. Photographie © Evaneos

G.P. : En 1995, je suis retourné pour la troisième fois en Australie. J’ai visité pour la première fois Melbourne, et je suis retourné à Alice Springs. J’avais entre temps beaucoup lu, notamment les ouvrages de Geoffrey Bardon et de Wally Caruana. Là, ce qui m’a frappé, en retournant en galeries et aux centres d’art, je revoyais tous les grands artistes qui m’avaient fasciné, et malheureusement personne n’était intéressé par cela en Australie. Personne ne faisait de la recherche sur les grands peintres de Papunya. Ils étaient même chassés des galeries ! Il y avait peu ou pas d’intérêt académique, on pouvait compter les quelques livres qui existaient sur les doigts de la main pour ainsi dire. Cela m’a donné l’envie de passer plus de temps en Australie, de faire des recherches, de rencontrer les artistes pour parler du mouvement d’art à l’origine de la création contemporaine. Grâce à plusieurs coïncidences, j’ai rencontré des gens en poste à la La Trobe University de Melbourne, qui m’ont introduit auprès de certains professeurs et anthropologues. Armé de tout cela, je suis rentré en Belgique et j’ai commencé nettement à faire des recherches pour retourner aussi rapidement que possible en Australie, et y rester plus longtemps, plusieurs années. J’ai écrit à toutes les universités australiennes dans le but d’écrire ma thèse doctorale, et la réponse était à chaque fois la même : « C’est très intéressant, l’art Aborigène, mais on ne peut pas vous aider parce que l’art Aborigène n’est pas inclus dans le curriculum d’histoire de l’art. » Ce n’était pas perçu comme de l’histoire de l’art à proprement parler. Aucune université en Australie, au milieu des années 90, ne semblait percevoir l’art aborigène comme de l’art. J’avais deux universités, entre autres la National University of Australia à Canberra et la La Trobe University à Melbourne qui m’avaient dit que je pouvais intégrer leur cursus, avec bourse, mais que personne ne pourrait être mon promoteur en histoire de l’art, car ce n’était tout simplement pas un sujet. On m’a conseillé d’écrire ma thèse doctorale dans le département d’anthropologie et de sociologie. C’est finalement ce que j’ai fait à la La Trobe University, en n’étant pas sociologue ni anthropologue. Melbourne était une meilleure ville pour m’installer que Canberra, car il y avait davantage de galeries qui montraient de l’art Aborigène. Il y avait aussi les grandes maisons de vente aux enchères, comme Sotheby’s, qui commençaient tout juste à montrer de l’art Aborigène. Du coup, il a fallu que je trouve une tournure sociologique ou anthropologique à mon sujet d’histoire de l’art : j’ai décidé d’étudier le parcours des œuvres d’art contemporain aborigènes, depuis leur lieu de production dans le Désert Central jusqu’au moment où elles sont montrées sur les murs d’un espace d’exposition, en Belgique, ailleurs en Europe ou aux États-Unis. Ce qui m’intéressait, c’était le changement de contexte, le changement de regard que les gens portent sur l’œuvre, et comment il diffère du regard de l’artiste même. Mes promoteurs n’étaient pas spécialistes de l’art Aborigène : le plus proche de mon sujet était un spécialiste de la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Puis, quand il a été à la retraite, j’ai eu deux autres promoteurs, eux aussi d’éminents chercheurs : l’un d’entre eux était spécialiste des vases antiques grecs à figures rouges, et l’autre connaissait par cœur la mosaïque byzantine (rires). Ça en dit quelque chose sur l’Australie et la perception de l’art Aborigène. Ce n’est qu’en 1998 que pour la première fois, l’art Aborigène a été intégré aux cours d’histoire de l’art de certaines universités. C’est impensable aujourd’hui, mais cela a pris du temps !

E. S. : Depuis quand travaillez-vous pour la Fondation Opale ?

G. P. : Je travaille pour la Fondation Opale depuis le tout début, en 2018, mais je travaille pour la collection de Bérengère Primat depuis 2017. Cependant, cette collection a commencé beaucoup plus tôt, en 2005. Je connais Bérengère Primat depuis 2005 également.
Mes études en Australie ont repris pour mon doctorat donc. Je m’étais installé à Melbourne depuis février 1997, pour y rester jusqu’en novembre 2002. Je partageais mon temps entre ma ville et Alice Springs, d’où partaient des excursions qui me permettaient de rencontrer régulièrement des communautés Aborigènes qui vivaient à l’écart de cette ville. Entre 2002 et 2005, j’ai fait de nombreux allers-retours, et en septembre 2005 je suis devenu le conservateur du seul musée d’art Aborigène en Europe, qui était à Utrecht aux Pays-Bas. Ce musée a été fondé en 2001 et a dû fermer ses portes en 2017. J’y étais donc le conservateur durant presque 12 ans, jusqu’en juillet 2017. C’est dans ce contexte que j’ai rencontré Bérengère Primat. Nous avions une connaissance commune depuis la fin des années 90, également passionnée d’art Aborigène, et j’ai rencontré Bérengère Primat le même mois durant lequel j’ai été nommé conservateur à Utrecht. Par la suite, je lui ai demandé à plusieurs reprises des  œuvres de sa collection en prêt. Elle est venue à plusieurs vernissages au musée.
Vers la fin de mon rôle de conservateur au musée, en 2017 donc, Bérengère m’avait déjà contacté au sujet de sa collection, afin que je puisse la voir et que nous puissions envisager de faire une publication à son sujet. C’était notre tout premier projet.
Concernant la Fondation Opale en elle-même, Bérengère Primat habite à Crans-Montana, dans les Alpes en Suisse, et tout près était établie la Fondation Pierre Arnaud dédiée aux arts suisses et à leur valorisation, dans leur très beau et ambitieux bâtiment construit en 2013. Vers 2017, cette fondation a approché Bérengère Primat afin de savoir si une exposition de la collection d’art aborigène l’intéressait , ce qui était le cas. Au cours de la tenue de l’exposition, qui s’appelait Territoire du rêve, nous avons appris que des difficultés financières importantes mèneraient à la fermeture prochaine définitive de la Fondation Pierre Arnaud, et que cette exposition serait le dernière. La commune de Lens dans le Valais, par la suite, a approché Bérengère Primat pour lui proposer de reprendre ce bâtiment imposant, et c’est ainsi qu’est née la Fondation Opale. Elle a été ouverte très rapidement, afin de pouvoir faire profiter la Fondation de la haute saison d’hiver de décembre à Pâques. La toute première exposition a été réalisée en collaboration avec Yann Arthus Bertrand, pour son travail photographique. Les suivantes sont venues avec l’art aborigène. Depuis, la collection et la Fondation ne cessent de s’agrandir !

E. S. : Quelle est la nature de votre relation professionnelle avec Mme Primat ? Quel est son rôle exact dans le processus de sélection des artistes et des œuvres exposées ?

G. P. : Bérengère Primat est à la Présidence de la Fondation et de son conseil d’administration. Elle n’est pas seulement cela, elle est aussi très engagée personnellement et proactive dans l’art Aborigène. Notre relation professionnelle est aujourd’hui de longue date, et depuis le début, nous sommes dans une synergie commune qui est bien reflétée par le processus de sélection des artistes et des œuvres exposées. Le choix est fait ensemble, de façon équilibrée et organique, avec des échanges d’opinion entre nous. Bérengère Primat est très avide de connaissances sur le sujet de l’art aborigène, et nous discutons toujours à très haut niveau. Finalement, ce n’est pas tellement travailler pour elle que de travailler avec elle. Mon rôle, in fine, est de la conseiller dans ses choix.

E. S. : Choisissez-vous ensemble les thèmes d’exposition ?

G. P. : Souvent, mais cela dépend de cas en cas ! Certaines expositions existaient déjà sous une autre forme et nous les avons reprises et adaptées aux espaces de la Fondation. D’autres ont trouvé leur genèse dans une idée de Bérengère Primat, mais nous travaillons toujours de concert. Il n’y a pas vraiment de règle fixe concernant nos rôles respectifs. Cependant, bien évidemment, la Fondation Opale est le projet de Bérengère Primat, et dans ce sens, mon rôle est de l’aider là où je le peux, d’être un soutien avec mes connaissances et mon parcours.
La sélection des œuvres d’art suit également un processus très organique, la suggestion peut venir de moi ou d’elle. Par exemple, « Tu as vu cette œuvre ? Elle serait peut-être intéressante pour la collection… ».

E. S. : Êtes-vous souvent en symbiose sur vos propositions ?

G. P. : Heureusement oui ! Bérengère a un très bon œil. Enfin, si je dis ça on va croire que je m’auto-congratule (rires), mais elle est très éclairée et nos conversations communes sont toujours fascinantes. Nous avons souvent les mêmes idées et les mêmes vues. Elle reste néanmoins, évidemment, la décisionnaire finale et je la conseille.

Georges Petitjean et Bérengère Primat dans l’espace de la Fondation Opale, à Lens, à l’occasion de l’exposition Résonances, de juin 2020 à avril 2021. Photographie © Le Nouvelliste (https://www.lenouvelliste.ch)

E. S. : Quelles sont les expositions présentées actuellement à la Fondation Opale ?

G. P. : En ce moment se tient une grande exposition à la Fondation Opale, qui est intitulée Rêver dans le rêve des autres, jusqu’au 16 avril 2023. C’est une exposition qui intègre des œuvres de l’artiste français Yves Klein, et des œuvres de plusieurs artistes aborigènes. Nous avons aussi une exposition de plus petite taille, notre « special focus », dans laquelle nous présentons toujours l’œuvre d’un artiste en particulier. Cet espace nous sert à présenter en ce moment le travail d’Ulay, qui est le mari de Marina Abramovic. Il a longtemps vécu en Australie et a fait des photos de personnes Aborigènes dans le centre du pays. Pour Rêver dans le rêve des Autres, il y a trois commissaires d’exposition : Bérengère Primat, moi-même, et Philippe Siauve, qui a longtemps travaillé sur les archives d’Yves Klein et qui a retrouvé quelques dessins de l’artiste datant des années 50 où on peut voir qu’il s’est inspiré de l’art Aborigène qu’il a vu dans des livres.

E. S. : Est-ce cela qui est à la genèse de ce projet d’exposition ?

G. P. : En effet ! Nous connaissions déjà Philippe Siauve parce qu’il avait travaillé sur le catalogue de Territoire du rêve. Dans son travail d’archive, il avait repéré un dessin de kangourou de Klein, et j’avais par la suite contacté un ami spécialiste d’art Aborigène vivant en Australie, qui connaissait par bonheur ce dessin car il l’avait vu dans un livre des années 1920-1930 ! Puis un grand travail d’histoire de l’art s’est engagé avec plusieurs personnes et en collaboration avec les Archives Yves Klein, et c’est ainsi qu’est né ce projet.

Bérengère Primat, Georges Petitjean et Philippe Siauve dans l’espace de la Fondation Opale à l’occasion de l’exposition Rêver dans le rêve des autres, de décembre 2022 à avril 2023. Oeuvres : Pigment pur bleu et Pluie bleue d’Yves Klein. Photographie © Le Nouvelliste (https://www.lenouvelliste.ch)

E. S. : Les œuvres d’art Aborigène que vous choisissez pour vos expositions sont-elles de nouvelles œuvres ?

G. P. : Nous avons commissionné des œuvres pour un grand nombre de nos expositions. Pour celle en cours, un certain nombre d’œuvres viennent de la collection déjà constituée, mais il y a une grande œuvre sur neuf panneaux de Danie Mellor que j’avais vue à Melbourne et que nous avons achetée pour l’exposition, parce qu’elle dialoguait parfaitement avec le sujet de l’exposition. Nous profitons souvent d’heureuses coïncidences ! Les expositions et les œuvres qui y seront exposées arrivent, comme je l’ai dit précédemment, de façon assez organique. C’est la différence principale de l’équipe de la Fondation Opale avec le processus suivi par d’autres grandes institutions, qui préparent leurs expositions bien des années à l’avance d’années à l’avance.

E. S. : Une équipe restreinte donc, mais composée de personnes qui se connaissent très bien et qui aiment travailler ensemble !

G. P. : Absolument ! Ça a des avantages et des désavantages, parce qu’une fois que l’exposition doit se réaliser, c’est un immense travail à répartir entre quelques personnes.

E. S. : Votre œuvre favorite de l’exposition présentée en ce moment, en quelques mots ?

G. P. : Pour rester dans le domaine de l’art Aborigène et ne pas parler des  œuvres d’Yves Klein, et si je devais n’en retenir qu’une…je pense qu’il s’agit d’une  œuvre de Judy Watson intitulée shiver. L’artiste a des ancêtres aussi bien Aborigènes qu’anglo-saxons ; sa mère était Aborigène. Judy Watson était déjà, en tant qu’enfant et par le biais de sa grand-mère, confrontée aux histoires de massacres qui ont eu lieu dans le Queensland contre les Aborigènes. De nombreux massacres ont été perpétués pour pouvoir voler la terre aux Aborigènes afin de mettre du bétail dessus.

Judy Watson, shiver, 1993, oxyde sur calicot,
195 sur 102 cm. Œuvre issue de la collection de la Fondation Opale – Bérengère Primat. Photographie © Sotheby’s

E. S. : Pour rappel à nos lecteurs : les premiers contacts des Aborigènes avec le monde blanc sont parfois très violents et commencent au XVIIème siècle, avec le navigateur Willem Janszoon en 1606, puis avec le Hollandais Jan Carstensz, en 1623. Les Hollandais s’installent ensuite dans le port de Makassar, en Indonésie où un Rajah fut installé. Le port devint très important en faisant notamment commerce avec l’Europe et la Chine, par exemple pour l’exportation des holothuries (concombres de mer). À partir de cette époque et tout au courant des XVIIIème et XIXème siècles, les populations blanches d’origine anglo-saxonne se répandent à l’intérieur des terres australiennes, qui étaient jusqu’alors habitées par environ 300 000 Aborigènes, répartis en de nombreux groupes de petite taille parlant à peu près 600 langues. On constate une chute brutale et catastrophique de la population aborigène à partir de cette époque : l’Australie ayant été à tort déclarée de facto « terra nullius » (« terre vide ») par les colons, la terre était utilisée par la population nouvelle pour faire paître du bétail au détriment de la population aborigène, et a conduit à de terribles chasses à l’homme et à de violents combats entre les fermiers et les Aborigènes. Les enjeux étaient également dûs à l’importante quantité de métal et de minéraux précieux dans le sol australien, du diamant au zinc. Les droits civiques des Aborigènes ne furent reconnus qu’en 1967, date jusqu’à laquelle ils n’avaient pas le droit de circuler. En 1976, le droit à la propriété du sol des grandes communautés aborigènes situées dans le Nord du continent (par exemple en Terre d’Arnhem) fut enfin reconnu.

G. P. : C’est tout à fait cela ; il y a des histoires bien connues de cette époque, on sait qu’il y a eu des cas où des colons assassinaient les Aborigènes en mettant notamment de l’arsenic dans leurs points d’eau. Le dernier grand massacre en Australie a eu lieu en 1928. On en parle de plus en plus.

E. S. : Il y a aussi eu le phénomène des Stolen Generation ; les enfants Aborigènes de sang mixte étaient enlevés à leurs familles et placés dans les familles blanches afin de les intégrer à la population.

G. P. : L’idée commune de l’époque était que les Aborigènes étaient une culture fossilisée, qui allait disparaître au cours des décennies suivantes, et qu’il était nécessaire d’assimiler la civilisation aborigène avec la population blanche anglo-saxonne. L’une des stratégies était en effet de prendre les enfants de sang mixte à leur mère d’origine et de les placer dans des orphelinats qui étaient à très longue distance de leur lieu de naissance. Ils étaient ensuite rééduqués, avec des mécanismes de punition lorsqu’ils parlaient encore leur propre langue. Dans les années 1930, c’est allé encore plus loin : le discours était qu’à force de marier les Aborigènes avec des populations blanches, leur couleur de peau finirait par s’effacer.
L’ œuvre de Judy Watson présentée en ce moment à la Fondation Opale, shiver, est une toile de lin recouverte partiellement d’ocre rouge. Elle me fait penser au suaire de Turin ; c’est comme si cette toile avait enveloppé le corps de quelqu’un assassiné, dont le sang est assimilé dans l’œuvre à l’ocre. Elle dialogue très bien avec les Anthropométries de Yves Klein, avec un bleu très spécial, qui répond au rouge qui est associé chez les Aborigènes au sang des ancêtres.

E. S. : Avec quelles communautés ou art centres travaillez-vous ? Comment sont sélectionnés les artistes et les œuvres qui intègreront la collection permanente de la Fondation ?

G. P. : La collection présente des œuvres de l’Australie entière ; beaucoup d’artistes ont un héritage mixte, à l’image de Judy Watson. Les œuvres sont dans plusieurs médias : photographies, installations, peintures sur écorce, peinture à l’acrylique sur toile…dans plusieurs cas, comme c’est le cas pour les artistes occidentaux, les artistes sont représentés par des galeries que nous connaissons. Nous connaissons la plupart des artistes d’un point de vue personnel, mais nous passons quand même par les galeries, ou pour certains artistes par les centres d’art. Pour l’art aborigène, la provenance est très importante. Une provenance éthique permet de s’assurer que les artistes des communautés éloignées, non représentés par des galeries mais par des centres d’art, soient bien rémunérés. Les centres d’art sont souvent soutenus par le gouvernement, et les artistes en sont les actionnaires. La personne qui gère le centre, qui a souvent fait des études d’art, fait l’intermédiaire entre les artistes qui ne sont pas en contact avec le monde de l’art et les personnes qui souhaitent acquérir leur art, par exemple les galeries et d’autres encore. Ces artistes ne parlent en général pas très bien anglais, un intermédiaire qui s’assure de leur rémunération est donc très important. Un exemple de centre d’art serait le Buku-Larrnggay Mulka Centre à Yirrkala, en Terre d’Arnhem. Nous les visitons souvent.

E. S. : Quand retournerez-vous en Australie ?

G. P. : Oh, je viens d’en revenir ! Le rythme auquel nous y allons est au moins une fois par an, mais en 2018 par exemple nous y sommes allés trois fois.

E. S. : Pourriez-vous nous expliquer la genèse de l’exposition Before Time Began présentée au Musée Art & Histoire à Bruxelles ?

G. P. : L’exposition a ouvert en octobre 2021, et s’est tenue jusqu’en mai 2022. En grande partie, cette exposition a été présentée à la Fondation, mais pour le musée du Cinquantenaire à Bruxelles (Musée Art & Histoire) elle a été agrandie. J’avais choisi pour l’épilogue l’œuvre de Michael Cook, et pour l’entrée une introduction sur la culture matérielle et immatérielle, avec l’importance de gérer la terre. Commencer par une vidéo avec des extraits de journaux télévisés des incendies gigantesques qui ont fait des ravages en Australie à l’été 2019, était une façon d’introduire au grand public un aspect fondamental de la culture aborigène, notamment la gérance de la terre et le lien intrinsèque qui existe entre l’humain et le territoire. On a longtemps voulu croire que les Aborigènes n’avaient pas de culture. Cette manière de penser était bien sûr une bonne excuse pour prendre leurs terres, puisque l’idée véhiculée à tort était qu’ils n’en faisaient rien. Pourtant, les Aborigènes avaient une façon très sophistiquée de gérer la terre, afin d’éviter que ces grands feux se déclenchent de façon accidentelle ! Les Aborigènes provoquaient les feux et les contrôlaient, régénérant la terre par la même occasion. Les feux qu’on a vu récemment dans le Sud-Est de l’Australie, pas très loin de Sydney, c’est aussi la région où les premiers colons sont venus, donc la région la plus affectée par le colonialisme, et où l’absence des Aborigènes s’est fait le plus ressentir par rapport à leur gestion de la terre pendant 150 ans. Dans certains endroits, il paraît qu’il y avait jusqu’à un mètre, un mètre et demi de bois très sec qui ne demandait qu’à s’enflammer. Bien sûr, le climat joue aussi un rôle important. Notre idée était donc de provoquer un renversement brutal de ces idées selon lesquelles les Aborigènes ne géraient pas la terre. Cette introduction a été conçue spécialement pour le Cinquantenaire. La partie principale de l’exposition était d’ailleurs, en 2019 à la Fondation Opale, la première grande exposition d’art aborigène présentée après son ouverture en 2018 ! Étant bruxellois, plusieurs de mes amis et collègues travaillaient dans des musées belges et au Cinquantenaire, et nous avons pu organiser cette exposition en discutant avec eux. En tant que Belge, c’était quelque chose de très important pour moi.

E. S. : Votre œuvre favorite présentée dans cette exposition en quelques mots ?

G. P. : Mon œuvre favorite de cette exposition est Kulata Tjuta – Kupi kupi / Beaucoup de lances – Tourbillon de vent. Elle a d’ailleurs été commissionnée pour la Fondation en 2019.

Artistes du pays APY, Australie-Méridionale. Kulata Tjuta – Kupi kupi / Beaucoup de lances – Tourbillon de vent, 2019. Lances (1500) et objets en bois, photographies. Œuvre conservée dans la collection de la Fondation Opale – Bérengère Primat. Vue de l’exposition Before Time Began présentée au Musée Art & Histoire de Bruxelles, Belgique, entre octobre 2021 et mai 2022. Photographie © Elsa Spigolon

E. S. : Un mot de fin sur vos ambitions futures, au sein de la Fondation ou ailleurs ?

G. P. : Concernant la Fondation, Bérengère Primat est quelqu’un de très engagé, qui ne regarde pas sur le court terme mais sur le long terme. J’espère avec elle pouvoir encore continuer de nombreuses années et faire de belles expositions. Un nouveau bâtiment s’ouvrira en décembre 2023 à la Fondation, la faisant ainsi doubler en superficie. Ce bâtiment abritera des archives, une bibliothèque, un auditorium, afin d’en faire une véritable plateforme pour continuer de mettre en valeur la culture Aborigène, à la même hauteur que tout autre art au monde. C’est pour cela que l’exposition qui montre également l’art d’Yves Klein est très importante, pour que l’art Aborigène soit montré et perçu à valeur égale à tout autre art. L’exposition sera ouverte jusqu’au 16 avril !

Elsa Spigolon

Image à la une : Georges Petitjean et Bérengère Primat dans l’espace de la Fondation Opale, à Lens, à l’occasion de l’exposition Breath of Life – La vie n’est qu’un souffle, de juin 2021 à avril 2022. Photographie © Le Nouvelliste (https://www.lenouvelliste.ch)

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